De la cocaïne et du soin

Nous y sommes : aux États-Unis comme en France, en passant par d’autres pays, les experts sont à la recherche du médicament miracle qui « guérira de la cocaïne ». Dans cette course à la pilule magique, le travail qui s’est fait avant est, bien évidemment, laissé de côté, et les expériences passées sont oubliées. Pourtant, les exemples de soin ou de réduction des risques liés à la cocaïne sont allés bien au-delà de l’administration de traitements médicamenteux ou de dons massifs de seringues.

Alors que le sevrage de cocaïne, comme sa prise en charge en générale, ne se faisaient que dans le cadre défini d’une « dépendance uniquement psychologique », plusieurs options de réponses sont mises en place en Angleterre dès le début des années 1990. Comme pour les usagers d’héroïne, c’est l’épidémie VIH qui va radicalement changer le cours des choses. Car c’est bien la nécessité d’enrayer la pandémie qui a amené la mise en place d’approches différentes dans la prise en charge des usagers de drogue par voie intraveineuse (UDVI). RdR et substitution s’inscrivent donc à l’ordre du jour pour les usagers d’opiacés. Puis, la RdR s’élargit à la réalité de l’usage de cocaïne (injections multiples et prises de risques qu’elles entraînent). Le besoin de prévention de la délinquance prend également une ampleur différente avec la « démocratisation » d’un produit jusqu‘alors considéré comme une « drogue de luxe ». Situation qui s’aggrave avec l’arrivée du crack.

Psychose et syndrome de sevrage

C’est dans cette même période (début des années 1990) que vont être reconnus et définis 2 aspects essentiels de l’usage de cocaïne, et plus largement de stimulants :
Tout d’abord, la « psychose liée à l’usage de stimulants » est identifiée comme telle par les experts psychiatriques, qui reconnaissent qu’elle se résout généralement avec l’arrêt des stimulants. Les cas de non résolution restent liés à la présence d’autres pathologies psychiatriques, sous-jacentes ou effectives.
Ensuite, le syndrome de sevrage est aussi reconnu, à travers 2 manifestations majeures :

  • Fébrilité intense, apathie, généralement en alternance pendant les 8 à 10 premiers jours ;
  • Entrée en dépression clinique dans une période variant de 4 à 8 semaines.

Deux aspects qui ne seront pris en compte qu’en second lieu, après les mesures de réduction des risques et de prévention de la délinquance.
Dans l’ordre chronologique, les premières interventions se résument à des dons accrus de seringues et de matériel d’injection afin de limiter au maximum le partage et la réutilisation de matériel. Un dernier phénomène beaucoup plus alarmant et notable chez les usagers de cocaïne, auquel s’ajoute le risque de confusion d’appartenance des seringues.
Puis en 1991, le Warrington Project met en place un programme de délivrance de cocaïne sous forme de reefers, des cigarettes injectées d’une solution fumable à base de cocaïne (il ne s’agit pas là du programme du Dr Marx qui délivrait, lui, de l’héroïne). Deux éléments principaux en ressortent :

  • L’utilisation des reefers permet une stabilisation de l’usage dans la plupart des cas, et réduit considérablement la délinquance et les prises de risques liées à cet usage ;
  • La prescription de stimulants reste très difficile à gérer du fait du risque d’installation de la psychose suscitée.

Un deuxième aspect déterminant lors de tentatives de substitution de la cocaïne aux amphétamines : les prescriptions sont, en effet, aussi « compliquées » à gérer, car il faut ajouter aux amphétamines des anxiolytiques et/ou hypnotiques pour la gestion du soir et de la nuit.
Autre réalité vite flagrante : les amphétamines ne correspondent pas aux usagers de cocaïne. Bien que de la même famille (stimulants), ces deux produits ont des actions radicalement différentes, et même si l’origine de la consommation est la recherche de « pêche » (et du flash pour les injecteurs), cette « pêche » va être différente pour chacun d’entre eux. Avec les amphétamines, il s’agit d’une augmentation de la performance physique ; avec la cocaïne, d’une surproduction intellectuelle et émotionnelle (le mot spirituel pourrait parfois être adapté). Ces éléments entraîneront vite l’abandon de l’utilisation d’amphétamines et d’autres médicaments à propriétés stimulantes dans un but de substitution à la cocaïne.

Deux options

Le constat est simple, la seule substitution à la cocaïne est la cocaïne. Deux options vont alors se dégager.
L’option médicamenteuse : 8 à 10 jours d’anxiolytiques (de préférence ayant un effet euphorisant), puis 3 à 4 mois de traitement préventif aux antidépresseurs. Sachant que pour cette option, il est indispensable que la personne reste absolument abstinente. En effet, pour certaines familles d’antidépresseurs l’usage concomitant de cocaïne neutralise le médicament, rendant le traitement inopérant. Pour d’autres, particulièrement à effet stimulant, l’usage concomitant de cocaïne pourrait entraîner l’overdose.
La seconde option repose sur des réponses, qui provoquent trop souvent chez les professionnels français un sourire sardonique synonyme de « ça ne marche pas » : acupuncture, aromathérapie, écoute intense (le counselling, de par son approche, s’est avéré être un excellent outil), et phytothérapie. Cette approche, qui repose sur des médecines naturelles (également appelées médecines douces, parallèles, etc.) a largement fait ses preuves.

  • L’acupuncture : basée sur le flux des énergies, elle aide au rétablissement d’un équilibre émotionnel, mais aussi dans le fonctionnement physique. La diminution de l’état de fébrilité est réelle, comme une considérable amélioration de la capacité à se poser et à potentialiser les entretiens individuels.
  • L’aromathérapie : l’utilisation des huiles essentielles, particulièrement dans le cadre de massages, accompagne les personnes dans une réconciliation avec leur corps, et les aide donc à se détacher de comportement type automutilation. Mais qui dit réconciliation et relation saine au corps, dit aussi amélioration de l’hygiène, meilleur rapport à la nutrition, redécouverte de l’esthétique et de la possibilité d’aimer son corps. Être en capacité d’aimer son corps signifie également le respecter et, plus important, le faire respecter. Cela rend aussi possible une relation avec le « toucher thérapeutique », en opposition au toucher abusif (qu’ont souvent connu les usagers).
    L’aromathérapie, et peut apaiser certaines anxiétés, douleurs, et autres symptômes du mal-être.
  • Enfin l’écoute intense (jusqu’à trois à quatre fois par semaine) est fondamentale avec les usagers de cocaïne. Sujets au « craving » (appétence en français), qui est un besoin immédiat et quasi irrésistible d’aller vers le produit, les consommateurs doivent pouvoir trouver un dérivatif lorsqu’il se déclenche. Parler, avoir quelqu’un de présent qui écoute, permet d’évacuer cette sensation (pour un temps au moins) et, dans la foulée, de formuler un grand nombre d’autres choses.

Bien sûr, certaines personnes nécessiteront, quoiqu’il en soit, un traitement médicamenteux. Bien sûr, tout le monde ne répond pas à ces médecines, comme tout le monde ne répond pas aux traitements médicamenteux. Bien sûr, il faut rester vigilant sur l’amorce de dépression clinique, mais tout counsellor ou psychologue qui se respecte saura en reconnaître les signes et orienter en conséquence. Par ailleurs, la rechute de cocaïne n’aurait pour conséquence directe que de retarder le processus de traitement, et ne présenterait pas de risques de contre-indications dont certaines pourraient être fatales.
Mais dans cette course à la pilule miracle, n’oublions pas que nous avons affaire à des êtres humains qui ont déjà subi bien des expérimentations destinées à satisfaire les ego des scientifiques et à faire marcher l’industrie du médoc. Le prix Nobel du soin aux toxicos n’existe pas encore, alors essayons de rester humble et d’œuvrer, dans le respect et la dignité des personnes, à leur bien être.

Pharmaciens / toxicos : comment briser la glace ?

En anglais, pharmacie, c’est drugstore, le magasin de drogues. S’il est un lieu où les drogués devraient se sentir à l’aise, c’est là où l’on vend pilules, cachets, poudres… et seringues, même si c’est trop souvent le royaume de la pince à épiler ou du régime minceur. Retour avec Pierre Demeester sur cette clientèle « particulière ». Docteur en pharmacie, il a exercé pendant 21 ans rue La Fayette à Paris, à deux pas de la gare du Nord et deux jets de « caillou » de la scène du crack, un périmètre de la capitale très « prisé » par les tox et les SDF.

Quelle vision avais-tu de la toxicomanie au moment de ton installation ?

Aucune, en dehors des idées toutes faites. Cette « population » était plutôt éloignée de mon champ de vision. Bien élevé dans un milieu protégé, je n’avais jamais vraiment été en contact avec le monde toxico. Pour tout dire, avant ma 4ème année de fac, je n’avais jamais vu un joint ni de près ni de loin. Ce n’était pas mon univers.

Quels ont été tes premiers contacts professionnels avec des tox ?

Cinglants et rapides. J’ai repris la pharmacie en juillet 1985 et fin août, j’avais déjà été braqué 2 fois. Pour de l’argent, bien sûr, et par des toxicos (2 fois les mêmes !). J’emploie volontairement le terme toxico, car je n’en avais pas d’autre, et je ne le trouve pas spécialement dévalorisant.

Pharmacie-centrale-de-France-cachetÀ quel moment t’es-tu rendu compte que ta pharmacie était plus volontiers que d’autres visitée par des clients un peu « space » ?

Dès les premiers jours, le nombre de « clients Néo-Codion® » m’a vite fait comprendre le quartier. L’arrivée des ordonnances de Subutex®, et avant ça de Temgesic®, était donc logique et même souhaitée. Par contre, l’image de la méthadone étant mauvaise, je refusais systématiquement les ordonnances. C’est le rapprochement avec l’Espace Murger, le CSST de l’hôpital Fernand Widal, qui m’a fait changer d’avis. Le contact avec l’équipe soignante a été déterminant dans mon approche de la délivrance de produits de substitution.

Que voudrais-tu dire aux pharmaciens débutants qui seraient effrayés à l’idée d’honorer des ordonnances de Subutex® ?

Il n’y a pas grand-chose à dire à ceux qui refusent pour des raisons professionnelles, c’est-à-dire qui veulent exploiter leur pharmacie dans un environnement social aseptisé. à ceux qui sont plus ouverts, mais qui ont peur du milieu toxico et de son impact sur le reste de la clientèle, je peux dire que cette population est aussi hétérogène et variée que n’importe quelle autre et qu’il n’est pas aussi difficile qu’on le croit d’y faire le tri. Y’a des gentils et des méchants, des sympas (même des très sympas) et des casse-pieds, des malades qui se soignent, et des malins qui profitent. On peut leur faire comprendre que la relation pharmacien/usager doit rester dans un cadre extrêmement réglementé, que les dérapages ne sont pas longtemps tolérés. Et tant pis pour les méchants et les profiteurs. Les casse-pieds, on a l’habitude, on en a déjà plein dans le reste de la clientèle.

Bref, quand on délivre du Subutex®, on ne fait pas que subir, on choisit aussi le type de relation que l’on souhaite. La qualité de l’équipe officinale est également déterminante. Il faut que chacun travaille à l’unisson, tout en étant autonome, mais soutenu en cas de difficulté. On a tous nos petits clients favoris, et c’est très bien comme ça.

Peut-on (mieux) gagner sa vie en acceptant les ordonnances de substitution ?

Enseigne-Drugs-storeCertainement, mais il y a des choix à faire. Tout dépend du nombre d’ordonnances que l’on voit passer par jour. Si la mamie qui vient chercher ses Valda 2 fois par semaine se cogne systématiquement à un gus au look zarbi, elle risque de changer de crèmerie rapidement.

Il ne faut pas oublier qu’une pharmacie est un gros investissement financier qu’il faudra revendre un jour. L’acquéreur va éplucher les ventes (les temps ont changé…) pour savoir ce qu’il achète, et il sera difficile de céder une officine qui vend « trop » de Subutex®. Le chiffre d’affaires gagné d’un côté peut se perdre de l’autre.

Comment refuser de vendre en cas de falsification évidente ?

C’est variable, ça dépend depuis combien de temps le mec galère pour se faire servir. S’il est carrément en manque, ça devient chaud. La chose la plus importante, c’est qu’il ne faut pas avoir de position de principe, genre « hors de question de céder », et prendre le type ou la fille c’est plus rare de haut. C’est comme ça que ça tourne mal si le gars est décidé. Il faut être ferme, mais toujours expliquer la raison du refus. Le plus important en cas de lourde insistance, c’est de lui trouver une solution. Si le type se rend compte qu’on n’en a pas rien à foutre de son cas, c’est déjà presque gagné. Et même si on ne trouve pas de solution (y’a des cas sociaux parfois…), je suis déjà « moins con que les autres » pour avoir cherché à l’aider, et donc mieux respecté. Mais certains jours, on est mal embouché, pas du tout patient, on s’énerve un peu trop, et ça tourne mal.

Quels conseils donner à quelqu’un qui est engagé dans un rapport de force avec un usager ?

Pharmacie-comptoirFermeté, mais humilité. Ne jamais « jeter » la personne, savoir céder s’il le faut, et délivrer l’ordonnance. Il faut savoir lâcher, même un « Ropinol, quat comprimmé par jour pandan 1 moi », prescrit par le Dr Guettotrou, gynéco-obstétricien à Pointe-à-Pitre…

Pourrait-on imaginer un rayon spécial « tox » (avec seringues, Stérimar®, Stéribox®, Stérifiltre®, kit sniff, dépliants Subutex®, etc…) comme il y a un rayon capotes ?

Une pharmacie n’est pas un coffee shop. Pourquoi pas un Steribox® offert pour l’achat de 2 Néo-Codion® ? Mais s’il y a de la place pour une zone confidentielle dans l’espace client, pourquoi pas.

Y a-t-il une certaine distance professionnelle à conserver, et si oui, quels sont les signaux annonciateurs du franchissement de la ligne jaune ?

Il y a toujours une barrière professionnelle à conserver. Bien sûr, il n’est pas interdit de se faire des amis, mais alors ce ne sont plus vraiment des clients. Il faut garder une certaine autorité pour bien gérer les situations. Chacun à sa place, et respect mutuel. Trop de complicité ou de confiance, et c’est souvent le dérapage. On avance une boîte, puis 2, et ça part en vrille. Donc respect des règles de délivrance, même si on se trouve sympa…

Quel a été ton plus grand stress ?

Pierre-Demeester-cocardéJ’ai une jolie photo de moi avec 2 yeux au beurre noir qui en témoigne douloureusement. Une ordonnance refusée pour un motif que je trouve maintenant futile (date d’ordo périmée), le type s’énerve vraiment, moi aussi, les flics débarquent, le sortent difficilement, et le laissent partir. La voiture de police reste un petit moment devant l’officine au cas où et… part. Cinq minutes plus tard, le gars revient fou de rage, fait le tour du comptoir et… boum. C’est le métier qui rentre, j’ai tout fait de travers. Une autre fois, un tox rentre dans l’officine, il vient de s’ouvrir les veines du poignet dans un coup de déprime. Ça pisse le sang de partout à gros jets. Je me jette dessus pour faire un point de compression et limiter l’hémorragie en attendant les pompiers. Dans l’urgence, je ne prends pas de précautions, pas de gants, rien. J’ai du sang un peu partout. Rien de grave, mais gros flip quand même.

Un souhait d’évolution de la réglementation concernant les stupéfiants ?

Pas d’assouplissement sur les règles de délivrance, il faut rester dans un cadre strict qui limite les excès. Par contre, il faut changer les obligations de gestion des stups par les pharmaciens. Ras-le-bol des registres, balances de stock, inventaires, fractionnements, et autres galères. On n’a vraiment pas que ça à faire, et ça retient les trop rares pharmaciens qui voudraient se lancer dans l’aventure.

Nom d’un pharmacien !

Ça y est ! Après le redoutable marathon législatif habituel Assemblée Nationale / Sénat / re Assemblée Nationale, le PLFSS ou Projet de loi de financement de la sécurité sociale a été enfin voté par les sénateurs. La Chambre haute a donc clos les incertitudes entretenues sur la légalité de ce satané nom du pharmacien, inscrit en toutes lettres et EN TOUTE ILLÉGALITÉ, sur de nombreuses ordonnances de traitement de substitution.

Résumé des épisodes précédents : jusqu’à aujourd’hui, le fait d’inscrire le nom d’un pharmacien sur une ordonnance relève de ce que la loi française condamne sous le savoureux vocable de « compérage » : entente délictueuse entre deux professionnels en vue de tromper les pratiques. En l’espèce, les deux « compères » sont le médecin d’un côté, le pharmacien de l’autre, tous deux, facteur aggravant, dépositaires d’une mission de santé publique. Le « compérage » est alors matérialisé par l’impossibilité où se trouve le consommateur de buprénorphine ou de méthadone d’aller dépenser son argent chez tel ou tel commerçant – quitte à changer d’avis au dernier moment. C’est précisément cette liberté qui est visée par le projet de loi voté par les sénateurs, et qui stipule l’obligation pour le médecin de mentionner le nom du pharmacien sur l’ordonnance.

Enseigne-pharmacie-5Pour devenir une réalité tangible dans la vie des usagers, ce projet de loi doit désormais faire l’objet d’un décret d’application. Un décret actuellement sur le bureau du ministre, autant dire qu’il est à la signature. Nous avons déjà protesté, officiellement et à plusieurs reprises, contre ce qui nous semble être une erreur de méthode. Le souci, louable, d’aplanir les difficultés réelles de communication entre usagers et personnel des officines risque, en effet, de déboucher sur l’accroissement des quiproquos et des inévitables disputes qui devrait en découler. Car s’il est souhaitable que le prescripteur établisse un contact téléphonique avec le pharmacien désigné, faire de ce préalable une obligation, risque d’augmenter considérablement les sources potentielles de conflit. Les patients, lâchés dans la jungle officinale en quête d’un professionnel compatissant vont donc devoir se rabattre sur des pharmacies « labellisés », ayant leur nom dûment mentionné. Quid de l’inattendu, de l’improvisation, du départ en vacances ou en week-end amoureux, de l’enterrement de la grand-mère, de l’engueulade avec le nouveau préparateur ? Notre inquiétude est partagée par de nombreux pharmaciens dont Jean Lamarche, président de l’association Croix verte et ruban rouge.

En matière de réglementation aussi, le mieux peut être l’ennemi du bien.

Les tribulations d’un « méthadonien » à Madrid

En Espagne, méthadoniennes et méthadoniens font le pied de grue dans des programmas de tratamiento (centres de traitement) mis en place, comme en France, dans la foulée de la lutte contre le sida des années 90. Néanmoins, au quotidien, le train-train des patients n’est pas exactement celui des vacanciers de la Costa Brava. Vamos à la métha !

Madrid, 10h45

Comme chaque matin, je me rends à mon CADE (Centro de Atencion para Drogodependientes, centre de soins pour toxicomanes) pour prendre ma dose quotidienne. J’espère que le bus ne va pas tarder à arriver, car si je me pointe après 11h31 je suis bon pour attendre la réouverture à 12h15. Alors que le CADE n’ouvre que le matin de 8h30 à 13h30, il faut en effet jongler avec les horaires pour ne pas se casser le nez : premier obstacle ! Bien que ces centres soient publics, chacun d’eux a son propre mode de fonctionnement. Pour commencer, il existe de sacrées différences entre usagers d’une même région car, suivant où tu vis, tu peux y aller soit toute la journée, soit seulement le matin, et pour certains CADE (en grande banlieue), ça se réduit à 1⁄2 heure ! Cela prouve au moins que tout le monde n’est pas traité sur un pied d’égalité.

Aujourd’hui tout baigne, je suis arrivé dans les temps devant le bâtiment reconnaissable par sa fresque murale dans les tons bleu nuit, genre grande ville à la new-yorkaise. À l’entrée, un panneau indique clairement la fonction de cet endroit : « Centre d’addictions ». Il y a toutes sortes de gus dans mon centre, d’abord ceux qui y vont pour la coke et le cheval, ensuite les accros aux cachetons (amphés, tranquillisants), les alcoolos, et même les joueurs ! Avec la prolifération dans tous les cafés de machines à sous, la ludopathie s’étend et touche toutes les classes sociales, mais surtout les plus défavorisées, genre mère de famille qui craque tout le blé des courses du mois !

La carotte et le bâton

Devant, assis sur les marches, des habitués fument une clope ou parlent entre eux sous le doux soleil d’octobre. J’échange un regard complice avec Juan (tous les prénoms de cet article sont fictifs), on se voit souvent ici. On se connaît depuis le temps où j’allais « pécho » dans les bidonvilles gitans (lire l’article Las Barranquillas, supermarché des drogues version ibérique publié dans le n°31 d’Asud-Journal) et où on se fumait ensemble un alu (En Espagne, sida oblige et attrait de la base aidant, le gros de la conso de coke et de cheval se fume). Aujourd’hui, Juan est un peu emmerdé car il a peur qu’on lui demande de faire une analyse d’urine sous contrôle : généralement, une personne mate le patient à travers une vitre sans tain, sans tenir compte de son sexe, bonjour l’humiliation ! En ce moment, comme il n’arrive pas à avoir des résultats négatifs aux tests qui sont obligatoires tous les 10 jours pour l’héro et la coke, et ayant la malchance d’être suivi par un médecin moins cool que les autres, il sent qu’on va l’obliger à revenir tous les jours pour prendre sa dose de métha (à Madrid, c’est le seul produit de substitution, il n’y a donc pas de Subutex® et autre Skénan®), alors qu’il avait péniblement obtenu de l’avoir 1 fois par semaine. Bien sûr, officiellement, il ne s’agit pas de le punir, mais c’est soi-disant un problème de confiance. Il paraît que l’on ne peut pas donner 7 doses de métha à un mec qui se défonce, car il pourrait les prendre d’un seul coup ou les vendre ! On peut en douter. D’une part, résultats négatifs ou pas, quand tu dois quitter Madrid (preuves à l’appui), le CADE peut te filer jusqu’à 1 mois de traitement ! D’autre part, les vendre ne t’assurerait pas, ni en fric ni en durée, la même « couverture » qu’avec la métha ! Non, en vérité, ils pensent qu’en appliquant la réglementation à la lettre, tu vas être plus raisonnable, alors que ce système de carotte et de bâton ne peut marcher que dans… 10 % des cas…

« Alors, ça va ?, me demande le pote.
— On fait aller, je réponds laconiquement.
— Tu connais personne qui a une caisse ?
— Non, mais si tu attends un peu c’est l’heure où José le cundero (« Taxi » de la drogue qui t’emmène pour 4 €) vient prendre sa métha. Tu vas aller pécho ? Moi, j’essaye d’être sérieux, cela fait presque 3 mois que je ne prends que de la métha. Mais ils ne me la donnent pas encore une fois par semaine, et ils m’obligent à venir comme avant tous les jours ! Ah, si on réagissait tous ensemble, on pourrait déjà les obliger à ne plus nous traiter comme des mômes !
— Ben dis donc, t’es speed ce matin ! J’comprends que t’aies les boules. Moi au moins, j’me défonce à la base et un peu au bourrin, quelle merde ce système. Tu te souviens quand ils m’ont dit de m’démerder pour trouver un boulot « compatible avec la méthadone » quand je me plaignais des horaires d’ouverture !!
— Ouais, encore un bâton dans les roues. Bon, il faut que je rentre pour la prendre. Fais gaffe à toi quand même. »

ASUD33 Les tribulations d'un méthadonien à Madrid 2Poissons dans un aquarium

Avant de pousser la porte du centre, je regarde en arrière, et je vois soudain deux types sortir d’une caisse. Leur dégaine jeune et pseudo cool ne me trompe pas : ce sont des flics en civil, des chapas comme on dit par ici ! Ils arrêtent un gars qui sortait au même moment, et l’embarquent après lui avoir mis les menottes. Bien que la scène ne soit pas courante, je l’ai déjà vue, car c’est bien sûr plus pratique d’arrêter le suspect là où il doit venir prendre sa métha que d’essayer de le choper chez lui ou dans la rue. Tout s’est fait sans que personne ne bronche, et surtout pas le personnel du centre ! Seul hic dans l’histoire, cela n’encourage pas les futurs patients à venir suivre le programme de substitution. Encore une belle incohérence ! Je finis par rentrer dans le centre : l’atmosphère est aseptisée, froide, il y a même un vigile pour assurer le service d’ordre. Tout est nickel, des meufs, derrière leur vitre comme des poissons dans un aquarium, prennent les rendez-vous et s’occupent du côté administratif. On se croirait dans une banque. Tout est fait pour le confort du personnel, même si ce n’est pas très cool pour nous. On a l’impression d’être des pestiférés. On a beau dire que c’est pour notre bien et qu’un grand nombre d’entre nous ayant des défenses très basses, nous sommes plus vulnérables face aux microbes des gens bien portants, je n’y crois pas. Quelle hypocrisie ! Ces vitres sont évidemment là pour protéger le personnel administratif et sanitaire (distribution de métha, analyses d’urine…), tant au niveau d’éventuelles agressions que pour limiter les contacts. Seuls le médecin et le psy circulent librement !

Je fais la queue pour prendre ma dose journalière. Le vigile quitte son bureau d’où il matait les extérieurs avec un circuit de vidéosurveillance pour venir près de nous, on ne sait jamais ! C’est enfin mon tour. J’en profite pour demander des préservatifs et, comme d’habitude depuis 3 mois, on me répond qu’il n’y en n’a plus par manque de crédits. Vu que beaucoup d’entre nous sont séro et/ou porteurs du virus de l’hépatite C, cela paraît un peu léger. Du fric, il y en a pourtant bien eu pour refaire tout le centre à neuf…

Puis, je vais au comptoir où j’essaye de prendre un rencard avec le toubib, et surtout avec le psy de mon équipe. Véritable mission, impossible avant la fin du mois ! Les deux équipes de 4 membres (1 médecin, 1 psy, 1 infirmière et 1 assistante sociale) sont, en effet, nettement insuffisantes pour assurer le suivi raisonnable de XXX patients, et tous sont débordés, surtout le psy !

Pour un pays qui a la réputation d’être à la pointe du progrès en matière de drogues, la distribution de produits de substitution reste timorée en Espagne, coincée entre la méfiance des uns et la paranoïa des autres. Malgré les quelque 160 000 traitements métha (pour une population de 30 millions d’habitants), la question des drogues reste un souci majeur pour la société espagnole. D’autant que, comme en France, le challenge à relever ces prochaines années sera de faire face à l’explosion du marché de la base.

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