The Chase : rien ne vient…

Rien ne vient… Angoisse de la page blanche? Pas exactement, même si je cherche mes mots. Non, qu’ils manquent à l’appel, des mots j’en ai justement à la pelle… C’est une ébullition continue confondante dans mon cerveau confondant confondu… Et comme il y a beaucoup à dire et même à redire, au diable la raie théorique, je zigue et zague, le cœur bien accroché ( il n’y a plus que lui pour l’être) on y va…
Ce qui me ramène une fois de plus à mes pérégrinations mensuelles chez mon pharmacien (source d’inspiration intarissable, isn’it?). C’était l’autre samedi en pleine période des soldes : brosses à dents, crèmes lotion capilaire, dermique s’étalaient en devanture accompagnés de remises exceptionnelles de 30 et même 40%.
– Pas de promo sur le néocodion ? ai-je demandé, sourire connivent, 3 boites de néo pour le prix de 2, ça ferait la blague non?
– Allons, allons, monsieur Dufaud les soldes c’est uniquement sur la parapharmacie me rétorque une gentille laborantine plus sérieuse qu’un pape démissionnaire.
– J’imagine du coup que le subutex en vente au rayon parapharmacie c’est un peu prématuré ?
Elle sourit vaguement gênée.
–  Vous savez nous n’avons que 4 usagers du subutex, uniquement des clients… des clients qu’on connaît, précise -t-elle à toute fin inutile.
– Et pour les autres ?
– On a eu tellement de problèmes… Trop. Alors on leur dit qu’on ne délivre pas de subutex.
Le masque tombe. De haut… c’est l’époque qui veut ça.
Et d’ailleurs en parlant d’époque, s’il y a bien un magazine qui y évolue comme un poisson dans l’eau – j’avais prévenu, je digresse – c’est le très acclimaté Valeurs Actuelles reflet fidèle de celles du moment et du vide sidéral et sidérant qui les caractérisent. Dans un long papier daté de …2013 l’hebdo « révélait le scandale » de ces associations de toxicos organisant sans vergogne la promotion de la drogue grâce aux deniers des subventions publiques. Je resitue à grands traits là, pour les détails de cette sale histoire reportez vous à la réponse cinglante et parfaitement argumentée d’Asud.  Mais, je vous laisse imaginer le cran du journaliste, le courage de sa rédaction, pour oser se dresser comme ça contre le Lobby des addicts sans craindre que celui-ci ne lui tombe sur le râble. Même pas peur ! Si c’est pas héroïsche ça, comme s’écria à la fin du 19ème le chimiste allemand ayant synthétisé un nouveau produit miracle pour lutter contre l’addiction à la morphine : l’héroïne.
En même temps le jeu en vaut la chandelle :  » Harro sur les toxicos, leurs assos profiteuses ! « , c’est pain béni dans un contexte sensible de justice sociale introuvable. Forcément, ça interpelle et tant pis si c’est gratuit, délibérément nuisible et mensonger. Dans un climat médiatique largement propice aux dénonciations de toutes sortes, aux révélations d’abus, à l’exhumation de scandales, VA ne voulait pas être en rade : « un cavalier surgit hors de la nuit, court vers l’aventure au galop, son nom il le signe à la pointe du stylo d’un VA qui veut dire Valeurs Actuelles »… Plus chasseur de prime que justicier sur ce coup! Car, il y a d’emblée dans cette façon de désigner quelques indignes, de pointer du doigt les profiteurs patentés, et de les livrer en pâture à la vindicte populaire revancharde (soudain assimilée à une sagesse courroucée), quelque chose de nauséabond – au moment de la déferlante autour de « l’évasion » de Depardieu, un hebdo tv saluait en couverture Michael Young et José Garcia élevés eux au rang « de bons français ».
Alors Asud/ Depardieu même arnaque? Même salauderie ? En réalité, tout ça fleure bon la délation genre où le bon peuple a par ailleurs souvent excellé.
C’est quand même pas très glorieux de jouer les preux chevaliers blancs en enfonçant des portes ouvertes…Et tout aussi gonflé, voire perfide, de feindre se poser un tas de questions en omettant soigneusement d’aligner les bonnes. A commencer par se demander quel peut bien être en fin de compte l’intérêt de l’état à subventionner de telles structures. Ca c’était un sujet. Financement et contrôle, l’histoire du collier et de la longueur de la laisse, là, il y avait peut-être un truc à creuser (tant et si bien qu’il fait débat au sein même d’Asud depuis longtemps – comme quoi la dope n’anéantit pas tout esprit d’autocritique, n’en déplaise aux donneurs de leçons (/) d’ordre).
Deuxio, si le dossier de VA se répand sur plusieurs pages, on cherche encore ce qui l’étaye sur un plan journalistique. Passons sur la plus élémentaire déontologie qui aurait consisté à donner un droit de réponse aux responsables d’Asud (et en l’occurrence la possibilité de réfuter, documents à l’appui, par exemple, des chiffres fantaisistes). Non, je parle ici de l’un des fondements du journalisme, sa raison d’être comme disait l’autre, à savoir l’investigation… Je parle d’aller sur le terrain, incognito ou non, d’y enquêter, de recueillir des témoignages, même en douce, de les vérifier etc… Bref, de faire du journalisme. Tout simplement. Or, ni l’auteur du papier, ni sa rédaction, n’ont jugé utile, ou nécessaire, de mener la moindre enquête de ce type. Étonnant, non ?
Pas tant que ça finalement. En tout cas, pas de la part de personnages qui revendiquent le droit et l’usage de la désinformation comme une arme selon cette idée qu’une contre-vérité balancée sur le net et reprise via une tripotée de liens complices se transforme par le simple jeu mécanique de sa multiplication en une « information » difficile à contrer. Une stratégie globalement assumée. Ce genre de pandémie virtuelle fait des ravages. Moins que la drogue vous répondront ces nouveaux croisés, bouffis de certitudes, subordonnant la Vérité à des enjeux décrétés supérieurs par eux seuls : leur croisade vaut bien quelques petits arrangements avec la vérité. Inutile d’épiloguer philosophiquement sur cette surprenante hiérarchie, il suffit de dire que si, fantasmes, mensonges et peurs ne polluaient pas depuis un siècle le sujet on n’en serait peut-être pas là. Faillite coupable! On en revient encore et toujours à ce chronique -tragique- déficit d’information au profit d’un sensationnalisme, misérabilisme et moralisme plus accrocheur mais perpétuant une ignorance crasse nocive. La médiocre offensive lancée par VA loin d’y déroger, loin de nous éclairer sur quoi que ce soit, s’inscrit exactement dans ce processus pervers. La Chasse a des allures de piètre battue. C’est bien beau de traquer le gibier, mais tout bon braconnier vous le dira, quitte à lever un lièvre autant qu’il ait pas la myxomatose…
Un savoureux Last but not least, pour finir : toute la démonstration de VA s’appuie pour large part sur le dossier spécial du magazine numéro 50 d’Asud répertoriant et décrivant les effets de 50 substances stupéfiantes (VA reproduit de nombreux extraits des textes). C’est LA pièce à conviction majeure, l’argument central doublement frelaté du réquisitoire. Or, superbe ironie suprême, que ne constate-t-on pas, Valeurs Actuelles use du même procédé que celui qu’il dénonce. Chaque semaine l’hebdo de l’économie consacre plusieurs pages aux meilleurs produits présents sur le marché de l’actionnariat, vous recommande les placements les plus rentables, les stock options les plus juteux, les taux d’intérêts les plus profitables. On en soupèse les risques, on vous renseigne même sur leurs effets à court et moyen terme, on vous donne les ficelles pour « pécho », bref, on vous aiguille, parce que l’argent c’est comme le reste faut pas l’injecter n’importe comment et n’importe où ! Je pourrais décliner à loisir l’analogie. Sauf qu’ici, c’est le règne du dieu Mâmon. Et ce monothéisme là, de mon point de vue, bah, ce n’est rien d’autre que de la mauvaise Foi !
Après tout à chacun ses valeurs plus ou moins actuelles/inactuelles. Il y a pourtant des jours où tout ça se délite. Inutile de demander à ces gens-là d’y comprendre quelque chose. Ils y échappent autant que ça leur échappe. Bien trop acclimatés pour le moindre frisson d’effroi. Il y a des jours pourtant où ayant atteint le point limite, on bascule vers celui de non retour.  Il y a des « jours redoutables » pareils à ceux de la tradition juive. On souhaiterait pouvoir en rayer un ou deux du calendrier, les balancer par-dessus bord et pour de bon : moi, je flinguerai le jeudi 28 février, mieux, je le passerai au napalm vite fait, qu’il aille brûler en enfer, je le transformerai en tout petit Vietnam, je le réduirai en cendres pour éviter les larmes. Hélas, je n’ai pas ce pouvoir-là. J’ai rien pu faire. Depuis, le monde me semble encore plus sale.
« wake up this morning everything is in place 
everything seems allright 
but you’re missing missing » (bruce springsteen)

Dubstep/kétamine : beaucoup de coïncidence…

L’essor de la kétamine et celui du dubstep ne seraient pas liés ? C’est ce que se tuent à répéter Dj’s et forumeurs. Avec ses ralentissements de fréquence et ses lourdes basses, le dubstep ressemble pourtant à s’y méprendre à une illustration sonore des effets de la kétamine. Berceau du dubstep, l’underground londonien du début des années 2000 est aussi l’un des premiers lieux de consommation de kétamine. Une coïncidence d’autant plus troublante qu’au même moment à l’autre bout de l’Occident, la vague du Dirty South popularise la consommation d’un autre downer : la codéine…

Vous avez sûrement déjà entendu parler du dubstep, ce style de musique électronique qui tient le haut de l’affiche depuis environ cinq ans.

ASUD52_Bdf_Page_30_Image_0003Comme c’est souvent le cas dans notre société où l’industrie musicale se nourrit des émanations de l’underground pour produire des effets de mode commercialement rentables (jette tes disques de plus de 3 ans et rachètes‑en des nouveaux si tu veux être à la page), ce pauvre dubstep sera passé d’un sous‑genre obscur au top de la hype en moins de temps qu’il n’en faut à un producteur de major pour s’enfiler une ligne de coke. Et conformément au schéma habituel, il se dirige aujourd’hui vers les abîmes de ringardise1 qui attendent chaque courant musical passé par la moulinette à pognon…

Enfin, heureusement les musiques électroniques se renouvellent à une vitesse que même des producteurs dopés peinent à suivre et le dubstep est loin d’avoir dit son dernier mot. Je vous passe les dizaines de déclinaisons auxquelles il a donné naissance pour vous mener directement à celle qui nous intéresse : le Dubstep and Screw, un hybride de dubstep et de Chopped and Screwed, vous vous rappelez ? Ce style de hip-hop ralenti et saccadé généralement écouté le cerveau embrumé de codéine (Lire Hip-hop, le sirop de la rue dans ASUD journal n°51). Eh bien des Canadiens ont eu l’idée de reproduire la technique sur des morceaux de dubstep pour un résultat… stupéfiant !

ASUD52_Bdf_Page_31_Image_0006Des liens troublants

On verra si ce style perdurera mais, bien qu’ils soient nés à des milliers de km de distance, la convergence du dubstep et du Chopped and Screwed semblait inévitable : deux courants succédant à des bass‑musics aux rythmes très rapides (la Miami Bass et la Drum’n’Bass) dont ils prennent les codes à contre‑courant en ralentissant et déstructurant les rythmes.

Autre point commun : deux styles de dance music fortement liés à des consommations de produits pas vraiment habituels dans le cadre festif puisqu’il s’agit de downers : la kétamine et la codéine. Enfin, si le lien entre Chopped and Screwed et conso de sizzurp est bien établi, les choses sont moins claires pour le dubstep et la kéta… La polémique est lancée fin 2009 par le célèbre S. Reynolds qui explique dans un article publié par le Guardian que c’est désormais la kétamine qui dirige la club-culture londonienne et que l’essor du dubstep (dont l’écoute est réputée se marier parfaitement avec les effets de la poudre à poneys) en est le signe. Sauf que les musiciens de dubstep refusent l’analyse et qu’une partie du public déjà excédée par le comportement des K‑Heads se braque contre l’article. Il faut dire qu’avec leurs défauts de synchronisation des mouvements et leur incapacité à s’exprimer, les kétaminés ne renvoient pas toujours une image très positive du mouvement. À tel point que chez certains disquaires londoniens, on peut trouver des T‑shirts « Dubstep Against Ketamine » et que le sujet « la kétamine va ruiner le dubstep » comporte plus de 400 réponses sur le forum de référence, dubstepforum.

ASUD52_Bdf_Page_31_Image_0005La rencontre musique/produit

Ici encore on peut faire le parallèle avec le Chopped and Screwed dont le père fondateur DJ Screw (chéper notoire décédé d’une OD d’opiacés et d’amphets en 2001) s’était toujours défendu d’avoir inventé ce style sous l’effet du sizzurp… Laissons à ces musiciens désireux de ne pas voir leur créativité entachée du recours à des psychotropes le bénéfice du doute, mais remarquons tout de même qu’il arrive qu’un produit rencontre un style de musique (reggae/cannabis, punk/amphets-alcool, techno‑house/ecstasy…) et que l’essor de la kétamine coïncide étrangement avec celui du dubstep puisque tous deux prennent naissance dans les squats‑parties londoniennes du début des années 2000.

Et au lieu de nous arracher les cheveux à déterminer si le public consomme de la kétamine parce que les DJ’s jouent du dubstep ou l’inverse, méditons les sages paroles de S. Reynolds : « Il est clair que certaines drogues deviennent des « It Drugs ». Leurs effets donnent le ton d’une époque, affectant même des gens qui n’ont jamais consommé la substance en question […] Pas uniquement via la musique mais aussi via les pochettes d’album, les posters, les looks, etc. Le LSD a par exemple affecté beaucoup plus de gens dans les sixties que ceux qui prenaient réellement de l’acide. »

ASUD52_Bdf_Page_30_Image_0002Si pour Reynolds, la kétamine est clairement devenue la « It Drug » de notre époque, que dirait‑il de la codéine dont l’ambassadeur Lil Wayne croule sous les récompenses musicales, dont le style de musique associé – le Chopped and Screwed – influence jusqu’à des groupes de métal2 et dont on retrouve l’imagerie (notamment la couleur violette du sizzurp) dans un nombre incalculable de clips ? Quoiqu’il en soit, la montée en puissance simultanée de deux styles musicaux associés à des consommations de downers est troublante : après une longue période de gloire des stimulants, il est bien possible que les downers se hissent à la place de It Drugs mondiales !

1À ce sujet, Justin Bieber a annoncé un prochain album dubstep

2Le groupe Korn a sorti un album remixé Chopped and Screwed

ASUD Journal N°52 : génétique, races… Le dossier qui « gènes »

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Addict aux gènes : l’interview du Dr Vorspan

Asud : Peut-on parler de révolution à propos de la neurobiologie associée à la génétique dans le champ de l’addictologie. Et si oui, pourquoi ?

Florence Vorspan : À mon sens, on ne peut pas parler de révolution mais d’évolution. La physiopathologie (les mécanismes du cerveau, ndlr) des addictions étant largement inconnue, les psychiatres et les addictologues sont toujours à la recherche de biomarqueurs (des trucs vus au microscope, ndlr) mesurables des maladies psychiatriques et des addictions… Or, il est maintenant bien démontré que la fréquence de certaines variations génétiques, positives ou négatives, varie en fonction de l’origine ethnique (voir encadré)…

À l’aune de ces découvertes, que penser de nos réglementations qui interdisent de mentionner les groupes ethniques, et notamment les dénominations triviales de type « Blanc », « Noir », « Jaune » ?

Il est certain que pour interpréter les recherches en termes d’association (la présence d’une variation génétique est-elle plus fréquente chez des sujets porteurs d’une maladie ou ayant une réponse particulière à un traitement ? – Vous suivez ? Dans le cas qui nous intéresse, la maladie en question pourrait être la consommation de coke, ndlr), et sachant que la distribution de ces variations génétiques diffère en fonction de l’origine ethnique, il paraît utile que les chercheurs puissent connaître l’origine ethnique ou géographique des personnes qui participent à ces recherches. Si demain, une variation génétique se confirme comme étant intéressante à rechercher pour le diagnostic ou le suivi d’une maladie (ou d’une consommation de drogue, ndlr) mais qu’on sait qu’elle est extrêmement rare dans certains groupe ethniques, il me paraîtrait logique que les médecins qui suivent les patients puissent leur demander leur origine ethnique afin de déterminer l’utilité de la réalisation d’un tel dosage en période d’économies de santé. Ces informations devraient bien sûr rester confidentielles et ne servir que dans le cadre de la recherche et des soins.

ASUD52_Bdf_Page_20_Image_0001Les progrès de la génétique en matière d’addiction relancent-ils la voie des « vaccins antidrogues », une piste jusqu’ici très décevante ?

Pas particulièrement… Dans l’idéal, les progrès de la génétique devraient permettre de déboucher sur une médecine personnalisée incluant toutes les thérapeutiques. En déterminant vos caractéristiques génétiques concernant plusieurs gènes, votre médecin devrait pouvoir prédire à quel risque de maladie vous êtes particulièrement exposé, mais aussi si vous serez répondeur ou non à un traitement (médicamenteux, mais pas uniquement) ou si vous êtes plus à risque de présenter un effet secondaire à tel ou tel type de traitement (médicamenteux, mais éventuellement chirurgical par exemple – et donc à telle ou telle drogue, ndlr).

Dans le même ordre d’idée, la sensibilité particulière de tel ou tel groupe ethnique à telle ou telle molécule peut-elle fon- der un nouveau discours de R dR qui tiendrait compte de ces facteurs dans les conseils de consommation ?

Absolument. Si demain, il est démontré qu’une particularité génétique est associée à une complication particulière de l’usage de drogue (par exemple : vous êtes plus à risque de présenter un effet parano sévère ou persistant sous cocaïne quand vous êtes porteur d’un polymorphisme génétique déterminant qu’une enzyme de dégradation de la dopamine cérébrale est moins efficace), on pourra proposer un dépistage de la présence de ce facteur génétique par une prise de sang ou un recueil de salive. Le discours de RdR à donner aux porteurs de ce gène serait : « Pour vous, la cocaïne c’est zéro, vous êtes plus à risque que les autres de déve- lopper cette complication. » Si cette particularité génétique est par ailleurs plus fréquente dans certains groupes ethniques, il ne me paraîtrait pas non‑éthique de leur proposer en priorité ce dépistage (…).

Un facteur génétique vulnérabilisant suffit-il à induire une addiction irrépressible ?

Bien sûr que non… Les addictions ne se développent que lorsqu’il y a une conjonction de plusieurs facteurs de risques biologiques, psychologiques et sociaux. Les facteurs génétiques ne seront jamais qu’une partie des facteurs de risques biologiques et seront de plus soumis pour leur expression à l’influence des facteurs environnementaux.

Compte tenu de toutes ces découvertes, pensez-vous que la psychanalyse est une so- lution thérapeutique adaptée à la prise en charge de la dépendance aux opiacés par exemple et si oui, avec quelle amplitude ?

Pourquoi pas… Diverses approches psychothérapiques peuvent être utiles dans la prise en charge des personnes souffrant d’addiction. À la fois pour analyser et comprendre les facteurs « psychologiques » (comment les produits se sont installés dans l’histoire personnelle et familiale du sujet), mais aussi pour aider à la prise en charge des conséquences psychologiques délétères (troubles psychologiques induits par les substances, isolement social et affectif, modification de la personnalité…). Cela s’intègre pour moi dans une prise en charge médicale globale : dépistage et traitement des complications médicales et psychiatriques, prise en charge médicamenteuse si nécessaire des manifestations de sevrage et/ou traitement de maintenance selon les indications, remise à jour des droits sociaux si nécessaire (…).

L’existence de facteurs de risque biologiques ou génétiques de développer une addiction ne sera jamais qu’une partie des facteurs de risque biologiques et sera toujours soumise à l’influence des facteurs environnementaux. Une fois le trouble installé, la prise en charge restera très certainement globale associant différentes approches concomitantes ou séquentielles, selon les préférences du patient et son stade de motivation.

ASUD52_Bdf_Page_20_Image_0002Quel commentaire vous inspire le système de balancier qui privilégie successivement les facteurs innés et acquis, au point de devoir changer radicalement de mode de prise en charge tous les cinquante ans ?

Le progrès scientifique n’est pas une ligne droite mais plutôt une spirale ascendante. Dans la mesure où des facteurs de risque bio, psycho et sociaux sont à l’œuvre dans le développement et le maintien des addictions, il me semble logique que les professionnels de ces trois domaines avancent chacun de leur côté dans la compréhension du développement des addictions et dans l’offre d’aide vis‑à‑vis des personnes en situation de dépendance. Selon les moments, les avancées des uns prennent le pas sur les avancées des autres, mais tous ont raison dans leur champ respectif et concourent à l’amélioration de la compréhension globale du trouble. Ainsi, le développement de nouvelles psychothérapies de prise en charge des syndromes de stress post-traumatiques chez les usagers dépendants au crack se font en parallèle des recherches sur les facteurs génétiques associés au développement de complications spécifiques de l’usage de cette substance… S’il est réellement pluridisciplinaire, le mode de prise en charge ne changera pas radicalement mais bénéficiera des différents progrès réalisés dans ces différents champs… ou des effets de mode.

CQFD

« On peut citer l’exemple du polymorphisme du gène ALDH2 (Allez, on s’accroche, ndlr). Il s’agit du gène qui… participe à une des étapes de la dégradation de l’alcool. Dans sa forme mutée, ce gène… donne une réaction d’intolérance lors des consommations d’alcool (sensation de chaleur, rougeur, malaise…), notamment lors des premières consommations. Cette forme mutée est plus fréquente dans les populations asiatiques (Chine du Sud, Japon, Corée…)1. Il est maintenant communément admis que ce gène est protecteur vis-à-vis du développement de l’alcoolo-dépendance chez les personnes qui en sont porteuses, et de la moindre consommation moyenne d’alcool à l’échelle de la population dans ces pays2 (tout le monde suit j’espère, ndlr). Mais bien évidemment, cet effet protecteur du polymorphisme de ce gène est sensible à des facteurs d’environnement, notamment le niveau de consommation d’alcool des parents et des pairs3… Un autre exemple concernant le tabac : il est démon- tré par des études aux États-Unis que les sujets Noirs dégradent différemment des sujets Blancs les divers composés du tabac, sont davantage dépendants, extraient davantage de nicotine d’un plus faible nombre  de cigarettes,et sont plus exposés aux composés carcinogènes4. Ces différences dans le métabolisme du tabac sont très certainement fondées par des différences génétiques. » ?

1Li et al., “Refined geographic distribution of the tal ALDH2. Ann Hum Genet 2009 ; 73 (Pt3) : 335-45.
2Rehm et al., “The global distribution of average volume of alcohol consumption and patterns of drinking”. Eur Addict Res 2003 ; 9 (4) : 147-56.
3Iron et al., “Developmental trajectory and environmental moderation of the effect of ALDH2 polymorphism in alcohol use”. Alcohol Clin Exp Res 2012 ; 36 (11) : 1882-91.
4St Helen et al., “Racial differences in the relationship between tobacco dependence and nicotine and carcinogen exposure”. Addiction 2013; 108 (3): 607-17.

Cannabis Social Club : mode d’emploi

Cannabis social club… Aussitôt, on pense à l’Espagne, la première à avoir vu se concrétiser le concept imaginé par Encod : un regroupement d’usagers solidaires partageant leur récolte commune. Le mouvement y a pris une ampleur exceptionnelle, ce qui a d’ailleurs entraîné quelques infléchissements de fonctionnement, dus au succès et à des interstices législatifs que la France ne possède pas.

Depuis quelques temps, on commence à parler des Cannabis social clubs français, qui sont issus de la même démarche, tout en revendiquant une forte connotation militante. Existant depuis à peine plus de six mois, leur succès tient au fait qu’ils correspondent à une volonté revendicatrice d’arrêter la clandestinité d’un certain nombre de jardiniers de plus ou moins longue date qui se sont retrouvés dans ce procédé non commercial. D’autres, plus novices, y trouvent une structure qui leur convient, transgressive certes, mais responsable. Parce qu’au point où on en est, il faut bien arriver à provoquer une ouverture de concertation absolument nécessaire.

Si ces clubs en sont encore un peu au stade de la construction, on en recense néanmoins 157 actuellement. D’autres sont en attente d’avalisation, et tous ont adhéré au même code de conduite. Le nombre de participants, tous adultes évidemment, est très variable, en majorité des petites structures de trois à six personnes dont, bien sûr, des usagers thérapeutiques. Le système est absolument encadré et permet une transparence parfaite. Aucun soupçon de deal quelconque ne doit être possible.

Un logiciel permettant de centraliser tous les paramètres est en cours de finalisation. Il permettra d’enregistrer les cultures, d’échantillonner les variétés, leurs usages plus ou moins spécifiques, les produits utilisés, les résultats obtenus, la quantité produite, le nombre de cultures indoor ou outdoor, etc. Respectant l’anonymat des clubs, la mise en commun de ces données permettra d’avoir une vue d’ensemble rationnelle sur tout le système. Un outil qui pourra sans doute à moyen terme remplacer le traditionnel « cahier de culture » auquel chaque club doit s’astreindre à cause de l’évidence inscrite dans la charte.

Il est intéressant de noter que la plupart des commentaires aux articles parus sont plutôt compréhensifs, ce qui n’était pas si prévisible que ça. Cette bonne volonté affichée par la fédération des CSC dans l’organisation et la clarté risque de n’être utile qu’au fonctionnement interne si les autorités ne voient pas la nécessité d’infléchir leur position calcifiée par trente ans d’immobilisme forcené.

Changeons le discours

D’après un récent sondage du Huffington Post, les Français, toute origine politique confondue, sont assez sceptiques sur l’efficacité d’une dépénalisation, voire plus encore à propos d’une légalisation pure et simple. Ils constatent par contre très majoritairement (à 77%) que la répression n’a pas de réels résultats. 10% n’ayant pas d’opinion sur le sujet, ne resteraient donc que 13% de convaincus.

Une majorité estime également que renforcer la prévention ne servirait à rien, de même qu’un usage encadré par l’État. De quoi déduire sans doute une tendance assez nette et forte au fatalisme impuissant face au phénomène. Comme si la société vivait avec la prohibition, mais sans aucune illusion sur son bien‑fondé, en dépit de toutes les déclarations revendiquant une morale dogmatique. Une sorte de résignation réaliste concernant les résultats obtenus par ces années de prohibition répressive, sans bien percevoir la manière d’en sortir.

Il serait donc totalement vain de prétendre que l’opinion publique n’est pas prête à entendre un discours nouveau, pragmatique celui‑là, basé sur des données objectives. Au contraire, tout le monde est bien d’accord sur le fait que la politique actuelle est un échec. Changeons donc le discours, c’est le moment. Parlons de prévention entre autres pour les 15/24 ans, champions d’Europe de la consommation, que les exhortations officielles n’arrivent guère à convaincre. Arrêtons de confondre les causes et les conséquences… Sachons informer, expliquer ce qu’il en est exactement, c’est le meilleur argument préventif qui puisse exister.

À plusieurs…

Pas si loin de nous, le Portugal a tenté l’expérience de la régulation en dépénalisant depuis dix ans. Les résultats sont probants. La consommation a diminué, pour toutes les drogues d’ailleurs. Il y a quelque temps, des commissions de parlementaires curieux avaient fait le voyage pour s’informer.

Bien dommage que ce n’ait pu aller plus loin. Cela montre en tout cas que si on veut réellement s’en donner les moyens, accompagner avec beaucoup de proximité, par de nombreux dispositifs c’est vrai, la volonté de stopper une consommation exponentielle est dans le domaine du possible, y compris dans un pays à tendance traditionnelle. L’Union Européenne a toujours laissé aux États la liberté d’agir comme bon leur semblait dans ce domaine

Les nouvelles directives stratégiques pour 2013‑2020 insistent, entre autres, sur les risques sanitaires et sociaux, ainsi que sur une approche visant à réduire la demande et l’offre sur le plan national. À leur encore petit niveau, les CSC peuvent y participer. À plusieurs, il est plus facile d’éviter de s’enfoncer dans la surconsommation. À plusieurs, on risque moins d’utiliser des produits de culture peu adéquats dans leur composition, avec risque de répercussions sur la santé. À plusieurs, les expérimentations de vaporisateurs sont moins aléatoires. Sans parler des échanges sur les dosages précis nécessaires pour une utilisation culinaire, de la réduction de risques dus à une négligence parfois innocente dans l’utilisation d’appareils, de l’information sur les huiles de massage, etc.

C’est parce qu’ils sont en phase d’expertise d’un usage raisonné, ouvert au thérapeutique, que les CSC souhaiteraient obtenir une sorte d’expérimentation dérogatoire, qui permettrait d’amorcer un dialogue public sur des perspectives qui s’inscriraient dès lors dans une volonté d’aller au-delà d’une tentation d’immobilisme pernicieux. Mais il reste bien difficile de provoquer un signe des autorités compétentes, montrant qu’elles ont bien conscience du problème ou qu’elles n’esquivent pas les conséquences de leur logique législative. On se souvient, au printemps dernier, de la tentative – finalement infructueuse – portée par Francis Caballero d’arriver à la cour d’assise et de faire respecter l’article 222-35 du code civil en vertu de l’article 206-27 du code de procédure pénale, ce qui aurait ainsi permis de déboucher de manière détournée sur le débat tant attendu.

D’un univers à l’autre, les drogues de passage

« Pourquoi n’y a-t-il rien d’écrit, aucun chiffre sur les « enfants de la 2ème génération » et les drogues ?  »  Cette question m’a été posée en 1994 par Tim Boekhout, un Hollandais  qui avait interviewé aussi bien des soignants que des policiers ou des magistrats au Nord de la France. A la question « quelles sont les évolutions de ces dernières années en matière de consommation ? », tous avaient répondu que c’était la diffusion de l’héroïne dans les quartiers d’habitation de ces jeunes dits de « deuxième génération », en langage clair, des arabes.

Impossible, par exemple, de savoir combien d’entre eux étaient en traitement ou en prison.  « Pourquoi ce tabou ? » m’a-t-il demandé. « Parce que nous croyons que si on en parle, on va forcément renforcer le racisme », ai-je répondu. Tous les citoyens sont censés être égaux en République française. Bien sûr, les usagers qui sont nés de parents immigrés consomment des drogues pour les mêmes raisons que tout un chacun – autant dire qu’ils sont des êtres humains comme les autres (ou à peu près), mais cette vérité générale laisse penser qu’il y a une vérité éternelle des drogues : « De tous temps, les hommes ont consommé des drogues…  » Sans doute ! Mais ils n’ont pas consommé n’importe lesquelles, n’importe comment, à n’importe quel moment de leur histoire.

« Tout le monde en a pris »

La légende prohibitionniste veut que « la » drogue soit tellement bonne qu’elle serait irrésistible. C’est souvent ce que disent les usagers eux-mêmes. Dans un des quartiers d’Orly où j’avais fait une enquête au milieu des années 80, un usager m’a raconté qu’entre 1981 et 1982, « tout le monde en a pris ». « Tout le monde », dans ce cas, c’était son groupe de copains, ceux qu’on appelle « les jeunes du quartier » dont plus de la moitié avait des parents originaires de Maghreb. A l’époque, personne ne connaissait d’expérience les conséquences de la prohibition et de la dépendance, une expérience que ces jeunes ont acquise rapidement. Très vite, les usagers ont perdu le contrôle du marché, mais nombre des dealers de rue qui n’étaient pas censés en consommer ont fini par expérimenter ce qu’ils vendaient. L’offre serait-elle déterminante ? Il est certain que plus les drogues sont accessibles, plus nombreux sont ceux qui en consomment – pour l’héroïne comme pour l’alcool ou le cannabis – mais cela ne suffit pas à comprendre qui sont ceux qui y trouvent ce qu’ils recherchent à ce moment de leur vie. Ceux qui ne trouvent pas leur place, qui refusent la place qu’on leur a attribuée ont bien des raisons particulières de consommer des drogues.

Je crois qu’il ne faut jamais oublier que les drogues licites ou illicites sont des psychotropes c’est à dire qu’elles modifient l’état de conscience. On peut en prendre pour changer d’état d’esprit, voir le monde en rose, au lieu de le voir en gris ou en noir ; on peut aussi en prendre pour s’oublier soi-même, parce que l’on ne sait pas qui on est, ou pour devenir quelqu’un d’autre, pour se changer soi-même.

ASUD52_Bdf_Page_22_Image_0001Drogues de passage

Lorsqu’il est parti au Mexique pour être initié au peyotl, Antonin Artaud voulait « tuer le vieil homme », enfermé dans l’héritage judéo-chretien, pour accéder à un autre lui-même, libéré des contraintes sociales. Il y a toutefois une grande différence entre les usages rituels des sociétés traditionnelles et les usages des Occidentaux, car dans les usages rituels, le chemin de retour était  balisé : on savait à quoi devait aboutir le changement.  Les drogues psychédéliques étaient utilisées comme « drogues de passage », lors de fêtes rituelles,  lorsque le berger devait se transformer en guerrier,  lorsque l’enfant allait devenir un homme, lorsque le shaman devait communiquer avec le monde des morts, pour qu’un malade retrouve le chemin de la vie. Ces usages n’étaient pas contrôlés au sens moderne du terme, car les hommes qui en consommaient cherchaient à perdre le contrôle d’eux-mêmes, mais ces usages étaient limités dans le temps et les hommes savaient quel nouveau rôle ils devaient assumer. Dans la société occidentale, l’alcool est le seul psychotrope autorisé pour ces usages ritualisés, pour faire la fête ou entrer en guerre. L’abus et même l’ivresse reste acceptable si elle est limitée à des circonstances précises, un mariage, la fête de la bière, le nouvel an. L’abus d’alcool est devenu une maladie « l’alcoolisme », au 19 e siècle, avec la révolution industrielle, lorsque ces nouveaux ouvriers ont noyé dans l’alcool la culture paysanne dont ils avaient hérité.  La culture ouvrière a progressivement inventé ses régulations,  c’est à dire ses façons de boire.

Dès lors, ces usages n’avaient plus une fonction de passage entre deux cultures, mais servaient à supporter les dures contraintes imposées à l’usine. Il en est de même des peuples autochtones. L’alcool, drogue de l’Occident, a été et est toujours meurtrier avec l’anéantissement de leur culture d’origine. Ceux qui peuvent réguler son usage, sont ceux qui parviennent à vivre la situation de double culture où ils se trouvent désormais, ce qui implique la construction de nouvelles identités.

Une porte de l’Occident

Les années 80, années « no futur », ont contraint une nouvelle génération à des changements rapides, dont personne ne pouvait dire où ils allaient aboutir.. Ces années-là ont été particulièrement violentes pour les fils d’immigrés, dont la République française exige qu’ils soient des « citoyens comme les autres », alors que les portes de l’intégration se fermaient. Quand les parents sont disqualifiés, que l’on ne sait plus qui l’on est, les drogues peuvent apporter une double réponse, avec l’oubli de l’identité reçue en héritage, mais aussi en s’ouvrant à une nouvelle aventure.

L’héroïne a pu ouvrir une porte de l’Occident, une porte arrière qui n’en est pas moins au cœur du fonctionnement de cette société, ne serait-ce que parce que acheter, consommer ou vendre exige de comprendre comment fonctionne le marché, qui est l’autre et à qui se fier. Bloodi, le junky des années 80, ne cherchait pas de réduire les risques, il n’avait qu’une idée en tête, « toujours plus ! » .

C’était un extrémiste et l’usage a été meurtrier, mais dès la fin des années 80, les rescapés savent au moins qu’ils veulent vivre. C’est un premier terme à un parcours où la vie a été mise en jeu.  A cet égard, les traitements de substitution sont arrivés au bon moment. S’ils avaient été accessibles plutôt, il y aurait eu certainement moins de morts, mais les usagers n’étaient pas demandeur de soin, et on peut penser qu’ il y aurait eu aussi plus de détournements. Au tournant des années 90, le « tox » est devenu un « usager de drogue », aussi responsable de ces actes que tout un chacun. La fonction de passage de l’héroïne a abouti à la création de cette nouvelle identité.

Dans les années 80, les usagers de parents d’immigrés n’étaient pas seuls à devoir s’inventer eux-mêmes. D’autres minorités comme les homosexuels expérimentaient eux aussi de nouvelles identités, qui les ont fait sortir de la clandestinité pour devenir des citoyens avec les mêmes droits que les autres, sans pour autant se soumettre à une norme unique de comportement. Mais les Français se méfient de ces appartenances minoritaires, taxées de « communautarisme ». Jusqu’à présent, on n’a pas cherché à comprendre quelles significations pouvaient avoir les consommations de drogues de ces minorités ; on s’est contenté de les stigmatiser et de les réprimer.  La médicalisation est certainement une approche plus humaine, mais elle ne suffit pas : homme ou femme, nous avons tous besoin de comprendre notre histoire.

Les Cannabis Social Club et la désobéissance civile

Comme on pouvait s’y attendre, le militantisme revendiqué des planteurs regroupés dans le Cannabis social club français (CSCF) a abouti au procès du porte-parole du mouvement, Dominique Broc, le 8 avril 2013. Ceux concernant les clubs locaux qui se sont déclarés en préfecture sont annoncés. Le dialogue est parfois bien difficile…

Pour les adhérents et les sympathisants du CSCF, il s’agit bien de désobéissance civile, d’une infraction consciente et intentionnelle, dans le but d’infléchir et de modifier les règles obsolètes en vigueur. Ainsi que l’a justement rappelé le procureur de Tours lors du procès du 8 avril, la loi est faite de règles collectives dont la force est supérieure aux actes individuels. Mais pour autant, le rôle de la loi n’est pas d’écrire l’Histoire.

Réalité du cannabis français

L’histoire actuelle du cannabis en France en est bien la preuve. C’est la substance illicite la plus répandue en dépit de toutes les interpellations, injonctions, interdictions, condamnations. Rien de plus commode pour un lycéen ou même un collégien d’en faire usage. Alors que le but officiel est exactement l’inverse. Les efforts actuels de prévention à coup de spots TV ou d’interventions en milieu scolaire ne servent qu’à alarmer les parents et relèvent plus d’une morale vertueuse que d’une information fondée sur des données scientifiques.

Quant aux adultes usagers de cannabis, beaucoup ont compris la nocivité sanitaire, sociale et financière du trafic. Ils cherchent donc à s’autonomiser le plus possible pour ne pas en être complice.

Il ne faut pas oublier les usagers dits « thérapeutiques », plus nombreux qu’on pourrait le croire, pour lesquels le cannabis convient mieux que les médicaments des laboratoires. Des recherches ont prouvé que certaines variétés sont plus efficaces que d’autres comme auxiliaires de traitements médicaux. En France, l’autoproduction est le seul moyen pour un patient de découvrir et se soigner avec la plante adaptée à sa pathologie.

Transparent et responsable

Le CSCF veut faciliter un usage encadré, responsable et non incitatif. Il s’inscrit complètement dans une réduction active des risques liés à l’usage du cannabis en prônant une information objective et une éducation à l’usage. Le fonctionnement des clubs se fait avec une volonté de transparence exemplaire qui offre une traçabilité parfaite propre à rassurer les autorités. Le CSCF veut contribuer à une évaluation objective du phénomène cannabis. Il est en train de se doter d’un outil d’observation qui permettra l’émergence de données inédites sur le plan épidémiologique, social, médical ou botanique.

Différentes formes de soutien

Alors, oui, il y a désobéissance civile générée par une situation catastrophique qu’il serait grand temps d’assainir. Ce mouvement suscite des soutiens parmi des inconnus, complètement insérés socialement, souvent non-consommateurs, qui se sont manifestés par des dons ou des encouragements auprès de l’avocat de Dominique Broc. Il y a aussi l’opération d’outing du peuple de l’herbe sur Facebook : près de 500 cartes d’autodénonciation d’origines très diverses et la soixantaine de lettres de soutien reçues par l’avocat. L’opinion publique est sensible à ce débat. On peut regretter le petit nombre de personnes présentes venues soutenir la cause des CSC lors du procès du 8 Avril. Beaucoup travaillent un lundi après‑midi, ils ont hésité à prendre une journée de congé. D’autres ne pouvaient pas faire face aux frais de transport. Mais le mouvement est lancé. Il va se construire davantage et perdurer.

Mouvement durable

Sur la base d’une reconnaissance mondiale de la faillite d’un système irréaliste, il s’agit simplement de ne pas laisser la situation empirer. Le cannabis n’a pas de dose létale contrairement à d’autres substances légales. Pourtant, mal encadré et accompagné d’une mauvaise information, son usage peut provoquer des désordres de toutes natures. Il serait important d’en prendre enfin conscience et d’agir en conséquence. Avec ordre et méthode, car il y a maintenant de très nombreux paramètres à prendre en compte. C’est dans cette démarche positive que le CSCF veut s’inscrire. Est-ce vraiment trop utopique ?

Halte au fou… Halte au feu

«Halte au fou !» Ah la belle locution interjective. Conviviale, empathique, tout ce qu’on aime dans la France. C’est aussi la conclusion d’une énième tribune consacrée au journal d’Asud. L’objet du délit : notre cinquantième édition et ses 50 produits testés pour vous. Dans la foulée de Valeurs Actuelles, notre meilleur ennemi, une armée de plumitifs plus ou moins réacs se sont lancés dans un Asud‑bashing échevelé, sur fond de vociférations anti-mariage pour tous. Halte au fou donc… C’est entendu.

En l’occurrence, et au‑delà du n° 50, les récriminants en veulent à notre pognon. Le crime des crimes, le plus impardonnable des forfaits commis par Asud, c’est la thune ! Le flouze, la maille, le brouzouf… Ce qui est blasphématoire dans Asud, ce n’est pas la seringue qui sert de logo (n°3), ni les conseils pour shooter propre (n°1), ni la recette pour faire du rach (n°21), ni les conseils de petit jardinier pour récolter un bon cannabis thérapeutique (n°22), ni les mille et un papiers qui parlent du plaisir des drogues, du kif, du panard, enfin de ce qui motive la plupart des gens qui « en » prennent. Non ! Ce qui décidément ne passe pas, c’est l’argent. L’argent de « nos » impôts – sous‑entendu les fous n’en payent pas. Quand « ces gens‑là » ont de l’argent, c’est toujours suspect. Vol, escroquerie, mendicité, à la rigueur, mais une subvention de l’État ? Halte aux fous.

Passé un certain seuil de brutalité, la bête, même la plus habituée aux coups, se cabre. Quitte à agoniser, on tente un hennissement (oui, décidément à Asud, on préfère le cheval), non pour attendre le boucher, mais pour au moins laisser une trace sonore à une époque où les traces se comptabilisent sur des sites et avec elles, l’amplitude du cri.

Asud, l’association des drogués est une création de l’État français. Même dans leurs cauchemars les plus hallucinés, nos camarades arrêteurs de fous ne peuvent le concevoir. Tout cet argent qui se déverse par wagon sur l’association des drogués n’aurait jamais été dilapidé si un jour un fonctionnaire – forcément « petit » et forcément « de gauche » – n’avait jugé bon de signer le document fatal : 10 000 francs pour Asud, 10 000 francs pour fabriquer le premier journal fait par des drogués, pour des drogués, qui ne parle que de drogues. Et après on s’étonne…

Alors finissons‑en, bas les masques. Oui, nous sommes ces fous, ces êtres étranges venus d’une autre planète qui utilisent des substances psychotropes pour mille et une raisons et notamment parce qu’ils se sentent plutôt mieux après qu’avant. Ces dangereux criminels qui ont fondé une association pour ne plus mourir du sida. C’était il y a vingt ans. Depuis, la science a progressé et ce qui était lubie de maniaques de la dope est partiellement devenu politique publique d’État. Mieux encore en matière de traitement de substitution – des opiacés délivrés gratuitement avec l’argent de nos impôts – où la France est un leader mondial. Oups ! Fallait pas le dire. Dommage, car nous marchons dans le sens de l’histoire. Kofi Annan, ancien secrétaire général de l’Onu, Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature, et une vingtaine de pointures internationales l’affirment dans un rapport salué par le monde entier.

Un dernier mot, relisez Montesquieu. « Comment peut-on être persan ? », demandaient ses Lettres persanes qui restent l’un des plus beaux manifestes antiracistes offerts par les Lumières. Oui, comment peut‑on être pédé, toxicomane, travailleur(euse) du sexe, Noir, Blanc, Jaune ? Prenons cette locution au premier degré : comment peut‑on être un drogué ? Asud vous propose (presque) gratuitement une méthodologie à chaque nouvelle parution. Et on a bien l’intention de continuer.

Dix questions à Michelle Alexander

ASUD : Comment expliquez-vous le succès de votre livre The New Jim Crow (pour mémoire 3 500 exemplaires à la première édition, puis 175 000 pour l’édition de poche)?

Michelle Alexander : La première édition date de la victoire de Barack Obama, un contexte où le choc émotionnel consécutif à l’élection du premier président noir a plongé notre pays dans la célébration du « post-racialisme », une soi-disant révolution américaine. Très peu de médias étaient prêts à s’intéresser à ce que j’appelle le nouveau système de caste en Amérique . Puis l’euphorie entourant l’élection a commencé à se dissiper. Les politiciens de tous bords – à commencer par les supporters de la guerre à la drogue1 – ont commencé à s’interroger sur le coût des énormes prisons d’État construites en pleine crise économique. On s’est aussi questionné sur les impôts payés par la classe moyenne. Alors, tout à coup, les gens ont commencé à parler ouvertement de l’incarcération de masse, ce qui a créé un climat favorable pour la seconde édition.

Le travail des groupes de pression fut également important. De nombreuses associations de terrain ont relayé le livre sur les réseaux sociaux, notamment les mouvements qui luttent contre l’incarcération de masse de notre jeunesse du fait de la guerre à la drogue. Ils ont fait la promotion du livre, encourageant tout le monde à le lire afin de mieux comprendre l’histoire de notre communauté – [les afro-américains] –. J’ai été en première ligne pour mesurer l’influence des réseaux sociaux comme Facebook et Twitter et leur capacité à contraindre les gros diffuseurs d’information à s’intéresser à un sujet qu’ils avaient pour habitude d’ignorer. Des dizaines de milliers de gens ont lu des articles, regardé des vidéos, échangé des informations à propos du livre, sans aucune aide des grands médias. Ce sont eux qui ont obligé les institutions à prendre la question au sérieux puis à en faire un “mainstream”. Aujourd’hui, le livre figure dans toutes les bibliographies scolaires ou universitaires de nombreuses disciplines :“race”2, politique, science, droit, criminologie, sociologie. Tout cela montre que la jeune génération à pris conscience d’une réalité historique niée toutes ces dernières années.

Dans de nombreuses interviews vous expliquez avoir été longtemps peu perméable à la notion de guerre à la drogue malgré votre formation de juriste et votre militantisme en faveur des Droits Civiques. Pouvez vous nous résumer comment l’étude des statistiques criminelles vous a conduit à concevoir la théorie du New Jim Crow?

Les statistiques raciales3, et en particulier les excellents travaux menés par “the Sentencing project”4 m’ont permis d’écrire ce livre et de mettre en évidence le rôle majeur joué par le racisme dans la Guerre à la Drogue. A tous les niveaux du système judiciaire américain, les questions raciales interfèrent avec la répression, mais sans ces statistiques, peu de gens auraient su, voire auraient pu, connaître l’importance des dommages causés aux Noirs pauvres des États-Unis d’Amérique. Dans un contexte où la question raciale n’est jamais traité de façon honnête les statistiques raciales sont absolument déterminantes pour cerner le problème et éventuellement lui trouver des solutions. Il n’existe AUCUNE voie menant à l’égalité raciale, aux États-Unis ou n’importe ou ailleurs dans le monde, qui ne passe par le recueil d’informations sur l’impact des politiques et de pratiques judiciaires en matière de discrimination raciale.

ASUD52_Bdf_Page_23_Image_0002Avez- vous trouvé dans vos recherches la trace d’une délibération secrète de l’administration Nixon (ou même de Ronald – just say no – Reagan) qui stipule clairement le principe de l’élaboration de la Guerre à la drogue comme réponse coercitive à l’activisme des militants des droits civiques?

Il n’existe aucune preuve d’un plan secret de déclenchement de la Guerre à la drogue et de sa rhétorique de tolérance zéro (“get tough rethoric”) instrumentalisé au bénéfice de la haine raciale. Mais, de fait, cette stratégie n’a jamais été secrète. De nombreux historiens et des spécialistes en sciences politiques ont démontré qu’une telle croisade était au cœur de la stratégie mise en place avec succès par le parti Républicain. Ce plan, connu sous l’appellation de “Stratégie Sudiste”, consiste à utiliser des slogans sécuritaires tels que “soyez durs” (“get tough”), pour attirer le vote des pauvres de la classe ouvrière blanche, traumatisés par la marche des afro-américains pendant le mouvement des droits civiques. Les stratèges du parti républicain ont découvert que les promesses d’“être dur” contre “eux” – le “eux” restant volontairement flou – se révélait extrêmement payantes auprès des Blancs pauvres en les éloignant du vote démocrate. L’ancien directeur de campagne de Richard Nixon, H.R Haldeman a parlé de cette stratégie dans les termes suivants: “Le truc, c’est d’inventer un système qui mette en évidence un fait reconnu: tout le problème vient des noirs”.

Dont acte. Quelques années après l’annonce publique de la “ Guerre à la drogue”5, le crack a envahi les centres-villes où résident nos communautés. L’administration Reagan a surfé sur cette vague avec jubilation, en popularisant tous les stéréotypes médiatiques du genre : “bébé du crack”, “maman du crack”,” putes du crack”, et tout ce qui était lié à une forme de violence en lien avec la drogue. Le but était de focaliser l’attention des médias sur la consommation de crack des ghettos de centre-ville, en pensant pouvoir souder le public autour de la guerre à la drogue, une politique populaire, pour laquelle des millions de dollars étaient demandés au Congrès.

Le plan a parfaitement fonctionné. Pendant plus d’une décennie les toxicos et les dealers blacks ont fait la une de la presse et des journaux télé, changeant subrepticement l’image que nous avions du monde de la dope. Malgré le fait que depuis des décennies, toutes les statistiques montrent que les noirs ne vendent, ni ne consomment plus de drogues que les blancs, le public en est arrivé à associer la couleur noire avec les stupéfiants. A partir du moment ou dans cette guerre l’ennemi fut identifié, la vague de répression contre les noirs a pu se déployer. Le Congrès, les administrations d’États, toute la nation a pu mobiliser au service de la guerre à la drogue des milliards de dollars, et ordonner des incarcérations systématiques, des peines plus lourdes que celles encourues pas les auteurs de meurtres dans de nombreux pays. Et presque immédiatement, les Démocrates ont commencé à rivaliser avec les Républicains pour prouver qu’ils étaient aussi capables de “get tough” contre “eux”. Par exemple, c’est le président Bill Clinton qui a intensifié la Guerre à la drogue, bien au-delà de ce que ces prédécesseurs républicains n’avaient osé rêver. C’est l’administration Clinton qui a interdit aux auteurs de délits liés aux stupéfiants de bénéficier de toute aide fédérale, qui les a exclus des lycées, qui a promulgué des lois les excluant du logement social, jusqu’à les priver de l’aide alimentaire… à vie. Nombre de ces lois, qui constituent l’architecture de base du nouveau système de caste américain, ont été portées par une administration démocrate, désespérée de réussir à récupérer le vote des petits Blancs du Sud, ceux qui avaient été révulsés par le soutien démocrate au mouvement des Droits Civiques, et étaient partis ensuite chez Reagan.

Généralement l’usage de drogues est dénoncé comme le pire ennemi de la communauté noire et l’allié objectif de l’oppression exercé par l’“ homme blanc ». Vous avez inversé cette analyse en identifiant la Guerre à la drogue, et non pas l’usage des drogues, comme l’instrument qui maintenait les noirs dans le système de caste. Comment est-ce que la communauté “black” a compris ce message?

Bien que mon livre soit une critique de l’incapacité du mouvement des Droits Civils à faire de la guerre à la drogue une priorité, la communauté noire a été favorable au livre au-delà de mes espérances. Le directeur du NAACP6, Bem Jealous, a soutenu publiquement le livre en le qualifiant d’appel à la mobilisation, des comités locaux m’ont invité à parler dans tout le pays et ont organisé des débats pour relayer son message. L’ ACLU7 a également été très impliquée . J’ai reçu de nombreuses sollicitations de la part des députés du “Black Caucus”8 pour m’exprimer lors de sessions de formations et rencontré au Capitole de nombreux leaders noirs. Même si le livre n’a pas fait l’unanimité, j’ai reçu une majorité de soutien de la part de ma communauté.

ASUD52_Bdf_Page_24_Image_0001The new Jim Crow est un titre très parlant. Peut-on présenter les États-Unis comme un pays organisé par la “lutte des races”, en référence avec ce que Marx définit par la locution « lutte des classes » ?

Il est toujours dangereux de réduire un mouvement ayant le progrès social et la justice comme objectif, à des notions simplistes comme la race ou même les classes sociales, à fortiori s’il s’agit de définir le fonctionnement politique d’une nation. J’ai choisi le titre de “New Jim Crow” pour invalider l’idée que le système de caste américain appartiendrait au passé. J’ai voulu attirer l’attention du public sur une réalité : en dehors de toute nécessités d’ordre public, le système a balayé l’existence des millions de personnes – dont une écrasante majorité de gens de couleur – les a enfermés dans des cages, puis relégués à vie dans un statut de citoyens de seconde zone selon un modèle qui rappelle étrangement le système “Jim Crow” censé avoir disparu depuis longtemps.

Qu’est-ce qui a changé depuis la réélection d’Obama, et qu’attendez-vous de cette administration et que pensez de la notion de post- racialisme ?

Le New Jim Crow se porte très bien sous Obama. Quiconque prétend que notre pays a dépassé la question raciale, est soit un imbécile, soit un menteur. Heureusement nous avons accès à des statistiques ethniques qui renvoient les fantasmes post-raciaux au principe de réalité. Je n’attend pas autre chose du président Obama, que ce que nous attendions de la part des autres dirigeants. Si nous voulons que les choses changent nous devons nous organiser nous-même pour qu’elles changent. Imaginer qu’un politicien, fut-il président, va prendre le risque de toucher à cette machine, profondément imbriquée dans les rouages de notre système politique, économique et social, est une folie. Nous allons probablement avoir quelques petites “réformettes” (nous les aurions eu même de la part d’un président conservateur), mais le principe de l’incarcération de masse ne sera jamais remis en question sans qu’un puissant mouvement ne s’organise pour inverser la tendance.

Pensez-vous que la Guerre à la drogue conçue  par Nixon soit une stratégie mondiale ?

Non, mais les États-Unis semblent avoir l’habitude d’imposer leur manière de voir aux autres pays, et souvent en les impliquant dans des guerres.

ASUD52_Bdf_Page_26_Image_0001Saviez-vous que dans certains pays européens des minorités ethniques souffrent du même facteur discriminant lié à la mise en œuvre de la guerre à la drogue ( surtout en France, en Angleterre et aux Pays-Bas)?

Oui, mais aucun pays au monde ne possède des niveaux d’incarcération comparables à ceux des Etats-Unis. Et je doute que dans ces pays européens, les minorités connaissent une situation semblable à celle des afro-américains de sexe masculin qui vont presque tous faire l’expérience de la prison une fois dans leur vie. Il faut espérer que l’Europe apprenne de nos erreurs et ne tombe pas dans le piège de l’incarcération sur critères raciaux9.

Que pensez-vous des lois françaises qui interdisent toute référence à l’origine ethnique ou la couleur de peau dans les recherches, les statistiques et les documents officiels?

Ces lois sont inadmissibles et tout à fait choquantes. Elles ne sont pas autre chose que le soubassement d’une conspiration du silence, un déni national des inégalités raciales. Un politicien d’extrême droite, appelé Ward Connerly, a essayé de faire passer des lois identiques aux États-Unis afin que les organisations qui luttent pour les droits civils ne puissent plus mesurer le niveau de discrimination raciale, ou même évoquer le sujet avec des arguments rationnels. Heureusement cette lubie a été combattue avec succès. Il est étonnant qu’un pays comme la France, avec son passé esclavagiste, refuse d’étudier ce qui pénalise les groupes ethniques minoritaires sur le plan politique, législatif ou institutionnel. Il est possible que les Français aiment pouvoir se dire qu’ils n’ont aucun problème de discrimination raciale et que par conséquent ils n’ont pas besoin de statistiques dans ce domaine. Ou peut-être pensent-ils que rassembler de tels éléments va mettre le feu aux poudres. C’est le truc classique, également ici aux États-Unis, de penser qu’il vaut mieux ne pas savoir. Hélas , tout cela revient à déclarer: “ Nous sommes heureux d’être aveugles et sourds. Nous revendiquons le droit d’être ignorants, et peu importe la souffrance que cette ignorance peut causer à d’autres. »

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C’est la probabilité supérieure qu’ont les Noirs et les Latinos de
se faire condamner pour usage de cannabis par rapport aux fumeurs blancs, pourtant majoritaires, dans l’État de Washington aux USA.
Ce chiffre a été démontré début 2012 par des chercheurs de l’université de Seattle. Lors du référendum pour la légalisation du cannabis en novembre 2012, la lutte contre ce genre de discriminations était l’un des principaux arguments en faveur de cette mesure qui l’a finalement emporté.

Je me souviens quand la police des États-Unis affirmait que le contrôle au faciès n’existait pas. Ils disaient : “il existe peut-être quelques pommes pourries qui ciblent les gens selon des critères raciaux pour les brutaliser mais ce n’est sûrement pas un problème institutionnel.”

Les responsables policiers étaient absolument révoltés d’être même soupçonnés de discrimination. Puis, lorsqu’ils ont reçu l’ordre de recueillir systématiquement toute information sur le sujet, leur ton a brusquement changé. Les données ont montré – sans l’ombre d’un doute- que les gens de couleur étaient contrôlés, arrêtés, et écroués pour des infractions à la législation sur les stupéfiants, dans des proportions incroyablement plus élevées que les Blancs. Confrontés à de telles statistiques, les responsables policiers ont fini par admettre que leurs services avaient un problème. Les discriminations raciales étaient tellement flagrantes d’un bout du pays à l’autre, que même Bill Clinton dû prendre la parole pour condamner les contrôles de police au faciès.

Aujourd’hui, tout le monde sait que ces contrôles sont systématiques et le débat se déplace de “est-ce-que ces pratiques existent ? ”, à “comment faire pour les arrêter ? ”. Rien de tout cela n’aurait été possible sans statistiques ethniques. C’est ce que la plupart des gens ne comprennent pas. Ces données ne sont pas seulement nécessaires pour cerner l’étendue du problème, elles sont indispensables pour élaborer des solutions efficaces. Les statistiques rendent possibles l’identification d’un matériel ultra-sensible : les pratiques institutionnelles en matière raciale. Où se situent les faiblesses, les failles ? Ces mêmes statistiques qui ont d’établir l’existence des contrôle au faciès, ont également été utilisées dans la conception de stratégies plus justes et plus humaines.

Dans ce domaine, le refus des statistiques peut être assimilé à un parti pris d’indifférence délibérée envers les inégalités raciales, choisie volontairement pour ne pas remédier à l’injustice dont souffre un groupe ethnique donné. Il n’est pas possible de déclarer vouloir lutter pour la justice, et dans le même temps cautionner des lois qui rendent impossibles l’identification précise des facteurs de discrimination et d’ inégalité. Il semblerait absurde de demander à un médecin de guérir un malade qu’il serait absolument interdit d’ausculter. Donc on ne peut pas prétendre lutter contre les discriminations raciales en s’interdisant d’utiliser les outils qui nous permettent de diagnostiquer le problème et de trouver le remède.

ASUD52_Bdf_Page_26_Image_0002Saviez vous que la France fut le premier pays à abolir l’esclavage et à promouvoir des officiers noirs ?

Je n’ai pas de commentaires à faire. Je suis toujours réticente à l’idée de féliciter des gens pour avoir cesser de faire quelque chose qu’ils n’auraient jamais du commencer. Je ne féliciterai jamais un mari parce qu’il cesse de battre sa femme, mais je peux lui faire comprendre qu’il a eu raison de changer de comportement. C’est à peu près ce que je ressens à propos de l’abolition de l’esclavage en France.

Propos recueillis en avril 2013

1“Get tough true believers”: littéralement les “croyants du soyons durs” . L’expression “get tough laws” est devenue un lieu commun pour designer ceux que nous qualifierions en France par la locution “tolérance zéro”.

2Les travaux implicant la notion de “races” n’existent pas en France, alors que ce mot est fréquemment utilisé aux États-Unis principalement pour aborder les problèmes de discrimination et de racisme.

3Nous parlons plutôt en France de “statistiques ethniques”

4“The sentencing project” réseau de recueil de données statistiques sur l’incarcération de masse aux États-Unis www.sentencingproject.org

5Pour mémoire c’est le discours du 17 juillet 1971, à la tribune du Congrès qui déclare “la drogue ennemi public n° 1 des États-Unis”

6National Association for the Advancement of Colored People, principale association de lutte pour le droit des noirs, fondée en 1909 par W.E.B. Du Bois

7L’ American Civil Liberties Union, ACLU est une organisation de gauche qui milite contre les abus de pouvoir gouvernementaux

8Littéralement le “bloc noir”, le black caucus est un lobby parlementaire constitué par les membres afro-américains du Congrès théoriquement inter partisan mais en pratique proche des démocrates.

9Ce vœu pieu est à rapprocher du célèbre aphorisme d’Eric Zemmour qui nous expliquait le 6 mars 2010 chez Ardisson que les contrôles au faciès de la police française étaient justifiés par le fait que « la plupart des trafiquants sont noirs ou arabes »

Génération H : sexe, drogues, rock’n’roll & Co dans les 90’s

Qu’y a-t-il dans la tête d’un garçon l’été de ses 17 ans ? Depuis l’irruption de la contre- culture, la réponse varie peu : se barrer loin des parents pour expérimenter ou approfondir les jeux du sexe et de l’amour, se regrouper entre semblables dans des campements provisoires pour faire la teuf en amplifiant son empathie et ses perceptions avec de l’alcool et des produits psychoactifs, écouter et danser sur les sons et concerts des musiciens à la mode…

Certains se contentent du camping d’Argelès ou de Soulac-sur-Mer et leur inénarrable discothèque en plein air. D’autres prennent la route au gré du vent et des évènements. Sacha, le héros du roman, fait un trip dans le sud de la France et s’intègre à presque tou- tes les tribus avec un bon joint comme ticket d’entrée. Seul refus mais de taille : Burning Spear, la légende du reggae, qui préfère un verre de bon bordeaux.

Ce livre témoigne bien de l’ambiance festive des années 90, de l’apparition de nouvelles substances comme l’herbe indoor ou le MDMA, du bon gros son qui sortait dans presque tous les genres (l’auteur est aussi critique musical). Il a déjà rencontré son public, l’ouvrage bénéficie d’un deuxième tirage. Pas sûr par contre qu’il plaise à ceux qui n’ont pas vécu des plans Génération H : le style est un peu plat et le récit insiste beaucoup sur les émois amoureux et sexuels de Sacha sans les rendre vraiment passionnants. Laurent Appel

Asud : Le pitch de ton livre ?

Alexandre Grondeau : C’est un road trip musical et hachiché, une bande de jeunes qui prend la route au milieu des années 90 et qui va l’espace d’un été découvrir le début des Teknivals, les squats, les sound systems reggae qui explosent à ce moment. Ces jeunes vont assouvir leur quête de liberté et expérimenter tout un tas de choses. Au‑delà de l’histoire, le propos est d’exposer le développement d’une culture cannabis. La génération H regroupe toutes les personnes de 18 à 70 ans qui consi‑ dèrent que la culture cannabis a totalement intégré tous les pans de la société française.

Génération de glandeurs rastas ?

Je veux casser le stéréotype selon lequel les gens qui fument sont en dehors du système, caricaturaux, tout peace. Il y a 500 000 fumeurs quotidiens et 1,2 million de Français qui fument plus de 10 joints par mois, il n’y a pas 1,2 million d’amateurs de reggae avec des dreadlocks dans la rue. Et quand je parle du mouvement techno, du mouvement rock, de l’explosion du mouvement hip‑hop, c’est pour montrer que tous ses mouvements décrits sociologiquement comme des sociétés tribales ont un vecteur commun : la consommation de cannabis.

N’est-ce pas plutôt la génération H + C + MD + vodka Redbull ?

Il n’y avait pas encore de vodka/Redbull à l’époque. Il n’y a pas d’opposition entre la génération H et les précédentes générations en recherche de sensations. Elle s’inscrit dans une continuité depuis Baudelaire et Théophile Gautier en passant par Huxley, Timothy Leary, tout un tas de têtes chercheuses qui réfléchissent sur ce que c’est de vivre, le plaisir, la jouissance. Dans ce road trip, ces jeunes se retrouvent dans des contextes d’expérimentations sensorielles où le cannabis prédomine.

Pourquoi la génération H n’est-elle pas très motivée pour militer en faveur de la légalisation ?

La génération H considère que la consommation de cannabis est normale, ils ont voté, ils ont des enfants, leur usage ne semble pas poser de si gros problèmes, il est totalement intégré à leur vie. Ils ne voient donc pas la nécessité de s’engager pour la légalisation du cannabis. Pourtant, il y a des problèmes de qualité des produits, de stress de l’arrestation, surtout si on a des enfants. Moi, je me positionne plus en termes de responsabilisation des citoyens adultes que de légalisation, notre société doit être capable d’être adulte sur cette question et de former la jeunesse à la mesure en matière de consommation, à connaître les effets, à savoir reconnaître les qualités et adapter le dosage. Les excès font partie de la jeunesse, mon bouquin en parle, mais après, on doit pourvoir choisir son parcours de vie et avoir une attitude responsable.

Pourquoi le gouvernement n’est-il pas motivé par l’intégration citoyenne de la génération H ?

Il y a des pratiques mafieuses que la responsabilisation permettrait d’évacuer. La question est donc : les gouvernements ont‑ils un intérêt au maintien de ces pratiques mafieuses ? Si le gouvernement veut acheter une sorte de paix sociale par les trafics, cela ne marchera pas longtemps.

Génération H, Alexandre Grondeau, La lune sur le toit,18€

The New Jim Crow et le Nouveau Bougnoule

Michelle Alexander nous parle d’une nouvelle société de caste, née sur les décombres d’une guerre à la drogue, menée rigoureusement et méthodiquement et contre la communauté afro-américaine. Une société ou un adulte noir de sexe masculin sur deux, a été incarcéré au moins une fois pour un délit lié aux stupéfiants. L’actualité des banlieues françaises éclaire ces propos d’un jour sinistre. Et si Michelle Alexander nous parlait de notre futur ? Et si le New Jim Crow était en train de s’appeler le nouveau Mohamed ?

Jim Crow ( Jim le Corbeau),  c’est le « négro », naïf, gourmand, superstitieux, un peu lâche, bref, un topos du folklore raciste américain rangé entre l’Oncle Tom et le rapper gangsta. Ce brave Jim  prête son nom à tout un ensemble de mesures législatives votées par les États du Sud après la guerre de Sécession pour organiser la ségrégation raciale, un dispositif connu sous le nom de « lois Jim Crow », bref un symbole à la fois de la suprématie blanche et de l’hypocrisie qui l’accompagne.

 En intitulant son essai « The New Jim Crow », Michelle Alexander connaissait le poids des mots. ASUD a déjà évoqué ce best seller: l’instrumentalisation de la guerre à la drogue dans la lutte séculaire menée contre les noirs, démontrée, analysée, statistiques à l’appui, dans un livre-événement paru en 2012. L’ouvrage est toujours l’objet de centaines de débats menés à travers le pays. En choisissant ce titre, qui parle d’un passé qui ne passe pas, Michelle Alexander,  savait qu’elle allait déclencher des réactions…disons vives. Imaginez un livre -programme sur la criminalité en banlieue intitulé « Les nouveaux bougnoules, aveuglement ethnique et incarcération de masse »1.

ASUD52_Bdf_Page_25_Image_0001Jusque très récemment, Michelle Alexander partageait l’analyse de la plupart des militants des droits civiques à propos de la politique des drogues et plus spécifiquement de l’histoire de l’héroïne, puis du crack dans les getthos des grandes villes. Pour ces activistes de gauche, l’introduction des drogues dures relève au mieux d’un laissez-faire des autorités, au pire d’un complot des services secrets pour briser toutes velléités révolutionnaires des groupes protestataires, type Black Muslims ou Black Panthers.  Puis, la lecture des archives judicaires américaines, où, à la différence de la France,  l’origine ethnique est scrupuleusement mentionnée, lui a fait découvrir l’ampleur de la cette « nouvelle société de caste ». La guerre à la drogue serait avant tout une machine infernale montée par les Républicains de l’équipe Nixon pour capter le vote des petits blancs du sud et stopper le mouvement d’émancipation des noirs. La thèse n’est pas nouvelle, ce qui l’est, c’est le  succès. Un succès grand public, assez inattendu. De plus, cette médiatisation n’ôte rien du rigaurisme d’une démonstration, basée sur l’étude des courbes d’incarcération  des « colored people » depuis les années 70 jusqu’à nos jours.

Pourquoi ce livre mérite-t-il notre attention ? Parce qu’il nous parle aussi de nous et de nos fantasmes raciaux si diffiçiles à énoncer dans notre paradis républicain.  Parce qu’il dénonce la guerre à la drogue et ses slogans sécuritaires comme un outil conçu pour capter le vote des pauvres de la classe ouvrière blanche. Parce-que trop souvent, il suffit de remplacer le substantif “Blanc” par « Français de souche », et celui de « Noirs » par “immigrés” ou « racaille », et soudainement cette lecture nous semble étrangement familière. Parce-que nos débats sur « la drogue et les banlieues » mérite cet éclairage nouveau. Et surtout, parce-que visiblement, le pire est à venir. Les afro-américains, tous les afro-américains ont dans leur famille, qui un oncle, un frère, un fils, ou même parfois une sœur, qui a été ou sera incarcéré pour des faits relatifs à la répression des drogues.  Qui, à l’exception de notre ineffable Eric Zemmour, est en mesure de répondre à cette question : les minorités visibles sont-elles en train de subir l’incarcération de masse décrite par le New Jim Crow ?

 “Pas de chemins vers l’égalité raciale sans statistiques ethniques” nous dit Michelle A. La grande stratégie anti-noire mise en point par l’administration Nixon sous la bannière war on drugs est peut-être en passe de se décliner  termes à termes sur notre bonne vieille terre de France.

 1 Michelle Alexander, The New Jim Crow, Mass Incarceration In Colorblindness, N.Y.

Patrimoine génétique, origine ethnique… le dossier qui “gènes”

Les sciences dures vont-elle nous renvoyer dans les cordes d’un ring déserté depuis la fin de la Seconde guerre mondiale: celui de l’hérédité, des facteurs génétiques et, pourquoi ne pas l’écrire, celui des races humaines. Réponse en deux temps, d’abord la génétique, ensuite la sociologie. Nous pensions cette fiction chère au Comte de Gobineau1, jetée aux poubelles de l’histoire, au nom de la science justement. Comme la Licorne ou le Sphinx, les races humaines étaient réputées animaux mythologiques, inventés par un XIXe siècle gonflé de certitudes coloniales, dont l’itinéraire sulfureux aboutissait aux chambres à gaz et aux expérimentations des médecins nazis. Il semblerait que la science contemporaine nous oblige à revoir notre copie. Notamment en matière d’addictions.

Durant pratiquement deux siècles les savants ont traité les problèmes liés à l’hérédité et la question raciale avec des instruments théoriques qui se voulaient rationnels. Classement, hiérarchie, tableaux, tous les pionniers de la classification des espèces ont flirté avec le déterminisme racial. Buffon, Linné, Vacher de Lapouge et même Darwin se sont penchés avec intérêt sur le sujet. L’erreur serait d’assimiler cette fascination pour le droit du sang à une réminiscence de l’ordre seigneurial. C’est presque le contraire. Le Naturalisme, mouvement littéraire “éclairé”, verse abondamment dans le déterminisme naturel, et ce cher Emile Zola fait de l’hérédité la principale cause de l’alcoolisme des Macquart – la branche junkee de la saga familiale qui fonde son œuvre. Dans une certaine mesure, on peut même affirmer que le racisme dit scientifique est une pierre jetée dans le jardin démocratique puisque les Blancs, qu’ils soient puissants ou misérables, sont censés hériter “naturellement” de qualités attribuées par l’Ancien Régime exclusivement aux aristocrates de Sang bleu. Adolf ayant pourri le dossier avec une guerre mondiale et cinquante millions de morts, nous avons oublié à quel point la pensée occidentale, de gauche comme de droite, avait adopté la prépondérance des facteurs héréditaires comme une évidence.

ASUD52_Bdf_Page_18_Image_0002Dis-moi qui est ta maman…

Or il est aujourd’hui, moins facile de se détourner en se bouchant le nez. L’affaire s’est embrouillée depuis la véritable révolution née d’une conjonction entre la neurobiologie et la découverte du génome humain, conjonction qui réhabilite peu à peu le champs mystérieux de l’inné, au détriment de son frère cadet, l’acquis. En clair, il se murmure des choses telles que “Dis-moi qui est ta maman , je te dirai quelles drogues tu risques d’apprécier.”

Médecin responsable de l’espace Murger2 à l’hôpital Fernand Widal, le Dr Florence Vorspan l’admet sans ambages : “Aujourd’hui pour qu’une étude sur les addictions soit prise au sérieux, cela implique forcément un volet génétique ou d’imagerie cérébrale” (lire l’interview du Dr Vorspan). Un coup d’œil sur le formulaire d’inclusion du projet COM ON lève toutes ambiguïtés : “une prise de sang de 10 ml sera réalisée pour rechercher le variant génétique d’une enzyme dégradant la dopamine au niveau cérébral”. Paf! Et Florence Vorspan d’enfoncer le clou : “Il est politiquement incorrect de le dire, mais nous savons que les Noirs, les Jaunes ou les Blancs ne réagissent pas de la même façon lors de la consommation d’une substance psychotrope”. Re paf!

Mais alors on nous aurait menti? Le fameux « drug set and setting » serait donc une baliverne gauchiste pour gogos nostalgiques d’Olivenstein? Les choses sont évidemment moins simples.

Avant de ricaner, il convient de rendre un hommage mérité à la sociologie, l’anthropologie et la psychologie (ce qui inclut évidemment le Dr Freud), sciences qui permettent de comprendre à quel point les facteurs culturels et sociaux sont déterminants dans l’itinéraire d’un consommateur de drogue. Le bémol est sans doute à trouver dans l’excès de “psychologisation” – notamment dans les années 70 – qui a littéralement saturé la question pendant des lustres.

ASUD52_Bdf_Page_17_Image_0001Un dossier explosif

Aujourd’hui le balancier est en train de revenir en sens inverse, quitte à ne nouveau, flirter avec les lignes sulfureuses. Le retour des interrogations génétiques trouve un écho légitime dans de nombreuses questions sociétales dites “sensibles”, dont le Mariage pour tous est le dernier exemple. Enfants adoptés sous X, enfants de donneurs anonymes, là aussi les facteurs héréditaires entrent par effraction dans un champs verrouillé – avec raison- par les inconditionnels de l’acquis.

Sur le terrain des addictions le dossier est explosif à double titre. Premièrement la piste des neurosciences et de la génétique est toute nouvelle, donc sujet à caution, voire à d’inénarrables absurdités. Ensuite cette piste fraîche est minée par un explosif diabolique: le racisme. Drogue et racisme c’est le couple infernal. La consommation de substances exotiques a toujours généré des explications racialistes, d’inspiration coloniale dans la vieille Europe ou esclavagistes aux États-Unis (lire l’interview de Michelle Alexander).

Rouvrir cette boîte de Pandore présente donc des risques évidents, à la fois sur le plan scientifique mais surtout sur le terrain éthique. Anne Coppel nous rappelle à quel point le mutisme français sur l’origine ethnique des « toxicos » des années 80 fut une arme culturelle à double tranchant. Alors pourquoi Asud, association d’usagers, devrait-elle soulever ce coin de voile pudiquement jeté par les autres acteurs sur un sujet particulièrement casse-gueule ? Peut-être justement parce qu’il s’agit de notre peau à nous, et quelle qu’en soit la couleur, nous sommes attentifs à tout ce qui peut nous aider à la sauver.

1De Gobineau, traité sur l’inégalité des races humaines, Paris, 1853

2Murger était un pochtron célèbre, écrivain à ses heures, qui a fréquenté assidûment le voisinage de l’Hôpital Fenand Widal. Bizarrement, aucun rapport avec le verbe transitif du même nom conjugué à la forme pronominale.

COM ON : une étude sur les facteurs génétiques des consommateurs d’opiacé

L’Espace Murger est impliqué dans plusieurs projets de recherche en collaboration avec le Service de Psychiatrie universitaire et l’unité INSERM Neuropsychopharmacologie des addictions.

Les thèmes de recherche de cette Unité sont la vulnérabilité et la variabilité de la dépendance aux substances ainsi que la pharmacologie des traitements de la dépendance.

Un des projets actuellement en cours porte sur les facteurs de protection vis-à-vis du développement de la dépendance à l’héroïne.

L’objectif est d’interroger et de réaliser un prélèvement biologique chez des personnes de plus de 35 ans ayant utilisé à plusieurs reprises de l’héroïne ou des opiacés illicites, mais n’ayant pas développé de dépendance.

Si vous correspondez à ce profil et que vous souhaitez participer à la recherche en cours vous pouvez  appeler le : 01 40 05 42 14.

Il vous sera proposé un rendez-vous avec un médecin clinicien investigateur qui vous présentera la recherche.

Peut-on sérieusement parler de drogues sans parler de plaisir ?

De toute évidence, la recherche de plaisir est une des motivations principales  à expérimenter l’usage de drogues et à y persévérer. Or, dans la grande majorité des «discours sérieux» sur la drogue, c’est à dire ceux qui ont pour ambition d’approcher la vérité ou les faits objectifs (discours politiques, scientifiques, journalistiques), le plaisir est relégué comme un point tout à fait anecdotique, qu’on mentionne timidement au passage, quand il n’est pas totalement occulté. Seule l’invocation des mécanismes neurobiologiques en jeu, le couple dopamine-sérotonine, semble avoir un vernis scientifique suffisant pour qu’on puisse l’évoquer sans passer pour un rigolo (un drogué).  Alors même que le plaisir semble constituer une dimension essentielle de l’usage de drogues, neurobiologie à l’appui, il est frappant de constater que cette idée se fait très discrète dans les écrits scientifiques sur le sujet, dans les  médias généralistes lorsqu’ils abordent la question,  ainsi que dans les discours de prévention ou du débat politique.

Pour qu’un discours sur les drogues apparaisse comme légitime et digne de confiance, il doit plutôt donner la part belle à la souffrance et à la maladie : c’est ce que le sociologue Stephen Mugford décrit comme « le paradigme de la pathologie ».  La drogue est avant tout considérée comme la cause avérée ou potentielle, d’une multitude de souffrances : en premier lieu, la dépendance, qui est souvent pensé comme indissociable de l’usage de drogues. Mais également les maladies infectieuses  transmises par certains modes de consommation, en passant par les effets indésirables et les nombreuses souffrances psychiques dont tous les usagers de drogues seraient la proie. Ainsi cet accent mis sur la  souffrance relègue le plaisir à une question marginale : dans  toutes les sources d’informations considérées comme sérieuses, par opposition aux savoirs expérientiels, subjectifs développés par les usagers, il en très peu question. Pourquoi ?

Un tabou?

D’aucuns diront que le cadre légal répressif ainsi que les normes sociales et morales qui réprouvent l’usage de drogues ont étouffé la question du plaisir. On comprend aisément pourquoi en se penchant par exemple sur la rhétorique des opposants aux salles de shoot : si l’usage de stupéfiants, de par son caractère délictueux, est assimilable au viol et au crime, alors il est absolument immoral de parler du plaisir qu’on pourrait éventuellement en tirer. Quand bien même l’usage de drogue ne ferait pas directement de tort à autrui, la simple évocation de ce plaisir est absolument écœurante,  puisque c’est contre les lois et à l’ encontre des règles morales établies que ce plaisir est tiré.  « Monsieur, le juge, je cherchais simplement à me faire plaisir » : on comprend aisément que dans un tel contexte, l’argument ne soit pas convaincant. Et pourtant, on peut penser que chaque être humain pourrait y être sensible, n’est-ce pas légitime de vouloir se faire plaisir ? Pas au détriment de la société, des valeurs qu’on édicte comme nécessaires à son bon fonctionnement. Notre héritage judéo-chrétien, qui culpabilise l’envie et le plaisir, joue certainement sa part. Même s’il a bon dos, on ne peut pas  lui faire porter entièrement la faute : dans toutes les sociétés, il y a des plaisirs autorisés et d’autres interdits.

ASUD52_Bdf_Page_08_Image_0001Un insaisissable ?

Au-delà de la question des usages de drogues illicites, le plaisir quel que soit son objet, résiste à l’analyse, au discours rationnel  parce qu’il est difficile à mettre en mots, à saisir à un autre niveau que celui de la sensation, du pur ressenti.  Ainsi, en philosophie, il n’a jamais été un objet d’étude privilégié car il ne se laisse pas facilement  appréhender.  C’est une expérience intérieure, entre soi et soi-même, dans laquelle la conscience ne se distingue pas de son objet : le rapport que l’on a au plaisir est forcément subjectif, alors comment prétendre en parler objectivement?  Décrire une expérience individuelle de plaisir s’avère déjà difficile, parce nous partageons peu de références collectives pour  le qualifier, le définir. D’où cette difficulté à l’expliquer, ou même tout simplement à le décrire. Comment communiquer à d’autres l’effet que nous procure, personnellement, un produit ? Les descriptions qui tentent d’être rationnelles et compréhensibles par tous sont souvent succinctes, pauvres en vocabulaire, et reposent toujours sur les mêmes analogies : orgasme, nourriture… Tandis que si l’on souhaite être plus précis, on n’a d’autre choix que d’entrer dans un récit subjectif et  très imagé, comme en témoigne  cet extrait d’Heroin Users de Tam Stewart (1996), que j’ai tenté de traduire:

« La montée est si difficile à décrire. C’est comme attendre qu’un orage lointain s’abatte sur votre tête. Un étrange pressentiment. Un calme bizarre, remarquable. Une sensation commence à grandir, comme une grondement à l’horizon. La sensation enfle, déferle, déboule, fracasse, hurlante, dans un crescendo accablant. Puis l’engrenage explose au sommet du crâne, comme une allumette dans un puits de pétrole. Vous ne supporteriez pas une extase si intense. C’est beaucoup trop. Votre corps pourrait se disloquer. Le caillou tout en haut de votre tête se fractionne sans heurts, en un million d’éclats étincelants, tintinnabulants. Ils dévalent  à la vitesse de la lumière à travers tout votre corps, le réchauffent, l’isolent,  fourmillent, réfutant toute douleur, toute peur, toute tristesse. Vous êtes défoncé, vous êtes stone. Vous êtes au-dessus et en dessous de la réalité et de la loi. »

Une question dépourvue d’enjeux ?

Au-delà des tabous qui pèsent sur le plaisir, et de la difficulté qu’on rencontre à le mettre en mots,  on pourrait m’objecter que la question du plaisir est bien futile,  sans enjeux par rapport  justement à celle des souffrances que l’on pourrait éventuellement soulager.  La recherche, la politique et les médias s’intéressent d’abord à ce qui pose problème, et c’est leur fonction.  Que certains se droguent parce que ça leur procure du plaisir, soit, mais il n’y a aucun intérêt à en faire un débat public. Le plaisir relève de la sphère privée, de l’ordre de l’intime. Je répondrais qu’il ne s’agit pas d’une question si futile et secondaire que ça puisque qu’à partir du moment où il y a des arbitrages légaux, des normes sociales qui définissent quels sont les plaisirs autorisés et les plaisirs proscrits, ce n’est plus simplement une question intime, c’est aussi une question politique. Affirmer que le plaisir peut être une des motivations première à s’engager et à persévérer dans l’usage de drogues, ça n’est apparemment pas acceptable dans la sphère publique.  En tout cas, il semble qu’il est plus convenable de considérer qu’absolument tous les drogués sont malheureux et motivés par la recherche d’un soulagement, par l’apaisement d’une souffrance insupportable.

ASUD52_Bdf_Page_09_Image_0001Et pourtant…

On pourrait aussi me reprocher de grossir le trait : bien entendu, les discours sont plus nuancés que dans les années 70, on distingue aujourd’hui usage, abus et dépendance, et on qualifie même certains usages de récréatifs. La réduction des risques promeut un discours qui  prend en compte les effets ressentis par les usagers, et affirme, en filigrane, que certaines consommations de drogue peuvent se passer sans occasionner de dommages si l’on respecte certains principes.  Cependant, on ne peut que s’étonner en constatant que  plus de quinze ans après son inscription dans les politiques sanitaires françaises, cette facette du discours de la RDR reste largement ignorée des médias généralistes, des politiciens et du grand-public. Le modèle de l’addiction qui présente le drogué comme un malade comme les autres, s’est très rapidement popularisé dès son introduction au début des années 2000,  alors que la réduction des risques et certaines représentations  qu’elle véhicule (l’usager de drogue responsable, citoyen et non pas malade et délinquant)  sont restées cantonnées au champ spécialisé.

Certaines idées peinent plus à se diffuser que d’autres et ce n’est pas anodin : le tabou autour de la question du plaisir persiste. On veut bien parler des aspects négatifs des usages de drogues, du fait que non seulement elles rend dépendant, mais qu’en plus elles exposent au VIH et aux hépatites, mais il reste hors de question de s’étendre sur d’éventuels effets positifs ou agréables. L’expérience de la drogue ne peut être entendue publiquement que si elle va  dans le sens de la norme : si elle est sordide, si elle est risquée (maladies infectieuses, dépendance, effets indésirables, conséquences psychiques, sociales), si elle s’achève par la déchéance ou le rétablissement dans le droit chemin, l’abstinence. Les autres facettes de l’expérience, celles qui viennent à l’encontre de ces normes, ne peuvent pas faire l’objet d’un discours sérieux sur la drogue, d’un discours d’autorité tels que ceux portés par  les médias, la recherche ou le pouvoir politique.

Ainsi la question du plaisir reste encore aujourd’hui quasiment absente du débat public sur les drogues, parce qu’elle n’est pas considérée comme un sujet convenable et légitime, et que son caractère insaisissable rend tout discours objectif difficile à tenir à son sujet. Pourtant, elle n’est pas dépourvue d’enjeux : difficile de comprendre l’usage de drogues sans en tenir compte. S’il était possible d’aborder cette thématique sereinement, ce ne pourrait être que bénéfique pour avancer dans la compréhension de phénomènes liés à l’usage de drogues….

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