L’absinthe, miroir de la société

À Asia Argento, auteure de la chanson et du clip « L’Assenzio »

Il faut remonter aux Égyptiens pour comprendre la fascination qu’exerce encore, de nos jours, l’absinthe apéritive. Un papyrus désigne la plante qui a donné son nom à cette liqueur comme tonique, fébrifuge (faisant tomber la fièvre), vermifuge (chassant les vers), diurétique (facilitant la sécrétion urinaire), cholagogue (accélérant l’évacuation de la bile) et emménagogue (lissant les règles).

Complice des femmes et des artistes

D’où la réputation de l’absinthe complice des femmes. C’est donc tout naturellement que les Grecs la placent sous la protection de la déesse Artémis en lui donnant le nom d’Artemisia apsinthion. Apsinthion devient Absinthium chez les Romains qui prisent l’absinthe pour aromatiser leurs vins et les empêcher de tourner au vinaigre mais la mêlent au… vinaigre dans la posca, boisson les prémunissant des parasites des eaux saumâtres.

La Bible dénonce, à mots couverts, ce que tout un chacun sait alors des rapports des femmes et de l’absinthe. Certes, elle combat en infime proportion, avec l’ortie, les « mois immodérés », mais comme la rue, la sabine et la graine de fougère, elle est abortive en forte concentration. Pis (ou mieux) elle passe, vu ses vertus cicatrisantes, pour permettre aux gourmandes de se refaire une virginité.

La Bible fige l’absinthe entre « miel » et « fiel ». Le miel de la douceur des feuilles de l’Artemisia conforme à la caresse des lèvres de la dévergondée, et le fiel ou bile animale amère, comparable à l’amertume infernale de l’absinthe bue. C’est pourquoi l’absinthe, de nature paradoxale à l’image de la vie, symbolise ses petits bonheurs et désenchantements, volupté et inassouvissement de l’érotisme, joie et souffrance de l’amour, la meilleure des addictions, au demeurant. Et ainsi la lune de miel cède à la lune d’absinthe vaincue par la lune de fiel !

Une seconde propriété médicinale va suffire à consacrer l’Artemisia complice des artistes. Avec les grains d’hellébore vantés par François Rabelais comme Jean de La Fontaine, elle est le seul remède à la mélancolie chronique qui affecte tout particulièrement les peintres. De fait, le vin d’absinthe allongé de miel, menthe ou cannelle, soulage le saturnisme et rétablit le « levain de l’estomac » des peintres exposés au blanc de plomb ou pire, au blanc de céruse. Aussi, l’absinthe a la réputation de combattre la folie qui semble guetter les peintres meurtris par la maladie du plomb mais de sauvegarder le génie…

Un nouvel apéritif anisé

Comme l’ail ou la sauge, l’absinthe est donc une simple des prés de premier ordre et elle entre, au fil du temps, dans la composition de toutes sortes de panacées, vulnéraires et apéritifs (Eau de Mélisse des Carmes tonique roboratif, Vinaigre des Quatre Voleurs censé combattre la peste, Chartreuse ou vermouths Cinzano et Carpano) jusqu’à ce qu’en 1797, une herboriste suisse, Suzanne-Marguerite Henriod imagine un nouvel apéritif anisé, à la finale amère.

Paradoxalement la recette classique de l’apéritif absinthe préconise 4 fois plus d’anis et de fenouil que d’Artemisia absinthium. Selon le Traité complet de la fabrication des liqueurs et des vins liquoreux dits d’imitation (A. Bedel, Garnier Frères, Paris, 1899), la base des absinthes respectables est composée d’un trio de trois plantes : l’anis vert pilé du Tarn, andalou ou d’Alicante (5 kg) ; le fenouil pilé de Florence ou du Gard, dit aussi « anis de Paris » (5 kg) ; et les sommités fleuries avec les feuilles sèches et mondées de la grande absinthe (2,5 kg). Après une macération de ces simples dans de l’alcool de vin, on procède à une distillation au bain-marie chauffé à la vapeur et à une coloration exclusivement naturelle par trois nouvelles plantes : la petite absinthe (Artemisia Pontica ou Armoise de Pont) (1 kg) ; l’hysope (1 kg) ; et la mélisse citronnée (500 grammes), toutes trois sèches et mondées. L’eau utilisée est de source et l’alcool neutre, dépourvu de goût et d’odeur. Les absinthes ainsi élaborées sont dites « suisses » ou « de Pontarlier », 2 labels de qualité, équivalents à une A.O.C. avant la lettre.

Hélas, il n’en allait pas de même des ersatz vendus à vil prix à des consommateurs indigents, et véritables « casse-poitrine » contre lesquels Émile Zola s’éleva à raison. Ces absinthes étaient obtenues par addition à froid d’essences avec des alcools de patates, de betteraves, souvent mal rectifiés, et colorées chimiquement avec profusion de sulfates de zinc, de cuivre ou de chlorures d’antimoine incompatibles avec les tanins de l’Artemisia. Mais la société à 2 vitesses ou la France d’en haut et d’en bas ne datent pas d’hier et ces « purées de poix à 5 centimes le verre », nocives pour le cerveau, méritaient amplement leur surnom de « Vert-de-gris ».

Bouc émissaire de l’alcoolisme rampant

Carte postale humoristique 1900Suite à cet examen de la véritable nature de la Mère des Apaches, il convient donc de préciser le contexte historique qui vit le succès fulgurant de l’absinthe, distillée artisanalement en Suisse (Val-de-Travers) dès 1797 et produite industriellement en France (Pernod – Pontarlier) à compter de 1805 pour éviter d’exorbitants frais de douane. En effet, si Alfred de Musset lança vers 1830 la mode du Lichen vert dans les cénacles bohèmes des cafés jouxtant le Palais-Royal, il allongeait ces absinthes avec de la bière et non « 5 fois leur volume d’eau » ; Gustave Courbet avec du vin blanc ; Alphonse Daudet avec du laudanum pour soulager son tabès (dégénérescence nerveuse provoquée par la syphilis) ; et Henri de Toulouse-Lautrec avec du cognac. Par ailleurs, Paul Verlaine comme Arthur Rimbaud buvaient trop et le premier alcool qui leur tombait sous la main ; Charles Baudelaire, Oscar Wilde ou Ernest Dowson étaient également opiomanes, et Édouard Dubus, Stanislas de Guaita, ou Roger Gilbert-Lecomte, morphinomanes (« Fée Grise »). Il ne s’agit donc pas de crier haro sur la seule absinthe, facile bouc-émissaire d’un alcoolisme rampant. Rappelons ensuite que ce sont les cercles des officiers des bataillons du bat’d’Af – envers exacts des poètes bohèmes – qui ont relayé la mode des Perroquets, vers 1850, en les mettant, sur les grands boulevards parisiens, au goût du bourgeois. Ils avaient compris que l’absinthe, comme les boissons à la quinine (Amer Picon, Saint-Raphaël Quinquina, Dubonnet, Byrrh…), combattait les microbes des eaux souillées et, pour une part, le paludisme.

En 1863, survint l’ignoble phylloxera vastatrix qui, suivi du mildiou (1878), ravagea les vignobles français. Les distillateurs franc-comtois profitèrent de l’aubaine pour conquérir d’immenses parts de marché, cause d’une inexpugnable rancœur des lobbies du vin. Dès 1872, l’État, trop heureux de ce ressentiment, l’exploita sans vergogne et imposa lourdement l’absinthe sans reverser la part indispensable de cette manne à la lutte contre l’alcoolisme. Miroir de l’âme, l’absinthe fut aussi ce sismographe de la société, et plus d’un capitaine d’industrie se félicitait qu’un ouvrier absinthé ne trouve plus la force de se syndiquer.

Prohibé en plaine boucherie

Affiche d'AudinoSur ce, flairant un nouveau conflit avec l’Allemagne, les va-t-en guerre revanchards firent croire que la Morgane des beuglants était la cause d’un nombre croissant d’aliénés dans les asiles ou de réformés à la conscription et hurlèrent à « l’érosion de la défense nationale ». Et les ultranationalistes, antidreyfusards (thèse d’un complot ourdi contre l’armée) jouèrent, à ses dépens, un nouvel acte de la lutte éternelle de Bacchus (dieu du vin, maître en Gaule) contre Gambrinus (divinité de la bière moitié allemande, moitié flamande).

Raymond Poincaré prohiba l’absinthe, le 16 mars 1915, en pleine boucherie de celle que l’on nomme, bizarrement, la « Grande Guerre ». C’était un gage gratuit donné aux hygiénistes et aux versatiles militaires, auteurs des premiers décrets d’interdiction, dans l’espoir de détourner momentanément les regards de l’enfer des tranchées. La supercherie fit long feu, et l’on s’aperçut vite que la suppression du Poison empoisonné n’avait en rien diminué l’alcoolisme. Madelon servait à profusion la gnôle, le Byrrh, le rhum de l’Argonne ou l’anis Foch dans les infâmes boyaux du Chemin des Dames pour maintenir l’ardeur des hommes au combat avant de leur glisser subrepticement du bromure dans la soupe. Et les troufions se passaient ce bon mot : « L’absinthe perd nos fils mais la mère Picon les sauve ! » avant d’aller fumer des feuilles d’absinthe, histoire de faire la nique aux artificiers de ces massacres annoncés. Au surplus, l’intoxication, la cabale et l’interdiction n’avaient fait que renforcer le mythe de la Fée défunte.

À consommer avec délectation

Enveloppe publicitaire absinthe CusenierDepuis 1988, la communauté scientifique ne juge plus l’absinthe « épileptisante », et les ministères du Commerce et de la Santé autorisent des « similaires aux extraits de plantes d’absinthe », une locution alambiquée pour éviter de réviser une aberration historique. Une centaine de produits sont proposés à la vente sur le Net, mais une poignée sont fidèles aux recettes historiques : La Muse Verte (Artez), les absinthes Devoille ou Lemercier (Fougerolles), François Guy ou Émile Pernod (Pontarlier) et Nouvelle-Orléans (Saumur)…

Vasodilatatrice, la « Fée des feintes » élargit votre champ de vision, détend votre appareil digestif, gonfle vos poumons, libère les cristaux de votre oreille interne, stimule votre imaginaire, vous allège et vos pieds quittent le sol. Vous lévitez en apesanteur et prenant de la hauteur, vous acquérez un nouveau point de vue sur vous-même puis sur le monde. Loin de vous mener à la déraison, l’absinthe mène donc à la raison. À condition de ne pas en abuser, car cocktail de plantes et d’épices complexe, elle doit être consommée avec distinction, dilection et délectation. Ne recherchons donc pas ses plus hauts titres alcooliques et ses concentrations en thuyone les plus élevées puisqu’ils s’annulent, l’alcool prenant le pas sur les effets de la thuyone amère. N’allons surtout pas tenter de nous « casser la tête » avec l’absinthe car nous risquerions de nous abîmer beaucoup plus. Admettons plutôt que son mode de consommation ritualisé, via la cuillère ajourée, et l’adjonction d’eau ou de sucre engage à la savourer lentement, en connaisseur appréciant sur la langue la nuance particulière de chacune des plantes la composant.

Goutte de rosée, infusion chamanique, potion magique, boisson alchimique, élixir, ambroisie, gingembre vert, lait de tigre, herbe aux prouesses, l’absinthe véritable macérée dans l’alcool de vin et lentement distillée ouvre, repousse et perfore l’horizon. C’est un talisman à partager en galante compagnie.

Gare aux idées reçues !

Si l’absinthe ne mène pas directement à la folie, elle n’est pas non plus la martingale imparable menant au génie. Seul le travail peut y conduire et à proportion du talent, de la personnalité et de la force de caractère. En revanche, il est exact que la structure moléculaire de la thuyone, le principe actif de la plante absinthe est similaire à celui du tétrahydrocannabinol, le principe actif du cannabis. Néanmoins, des travaux sont en cours pour déterminer comment les récepteurs chimiques du cerveau captent et assimilent ces deux principes actifs, et à ce stade, tout semble se dérouler différemment.

Historien d’art, Benoît Noël est l’auteur de plusieurs livres sur l’absinthe dont Absinthe, un mythe toujours vert, L’Esprit Frappeur, Paris, 2000 et La Rebuveuse d’Absinthe, Éditions BVR, Sainte-Marguerite des Loges, 2005 (http://herbaut.de/bnoel).

Droit de réponse suite à l’article prohibitionniste dans Valeurs Actuelles

ASUD, Auto-Support des Usagers de Drogues, a exigé la publication de ce droit de réponse aux accusations de prosélytisme et de gabegie de l’argent des subventions. L’article de Valeurs Actuelles du 18 mars 2005 fut un point d’orgue de la nouvelle campagne hystérique contre les usagers de drogues en France.

A Monsieur Arnaud Floch, journaliste à Valeurs Actuelles

Après avoir lu dans le n°3564 de V.A., votre dossier, consacré à la réduction des risques liés à l’usage des drogues nous avons été partagés entre l’étonnement et la colère.

Votre dossier appelle la réponse suivante : l’association, Auto-Support des Usagers de Drogues (ASUD), n’est pas une hydre menaçante pilotée par la gauche, comme le sous-entend vos propos. Non seulement nous n’employons modestement que quatre salariés à plein temps après 13 ans d’existence, mais nos premiers fonds nous ont été accordés par un gouvernement de droite justement, et ont été depuis régulièrement renouvelés lors de toutes les alternances.

Or d’après votre papier, la politique de réduction des risque (RdR) serait une politique « instaurée par la gauche » (p. 20). RIEN N’EST PLUS CONTRAIRE À L’HISTOIRE, et tous le spécialistes le disent et l’écrivent : la RdR est fille de la droite. C’est Michèle Barzach en 1987, alors Ministre de la Santé du premier gouvernement de cohabitation, qui inaugure cette politique en France en autorisant la vente de seringues stériles aux toxicomanes, un geste qui sauve de la contamination par le VIH des dizaines de milliers d’usagers de drogues. C’est ensuite Simone Veil et son secrétaire d’État Philippe Douste-Blazy en 1993 qui font passer le nombre de places méthadone de 50 à 5 000, et surtout autorisent la mise sur le marché de la buprénorphine (le Subutex) deux ans plus tard, faisant rapidement de la France l’un de pays les mieux dotés en matière de traitements de substitution aux opiacés.

Quant au soi-disant échec de la RdR, le flou des affirmations gratuites de vos articles tente, là aussi, d’obscurcir la logique implacable des faits. Toutes les statistiques prouvent au contraire son succès foudroyant. En 10 ans, la RdR a fait des usagers de drogues un groupe quasiment exempt de contaminations VIH, et les overdoses sont passées durant la même période de 600 à moins de 100, ce qui est une sorte de miracle en terme de prévention,(Institut National de Veille Sanitaire, rapport 2004).

Mais surtout, et c’est probablement là l’explication de votre hargne à notre égard, elle a permis à des dizaines de milliers d’usagers de drogues de renouer avec la vie de famille, avec la vie professionnelle et bien souvent avec la vie tout court (Actes de la Conférence de Consensus sur les traitement de Substitution aux Opiacés). Or, rien ne semble plus vous exaspérer que cette réussite-là. En inscrivant les usagers de drogues sans restriction dans le domaine des soins, la réduction des risques nous donne des droits que la loi de 70 nous déniait jusqu’à présent.

Cela est dérangeant au point que votre papier essaye constamment de gommer ce qui fait la particularité d’ASUD. Or depuis 13 ans, nous ne cessons de nous affirmer tels que nous sommes : une association d’usagers et d’ex- usagers de substances psychoactives, considérant que notre consommation passée ou présente ne mérite pas la peine de mort à laquelle nous condamne la prohibition sous ses formes multiples. Non seulement notre objectif n’est pas de faire la promotion des drogues, mais nous sommes probablement mieux placés que l’association France sans Drogue pour en connaître les dangers.

Autre point, même tempérer d’une hypothétique approximation (vous nous dite « ou presque »), l’allégation concernant le montant de nos subventions est une navrante contre-vérité. Divisez ce chiffre par mille… ou presque.

Pourtant très au fait de la prose d’ASUD en ligne sur Internet, vous n’avez pas jugé utile de rappeler le long développement que nous consacrons à la question du prosélytisme, dans un courrier adressé au sénateur Bernard Plasait. De même, les citations attribuées à ASUD sont systématiquement ou tronquées ou sorties volontairement de leur contexte.

Notre site Internet ne fait nullement la promotion du cannabis – un délit toujours durement réprimé par le Code pénal. Nous y affirmons au contraire, dans un dossier consacré au cannabis thérapeutique, que le cannabis est une drogue, au même titre que l’héroïne ou la cocaïne. Notre propos est de s’intéresser aux personnes atteintes par diverses pathologies graves et qui déclarent avoir connues un soulagement médical grâce à la consommation de cannabis. Pour échapper au deal de rue, ces personnes ont souvent opté pour la culture et la production de leur propre chanvre. Nous avons donc considéré de notre devoir de faire le point sur tout ce qui peut exister comme informations sur le sujet, tout en clôturant notre propos d’un rappel à la loi long d’une page.

De même, nous n’avons jamais écrit, que l’usage des drogues était “protégé par la Déclaration des droits de l’Homme ”. En revanche, nous mentionnons souvent le fait que l’usage individuel, dans un lieu privé, par un adulte responsable n’est pas contradictoire avec l’exercice de la liberté tel qu’il est défini dans la Déclaration de 1789 : la liberté de chacun s’arrête là où commence celle des autres.

Sur la tombe de tous les drogués sacrifiés au mythe des sevrages répétitifs et obligatoires des années 70 à 90, on aurait pu inscrire cette phrase terrible prononcée par un psychiatre après le suicide d’un de ses patients en thérapie : “ Il est mort, certes, mais il est mort guéri ! ”

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