La drogue racontée aux enfants

Il était une fois un pays où les gens qui fumaient de l’herbe et qui ingurgitaient des pilules pour découvrir la vraie couleur des éléphants étaient pourchassés et mis dans une cage peinte en gris qui perdait alors sa couleur (ça s’appelle dégrisement). Une malédiction lancée par une sorcière habillée en blouse blanche et un sorcier en uniforme bleu… marine, dont la formule magique était la suivante : « La drogue est un fléau pour la jeunesse.»

Eh oui, il existe encore des choses avec lesquelles on évite de déconner. La drogue, le sida, les chambres à gaz, la pédophilie… Vous voulez casser l’ambiance d’une soirée pétards où tout le monde la ramène avec les coffeeshops ? Dites simplement « crack babies » (les bébés nés sous crack) ou « crack mothers » (les mamans crackeuses), vous verrez que les partisans de la légalisation ne la ramèneront plus. C’est un fait, c’est connu, c’est évident, la drogue est un fléau pour la jeunesse.

La drogue, c’est qui ?

Étudions l’affaire en détail : qu’entend-on exactement par « jeunes » ? S’il s’agit des enfants de 0 à 12 ans, je crains que le dossier ne soit mince. Bien sûr, on trouve toujours le cas d’espèce de tel gamin de 11 ans qui sniffe de l’héro ou de la coke à la cité Youri Gagarine de Savigny-sur-Orge. Ok. Soyons sérieux. S’agit-il d’un phénomène de masse ? Non. La très grande majorité des enfants de 0 à 12 ans ne prend ni ne voit de drogues en France. Alors comment justifier l’hystérie de la plupart des gens qui proclament « la drogue est un fléau pour la jeunesse » ?

Il s’agit sans doute de la seconde tranche, celle des 13-18 ans. Ceux-là sont concernés sans l’ombre d’un doute. La moitié d’une classe de première a au moins testé le pétard, et le méchant dealer qui traîne à la sortie des écoles a toutes les chances d’être un enfant, voire votre enfant. Alors c’est dramatique… Enfin, c’est grave… Enfin, préoccupant. Qu’est-ce qu’ils deviennent ces pauvres gosses ?

La majorité d’entre eux vont devenir consommateurs récréatifs et s’arrêter d’eux-mêmes aux alentours de 30 ou 40 ans, époque où ils seront à leur tour parents et pourront entonner le refrain alarmiste sur les dangers de la drogue sur le mode « oui , mais de mon temps, ça n’avait rien à voir ». Certes, le phénomène est amplifié de génération en génération, ce qui au moins interroge sur les mérites de l’interdit qu’il faudrait, paraît-il, « maintenir ». Mais globalement, les 13-18 ans sont-ils à ce point menacés que le sujet suscite autant de mines graves, promptes à dégainer sur le thème « la drogue est un fléau pour la jeunesse » ?

Passons à la troisième tranche. Ceux qui ne sont pas récréatifs et/ou qui vont tester d’autres drogues entre 18 et 25 ans. En statistique pure, quand on parle des « drogués », ce sont eux. Les toxicos, c’est eux. Pas des seniors de 40 ou 50 ans, restés en vie grâce à la substitution puis installés dans la dépendance par les vertus de la médicalisation. La grande majorité des gens qui cherchent, prennent, achètent et vendent des drogues, appartient à cette classe d’âge. Ceux qui déboulent à pas d’heure, qui ne savent pas s’arrêter et finissent à quatre pattes pour retrouver des bonbonnes imaginaires sur le lino. Ceux qui tiennent les murs, vont en teuf, achètent sur Internet, crient, cassent, courent pour en avoir, plus, toujours plus. La drogue, c’est eux, ils aiment ça, ils en veulent pour bosser, pour baiser, pour danser, pour séduire, pour se battre, pour écouter de la musique, pour conduire, pour dire « j’existe ». Une frénésie qui se relativise avec l’âge. Alors, pourquoi répéter à longueur d’antenne que la drogue serait un fléau pour la jeunesse quand, pour eux, le fléau c’est « y a plus rien ! » ?

À ce stade, d’aucuns vont nous dire : « On vous voit arriver de loin avec vos gros sabots d’Asud, votre projet c’est open bar, base à tous les étages, puisqu’ils en veulent, il n’ y a qu’à leur en donner. » Grave erreur. Si nous proposons un dossier sur ce thème, c’est justement parce que les anciens jeunes que nous sommes considèrent que le discours entendu sur la drogue au moment de nos pics de consommation ne nous a ni aidés, ni même alertés, sur le vrai danger que constitue la dépendance. Et il ne s’agit pas d’une affirmation gratuite. Marcha Rozenbaum (voir p.20), dans Safety First, a trouvé une formule choc pour résumer notre malaise : « Just say no or say nothing at all » ! Dire non à la drogue ou ne rien dire du tout. Nous l’avons souvent écrit, la logorrhée antidrogue est une tautologie qui ne convainc que les jeunes (de plus en plus rares) qui, pour des raisons psychosociales, ne transgresseront jamais l’interdit. Pour tous les autres, c’est le chiffon rouge.

Une prévention très primaire

Prévention primaire, la bien nommée

En langage médicosocial, la prévention primaire consiste à mettre en place des actions qui dissuadent les non-consommateurs de franchir le pas. Elle se distingue de la prévention secondaire qui vise à accompagner des usagers confirmés en leur fournissant des outils conceptuels et matériels pour garder la tête hors de l’eau. Cette savante distinction est destinée à traduire la politique de réduction des risques dans un langage politiquement correct. Or, elle marche sur la tête. Cette doxa enracinée dans la prévention des épidémies reste cohérente avec le mythe de « la drogue, fléau de la jeunesse ». Hélas, qui aurait précisément besoin de conseils de consommation à moindres risques ? Les apprentis, justement, ceux qui n’ont pas encore franchi le pas ou qui sont sur le point de le franchir. À l’inverse, qui s’intéresse naturellement à une baisse puis un arrêt progressif de ses consommations ? Les usagers de 30 ou 40 ans. On ne peut s’empêcher de penser que la prévention secondaire, réservée aux « toxicos » confirmés (es malades chroniques récidivants du DSM V), est un alibi social qui masque une grande hypocrisie. Les autres, les jeunes, partie encore saine de la population, doivent être préservés à tout prix du virus de la drogue. On marche sur la tête.

La stratégie de prévention primaire (voir encadré), celle qui consiste à vouloir empêcher ou même retarder les consommations, et notamment celles de cannabis, est un échec retentissant. Pourquoi ? Parce qu’elle est assise sur ce dogme du fléau de la jeunesse qui n’a jamais pris soin de consulter les premiers intéressés. Qu’est-ce que la culture rock sinon une histoire de jeunes, de musique… et de drogues ? Tout le quiproquo vient de l’impossibilité d’intégrer l’usage de psychotropes dans sa dimension culturelle, comme phénomène sociétal délibérément et même rationnellement choisi (comme le dit Carl Hart, voir p.4) par la jeunesse. Plutôt que de focaliser sur l’hypothétique future dépendance de nos enfants, aidons-les à rester usagers récréatifs, mais cela suppose de quitter le registre de l’interdit (ça, c’est Alain Roy qui en parle p.21). Nul ne doute de l’opportunité des conseils de prudence quand on commence un cursus d’usager de drogues. Nul ne doute que les jeunes soient les plus à même de modifier leurs habitudes dès lors qu’ils créditent les donneurs de conseils d’une véritable empathie pour des objectifs qui ne coïncident que rarement avec l’arrêt de la consommation. Du reste, les conseils les plus suivis sont ceux donnés par d’autres jeunes, en général consommateurs eux-mêmes. Les bons comme les mauvais conseils.

Guerre à la drogue & guerre à la jeunesse

Et si finalement toute cette affaire n’était que l’un des nombreux subterfuges mis en place par les croisés de la guerre à la drogue ? Comme pour les minorités visibles (C’est Michelle Alexander qui dénonce ça), la guerre à la drogue est l’instrument idoine pour contrôler, réprimer, voire stigmatiser, un certain type de population. Alors malgré le jeunisme officiel, peut-être que nous détestons les jeunes et que l’une des fonctions de l’interdiction de consommer des drogues est de leur faire la guerre. Ce fut vrai dès les années 70, c’est toujours vrai dans les teknivals ou dans les cités. Du hippie aux racailles de banlieue, le policier a depuis quarante ans un portrait-robot du délinquant que l’on peut arrêter et fouiller au corps pour présomption d’usage ou de vente. Cette cible, étrangement, a toujours eu le visage de la jeunesse.

« La drogue, fléau de la jeunesse » est donc bien ce conte pour enfants raconté aux grandes personnes qui s’abritent derrière lui pour poursuivre leurs objectifs de grandes personnes : punir, réprimer et brutaliser sous prétexte de morale ou d’hygiène. Le concept de jeunesse est une invention relativement récente qui est, depuis, l’obsession de ceux qui veulent faire votre bien malgré vous, qu’ils soient en blouse grise, en blouse blanche ou en uniforme bleu.

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