Las Barranquillas, supermarché des drogues version ibérique

En matière de drogue aussi, l’Europe a du mal à réaliser son unité. Influencé tant par sa culture que par ses lois ou son régime social, chaque pays continue de mener sa barque.

Après la movida des années 1980-1990, l’Espagne a vu se développer des sortes de « supermarchés de la dope » équivalents aux grands squats parisiens, mais en beaucoup plus grand. Des scènes ouvertes qui prouvent – in vivo – que, sans véritable éducation à la santé et programmes de réduction des risques, le libre accès au produit favorise surtout les dealers qui, comme toujours, font leur beurre sur le dos des usagers.

Aujourd’hui, la voiture de la copine qui me conduit à ce bidonville gitan du sud de Madrid n’a rien à voir avec celles que j’avais l’habitude de prendre pour y aller il y a quelque temps. À l’époque, je m’y rendais avec des cundas, des « taxis de la drogue » comme diraient les médias, qui, pour 4 euros et une pointe de dope par tête, trimbalent 3 à 4 personnes du centre-ville jusqu’à la porte de la baraque où tu vas faire tes « courses », te laissent consommer dans la caisse – sauf te fixer – et te ramènent à la case départ. En général, la caisse est dans un sale état, tout comme son conducteur : vitres éclatées, papiers pas toujours en règle, hygiène des plus précaires…

Jungle organisée

Notre voiture quitte la route principale et en emprunte une autre plus petite mais en bon état jusqu’à la fourrière. Après, c’est une autre histoire, plus rien à voir ou plutôt tout ! Les yeux du néophyte s’écarquillent devant le spectacle qui s’offre à lui. Un ensemble de 80 baraques – Aujourd’hui, ce bled est en perte de vitesse au profit d’un autre, El Salobral. La pression policière, les grands travaux ont eu raison de lui, mais de 2001 à 2003, il a compté jusqu’à 300 baraques ! – , faites de matos de récup et de tôles ondulées, s’étendant de part et d’autre d’une piste boueuse ou poussiéreuse suivant la saison, pleine de trous, que des centaines d’UD parcourent à pied ou en caisse. Cela fourmille toujours : depuis le tox version BD d’Asud-Journal jusqu’au cadre dynamique (surtout après sa prise de coke !). À sa belle époque, ce bidonville, ou plutôt devrais-je dire cet hypermarché ouvert 24 h/24, recevait la visite de 4 000 personnes par jour et quelque 13 000 UD venaient s’y approvisionner (Selon El País du 16/04/2001).

Toute cette faune se croise, s’effleure, s’engueule, se parle parfois ou, le plus souvent, s’ignore. La vision est dantesque. Tu croises des zombis qui, le regard vide, te lancent un : « shuta-tranki-plata » (shooteuse-trankimazim-papier d’alu), mais cette jungle est bien plus structurée et organisée qu’il n’y paraît au premier abord. Une foule de petits métiers essaye d’y survivre : les cunderos qui t’emmènent en caisse, ceux qui vendent pour 0,50 euros une shooteuse ou l’alu que les bus de Médecins du monde ou d’Universida (groupe de RdR) leur ont échangé contre une poignée d’arbalètes ramassées par terre ou qu’ils sont allés prendre à la Narcosala (salle d’injection et de soins, cantine avec 3 repas chaud par jour, et dortoir) qui est à l’autre bout du bled, les guetteurs avec leur talkie-walkie à l’entrée du bidonville qui avertissent leur patron de l’arrivée des flics (police nationale, municipale et brigade des stups) dont ils connaissent toutes les voitures même banalisées, puis les machacas qui montent la garde devant la baraque même et qui utilisent un code pour le collègue qui ouvre et ferme la grosse porte en fer : uno (1) – tout beigne –, dos (2) – keufs en tenue –, tres (3) – civils-stups –.

Micra, machacas & chapas

Derrière la lourde, un long couloir sordide éclairé par une ampoule blafarde qui mène à un mur intérieur troué par une fenêtre grillagée derrière laquelle une femme, généralement une gitane (souvent la meuf du patron), te sert quand c’est ton tour et qui prend la commande : une micra (1/10 de gramme pour 5 euros) de cruda (coke non cuisinée), de caballo (héro) ou de base, ou 2 micras, ou ce que tu veux. La gitane, protégée par des barreaux prend ton fric, pèse devant toi, te donne ta micra, et au suivant !

Car il faut bien le dire, même si ce n’est pas politiquement correct, les gitans tiennent à Madrid et dans la plupart des grandes villes d’Espagne le marché au détail de la coke et de l’héro : Quartier Rusafa à Valence, Las Tres Mil viviendas à Séville, quartier de San Francisco à Bilbao… (El País du 15/05/2003). Et ce n’est pas tout : les mecs s’occupent de rentrer la dope dans le bidonville et d’assurer le service d’ordre, mais la vente est faite par leur meuf. Quand il y a une descente, ce qui est rare, ce sont les femmes qui se font embarquées et il n’est donc pas étonnant qu’elles constituent en taule 70 % des détenues alors que cette communauté ne représente que 0,3 % de la population (La population gitane espagnole et portugaise représente environ 100 000 personnes.). Plus grave encore, les fameux machacas ne sont que de pauvres hères, des non-gitans pratiquement réduits en esclavage, souvent battus à la moindre faute, qui servent leur patron avec une servilité qui ne s’explique que par leur niveau d’intoxication et qui ne touchent que quelques micras pour leur travail et leur docilité.

Au dehors, la salle d’injection étant trop loin, des mecs et des nanas se fixent par terre car le manque ou tout simplement l’envie les presse. D’autres vont se réfugier dans un taudis en ruine pour chasser le dragon à l’abri du vent, et tout cela sous le regard impassible des patrouilles de flics qui, jour et nuit, vont et viennent à 2 par voiture, parfois s’arrêtent à la hauteur d’une caisse pour demander au conducteur de leur montrer les clefs et de démarrer le véhicule avec celles-ci au premier coup de préférence (preuve indéniable que la voiture n’est pas piquée), puis repartent. D’autres fois, surtout la nuit, le contrôle est plus sévère : identité des occupants, papiers du véhicule, fouille de celui-ci, appel au central afin de voir si personne n’est recherché… Mais il n’est pas question, ou très rarement, de savoir si tu as de la drogue et combien ! En général, la division du travail des flics se fait de la façon suivante : ceux en uniforme s’occupent des consommateurs (avis de recherche…) et du maintien de l’ordre, les civils se chargent du trafic, donc des gitans. Ces derniers ne craignent d’ailleurs que les chapas (les civils qui te montrent leur plaque pour s’identifier), bien qu’il me soit arrivé sous le gouvernement de droite de me faire mettre par les stups un PV de 450 euros pour 2 micras de cc ! À deux pas d’une baraque où cela dealait sérieux, ils n’ont pas peur du ridicule !

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