Séminaire EHESS 2015-2016 – La prohibition des drogues : approche transversale

L’EHESS et ASUD ont co-organisé un séminaire gratuit ouvert à tous d’octobre 2015 à juin 2016.

La prohibition des drogues fait aujourd’hui débat. Face aux échecs de la guerre à la production et au commerce des drogues, devant l’explosion de la criminalité et des conflits dérivés de la prohibition, et constatant que malgré tous les interdits la consommation mondiale ne cesse de se développer, la question du bien-fondé de la prohibition n’est plus seulement posée par des associations d’usagers et des chercheurs en sciences sociales, mais par des hommes d’État et des fondations internationales. Le constat est accablant : la guerre à la drogue tue beaucoup plus que la consommation de drogue. Or, face à l’énorme problématique soulevée par les dites drogues, renvoyant à des questionnements philosophiques, religieux, sociétales, psychanalytiques, l’expertise est confiée normalement à des policiers, des juges, des psychiatres, des médecins, des assistants sociaux et des organismes de rédemption. Une approche qui amplifie le traitement répressif, criminogène, ostracisant, méprisant ou apitoyant des consommateurs des dites drogues. Par ce séminaire collectif de recherche, nous voulons questionner les motivations, l’historique, la pertinence de la prohibition des drogues, dans une approche transversale qui se veut aussi trans-universitaire. Notre volonté est de faire de ce séminaire à la fois un carrefour d’échanges de connaissances et un laboratoire pour des nouvelles recherches.

Quelles ont été et sont aujourd’hui les raisons de la prohibition des drogues ? La prohibition des drogues a une histoire, une géographie, une sociologie, une anthropologie. Sur le temps long, en fait, c’est le « ferment divin » qui a fait débat, bien plus que les « plantes des dieux ». Si le monde judéo-chrétien, tout en condamnant l’ivresse et les excès, a intégré le vin jusque dans le rite liturgique, le monde musulman a fait de la prohibition de l’alcool un des piliers de l’ordre moral de la société. Dans le monde chrétien, la première loi de prohibition des drogues fut l’œuvre de l’Inquisition de Mexico qui, en 1620, interdit la consommation du peyotl et d’autres plantes « magiques ». Prônée par des ulémas ou par des prêtres, la prohibition des drogues apparaît sous le sceau de l’ordre moral dicté par la religion. Avant la focalisation sur des raisons de santé, personnelle et publique, l’interdiction des drogues a été bâtie sur des motivations religieuses. Le vin en Islam, le peyotl et autres plantes en Chrétienté, ont été associés à l’ivresse, aux plaisirs incontrôlés, au mal, au diable. Les « ligues de tempérance et de vertu » qui, au début du XXe siècle, ont été le fer de lance de la vague de prohibition des drogues et des alcools en Occident et en Orient, n’ont fait que reprendre une morale religieuse ancienne : l’ivresse et les plaisirs doivent rester un rêve de paradis céleste. Dans le monde occidental, après des religieux ce sont aujourd’hui des médecins et des psychiatres qui ont repris le flambeau de la doctrine du salut de l’humanité. En robe noire ou en blouse blanche, certains croient pouvoir s’arroger le droit de dire ce qui est bon pour le corps et pour l’esprit. Quelle morale pour quelle loi, quel droit pour quelle liberté ?

Programme et intervenants

7/10/2015 > La prohibition des drogues : approche transversale

  • Alessandro Stella, historien, directeur de recherche au CNRS
  • Michel Kokoreff, sociologue, professeur à l’Université Paris 8
  • Fabrice Olivet, directeur d’ASUD
  • Laurent Appel, journaliste, membre d’ASUD

12/11/2015 > La prohibition des drogues et de l’alcool en pays chrétien et musulman : approche historique

  • Alessandro STELLA, historien, DR au CNRS
    • « La prohibition du peyotl par l’Inquisition de Mexico »
  • Nessim ZNAÏEN, historien, doctorant à l’EHESS
    • « La prohibition de l’alcool et des drogues en pays d’Islam »

Discutant : Jean-Pierre ALBERT, anthropologue, DE à l’EHESS, Toulouse

10/12/2015 > La prohibition de l’opium en Chine et en Indochine

  • Xavier PAULES, historien, MC à l’EHESS de Paris
    • « La prohibition de l’opium en Chine »
  • Philippe LE FAILLER, historien, MC de l’Ecole française d’Extrême-Orient
    • « La prohibition de l’opium en Indochine »

Discutant : François-Xavier DUDOUET, sociologue, CR au CNRS

7/01/2016 > La prohibition de l’alcool aux États-Unis et en Europe

  • Alessandro STELLA, historien, DR au CNRS
    • « La prohibition de l’alcool aux États-Unis »
  • Véronique NAHOUM-GRAPPE, anthropologue, chercheuse à l’EHESS
    • « Le statut de l’ivresse en France aux XIXe-XXe siècle »

Discutante : Michel KOKOREFF, sociologue, Professeur à l’Université de Paris 8

11/02/2016 > Usage coutumier et résistance à la prohibition : le cas du khat

  • Franck MERMIER, anthropologue, DR au CNRS
    • « Le khat au Yémen »
  • Alain GASCON, géographe, professeur émérite à l’Université de Paris 8
    • « Le khat en Éthiopie : un moteur du développement ? »

Discutant : Olivier MAGUET, consultant en actions sociales et de santé, administrateur de Médecins du Monde

10/03/2016 > La prohibition dans les pays de production et de consommation séculière

  • Claude MARKOVITS, historien, DR au CNRS
    • « Opium et cannabis en Inde : une perspective historique »
  • Walid CHAMKHI, historien du droit, doctorant à l’Université de Nantes
    • « L’usage du haschisch au Maghreb : entre tolérance et répression »

Discutant : Alessandro STELLA, historien, DR au CNRS

7/04/2016 > La prohibition des drogues comme instrument de stigmatisation aux État Unis et en France

  • Carl HART, neuro-psychopharmacologue, Columbia University
    • « La prohibition des drogues au service de l’oppression raciale aux États-Unis »
  • Fabrice OLIVET, directeur d’ASUD
    • « Race, ethnies, communautés à l’épreuve de la prohibition. La guerre à la drogue comme outil de contrôle des minorités ethniques en France, 1980-2005 »

Discutant : Michel KOKOREFF, sociologue, professeur d’Université à Paris 8

12/05/2016 > L’économie criminelle de la drogue en Amérique Latine et en Europe

  • Edgardo MANERO, sociologue, CR au CNRS
    • « Prohibition, criminalité et criminalisation en Amérique latine »
  • Fabrice RIZZOLI, politologue, président de l’association Crim’HALT
    • « Italie : d’une mafia à l’autre »

Discutant : Alessandro STELLA, historien, DR au CNRS

9/06/2016 > La régulation post-prohibition, modèles et pratiques

  • Christian BEN LAKHDAR, économiste, MC Université de Lille 2
    • « Les modèles de régulation du marché du cannabis, entre santé publique et assèchement des marchés souterrains »
  • Laurent APPEL, journaliste, membre d’ASUD
    • « La régulation du marché par l’industrie globalisée du cannabis »

Discutante : Anne COPPEL, sociologue, présidente d’honneur de l’Association Française pour la Réduction des Risques

Modérateur : Michel KOKOREFF, sociologue, professeur à Paris 8

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De profundis

« Je ne suis pas l’homme du doute, je suis l’homme des résolutions. » Charles Pasqua, un homme politique comme on n’en fait plus, nous a quittés en juin 2015.

Ses collègues de l’Assemblée nationale et du Sénat ont unanimement salué son engagement à 15 ans dans la résistance, ont de concert souligné son patriotisme et son indéfectible soutien au général de Gaulle. Nicolas Sarkozy, son fils spirituel en politique, voit en Charles Pasqua « l’incarnation d’une certaine idée de la politique et de la France faite d’engagement, de courage et de convictions ». Quant à Isabelle Balkany, elle pleure la mort de « son second père, et pas seulement en politique tant cet homme était extraordinaire ». À gauche, les hommages ont été moins élogieux et Manuel Valls a dû tancer les députés socialistes qui rechignaient à se lever pour honorer la mémoire de l’homme politique.

À l’école du crime

Histoire du SAC couvertureEn 1960, Charles Pasqua crée avec quelques amis le SAC (Service d’action civique), une « association ayant pour but de défendre et de faire connaître la pensée et l’action du général de Gaulle », en réalité une milice a son service qui recrute dans la police comme chez les truands, allant même jusqu’à extraire certains d’entre eux de leur prison. Parfois munis de fausses cartes de policiers, ses membres sont impliqués dans de nombreux coups tordus, de l’affaire Boulin à l’affaire Markovic, de l’enlèvement du colonel Argoud à la disparition de Ben Barka.

« Coups et blessures volontaires, port d’armes, escroqueries, agressions armées, faux monnayage, proxénétisme, racket, incendie volontaire, chantage, trafic de drogue, hold-up, abus de confiance, attentats, vols et recels, association de malfaiteurs, dégradation de véhicules, utilisation de chèques volés, outrages aux bonnes mœurs » (François Audigier, Histoire du S.A.C., éditions Stock, 2003) : on ne compte plus les chefs d’accusation portés contre des responsables du SAC qui, en 1968, étaient prêts à ouvrir les stades pour y parquer les gauchistes.

Les médias ont retenu le militant toujours au service de la France, un homme déterminé qui cachait un grand cœur sous ses airs méchants. Ils ont souligné son accent à la Fernandel, sa grande gueule et cet air patelin que les Français, les vrais, appréciaient, mais ne se sont pas répandus sur le parcours de celui qui, avant de devenir député des Hauts-de-Seine en 1968, était employé par la société Ricard. D’abord comme représentant, puis comme directeur de l’exportation où il avait sous ses ordres Jean Venturi, truand corse notoire, chargé d’importer et de distribuer du pastis au Canada, mais aussi de l’héroïne en provenance de Marseille, d’après la DEA. En 1967, un mandat d’arrêt international est établi à l’encontre de Jean Venturi qui s’est évaporé dans la nature et ne sera jamais arrêté… De là à supputer qu’il aurait bénéficié de l’aide des amis corses de Pasqua pour se faire la belle, il y a un pas que je franchis allègrement. Jean Venturi, qui dirigea plusieurs sociétés en association avec ses frères, s’est éteint en 2011 à Marseille. Il avait 89 ans.

Une main de fer dans un gant de velours

Ministre de l’Intérieur de 1986 à 1988 (le premier gouvernement de la cohabitation), mais aussi président de la Commission parlementaire sur les problèmes de la drogue, Charles Pasqua s’illustre par la répression des manifestants contre la loi Devaquet et le décès de Malik Oussekine, matraqué à mort le 5 décembre 1984 par un membre de la brigade des « voltigeurs motoportés ». Il chapeaute aussi l’arrestation des membres du groupe Action directe.

En 1988, alors que Jean-Marie Le Pen obtient 14,4 % de voix au premier tour de l’élection présidentielle, Charles Pasqua se déclare en faveur d’une alliance avec le Front national, ce dernier partageant « les mêmes préoccupations et les mêmes valeurs que la majorité ». Il profite aussi de la fusillade perpétrée par Florence Rey et Audry Maupin pour réaffirmer son combat en faveur de la peine de mort.

De profundis Pasqua Pascal 2Après une éclipse, Charles Pasqua redevient ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement du territoire en 1993, année où le Circ organise la première Journée internationale d’information sur le cannabis. Et voilà qu’une semaine plus tard, il coupe l’herbe sous le pied des militants, déclarant que « la dépénalisation des drogues douces est un sujet de réflexion qui devrait faire l’objet d’un grand débat au Parlement », ajoutant que « dépénaliser aurait l’avantage de mettre un terme à l’économie souterraine ». Des considérations qui déclenchèrent une salve de commentaires, les plus paranos soupçonnant notre ministre de vouloir prendre en main le trafic de banlieue et d’autres de vouloir mettre des bâtons dans les roues de Simone Veil, ministre de la Santé.

Trois mois plus tard, Charles Pasqua expliquera, via L’Express, que s’il est « partisan d’un grand débat autour des concepts de dépénalisation de l’usage et même de la légalisation du commerce des drogues », c’est pour qu’éclate au grand jour ce qu’il considère comme une « mystification ». En septembre 1993, le ministre de l’Intérieur charge Simone Veil de créer une Commission. Lorsqu’il nomme en décembre son président Roger Henrion, Charles Pasqua précise que cette Commission « ne saurait en aucun cas aller dans la voie de la dépénalisation ».

Profession trafiquant

En juin 1998, la Cora (Coordination radicale antiprohibitionniste) organise son congrès annuel à Paris dans une salle de l’Assemblée nationale. Des responsables politiques et associatifs sont invités à échanger sur le thème « La prohibition est un crime ».

18 ans de solitude Bourequat couvertureLe clou de ce congrès a été l’intervention d’Ali Bourequat en direct de son exil du Texas. Citoyen franco-marocain, Ali Bourequat et ses deux frères ont été enlevés en 1973 et incarcérés dix-huit ans dans le camp de la mort de Tazmamart au Maroc. En 1991, suite à la mobilisation d’organisations des Droits de l’homme et à des pressions du président américain Jimmy Carter, les frères Bourequat seront libérés et rapatriés en France.

Lors de leur très long séjour en prison, ils ont recueilli de nombreuses confidences de truands aguerris et de prisonniers politiques. Dans un livre publié en 1994 (Tazmamart : Dix huit ans de solitude, éditions Michel Lafon), Ali Bourequat accuse Charles Pasqua – grand ami d’Hassan depuis la fusion de Pernod avec Ricard – d’avoir supervisé deux laboratoires de transformation de cocaïne en 1962, l’un à Tanger, l’autre à Agadir. Il pousse le bouchon un peu plus loin, affirmant que des kilos de coke, de connivence avec les autorités françaises, « étaient transportés dans des avions militaires atterrissant dans les deux importantes bases militaires d’Évreux et de Tours ».

Et voilà qu’un jour, Ali Bourequat est contacté par Jacqueline, épouse d’un fils de la famille Hémard, propriétaire de la distillerie Pernod. Elle lui raconte que tous les ans, au mois d’août, la famille au grand complet se retrouve dans un hôtel luxueux de Genève où Françoise Hémard (l’administratrice de la holding Pernod-Ricard) distribue à tous les membres de la famille une coquette somme provenant, selon Jacqueline, des bénéfices réalisés dans le trafic de cocaïne par Charles Pasqua et le clan Hémard. Suite à ses confidences faites lors d’un rendez-vous secret avec Ali Bourequat en Grèce, Jacqueline est menacée de mort par trois individus se présentant comme des agents de la DST. Ali est à son tour agressé par des individus louches, il s’en plaint dans un entretien accordé au journal Le Monde, ce qui lui vaut d’être convoqué par le chef de l’unité antiterroriste. Il adresse aussi une lettre à Charles Pasqua par l’intermédiaire de son avocat. Craignant pour sa vie (et celle de sa fille), Jacqueline Hémard fuit aux États-Unis. Quant à Ali Bourequat, il la rejoint suite à plusieurs menaces de mort. Après avoir été reçu par l’ancien président Jimmy Carter et avoir déposé devant la Commission des droits de l’homme du Congrès, Ali Bourequat – et Jacqueline Hémard qu’il épouse – obtient l’asile politique, une décision rarissime aux États-Unis. Joint par téléphone, Ali Bourequat a réitéré ses accusations contre Charles Pasqua, lequel n’a pas bronché. Habitué des coups tordus comme le prouve son CV judiciaire, Charles Pasqua a été impliqué dans une dizaine de dossiers portant sur des pots de vin touchés dans le cadre de ses hautes fonctions politiques. Il a été relaxé dans six affaires, condamné à deux reprises (dont une pour financement illégal de sa campagne électorale en 1999), et il est mort avant de savoir ce que lui réservait la justice pour un énième détournement de fonds.

Pour Charles Pasqua comme pour Nicolas Sarkozy, la politique n’est qu’un tremplin permettant de s’en mettre plein les poches. Toujours prêt à vous rouler dans la farine, menteur comme un arracheur de dents, cynique et dédaigneux, arrogant et autoritaire, celui qui se faisait fort de « terroriser les terroristes » terrorisait aussi ses amis politiques.

Souhaitons que Charles Pasqua, qui se vantait de détenir des dossiers compromettants sur le gotha de la politique, a pris le temps de tenir le journal intime de ses multiples exactions avant de passer l’arme à droite.

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Pas de pitié pour le Captagon®

* Simone de Beauvoir raconte dans le second tome de ses mémoires, La force de l’âge, comment elle s’était inquiétée quand Sartre, bourré de Corydrane®, lui avait confié qu’il était poursuivi par des crabes et des homards…

Selon le célèbre dicton militaire, on peut tout faire avec des baïonnettes sauf s’asseoir dessus. Avec des amphétamines, on peut faire la guerre, préparer des examens, écrire la Critique de la raison dialectique si l’on s’appelle Jean-Paul Sartre* ou… se faire sauter. Mais avant d’aller plus loin, petit détour par l’histoire.

Le mot composé est un peu technique : pharmaco-psychose. Une substance psychoactive, une drogue, peut provoquer transitoirement un état psychotique, c’est-à-dire de perturbation globale du rapport à la réalité. Aucune drogue n’est mieux placée que l’amphétamine pour illustrer ce phénomène. Nous sommes des machines à deux temps (veille/sommeil) et la perturbation de ce rythme est notre plus grande vulnérabilité, bien avant la soif ou la faim. Après deux ou trois nuits sans sommeil, un être humain présente des hallucinations, se livre à des interprétations délirantes et peine à effectuer des tâches simples. Les Soviétiques, qui le savaient, utilisaient la privation de sommeil comme arme de torture (comme le montre bien le film de Costa-Gavras, L’aveu (1970), tiré du livre éponyme d’Artur London). Au bout de quelques dizaines d’heures, les plus solides signaient des aveux délirants pour qu’on les laisse un peu dormir. Autre manière de dire que les amphétamines, dès qu’on en abuse, rendent fou. J’ai relu, pour écrire cet article, Speed. La déglingue, de William S. Burroughs Jr., que j’avais beaucoup aimé au moment de sa publication en français en 1971. Je n’aurais pas dû, j’ai été très déçu. C’est le risque, bien connu, des relectures…

« La benzédrine a gagné la bataille d’Angleterre ! »

L'aveu affiche

Avec les psychiatres, les militaires se sont toujours beaucoup intéressés aux substances psychoactives. Soit pour renforcer les capacités de leur propre armée, soit pour désorganiser celle des autres (on a songé à utiliser le LSD dans ce but). Les amphétamines sont nées quelques décennies avant qu’elles ne soient utilisées durant la Seconde Guerre mondiale. À la fin du XIXe siècle, des chimistes japonais isolèrent le principe actif d’une plante, l’éphédra, connue de longue date pour dilater les bronches, augmenter la pression artérielle et stimuler le cerveau (Dr G. Varenne, L’abus des drogues, Charles Dessart éditeur, 1971, chapitre V : « La dépendance du type amphétaminique ».). Il suffira d’une simple modification de ce principe actif, baptisé éphédrine, pour obtenir, dans les années 20, un produit beaucoup plus puissant, la première amphétamine. Les essais cliniques eurent lieu aux États-Unis dans les années 30. Quelques années avant le début de la deuxième guerre mondiale apparut la dexamphétamine (benzédrine ou Maxiton®), puis la méthylamphétamine commercialisée en Allemagne sous le nom de Pervitin®. C’est la « meth » d’aujourd’hui.

Approches Drogues et Ivresse Junger couvertureSi les stimulants sont absents de la Première Guerre mondiale ou presque (Dans Approches, drogues et ivresse, Ernst Jünger raconte comment, à la fin de la Grande Guerre, les premiers aviateurs allemands consommaient de la cocaïne pour diminuer la fatigue et la peur et comment ils lancèrent la mode de cette substance), les amphétamines vont donc dominer la Seconde, surtout au début. Elles semblaient avoir toutes les propriétés pour décupler l’énergie, la résistance à la fatigue, à la faim et à la peur. Durant la bataille d’Angleterre où l’aviation britannique luttait dans le ciel contre les Stukas allemands dans un état de grande infériorité numérique, mécaniciens comme pilotes consommaient de la benzédrine. Certains pilotes anglais se posèrent même sur des aéroports français tant ils étaient « défoncés » ! À la fin de cet épisode crucial, les journaux britanniques titrèrent : « La benzédrine a gagné la bataille d’Angleterre ! » On abandonna les speeds, du côté allié comme de celui des forces de l’Axe, quand on comprit que, sous l’effet de cette substance, l’efficacité s’effondre rapidement tandis que le sentiment d’efficacité continue à croître. Cette disjonction était fatale ! Seuls les Japonais continuèrent à utiliser largement les amphétamines. Lorsque l’Empire nippon s’effondra, après Hiroshima et Nagasaki, d’énormes stocks militaires se retrouvèrent sur le marché noir, donnant lieu à la première grande épidémie « civile » de consommation de cette substance. Les actes de violence et les décompensations psychiatriques se multiplièrent au point que le Japon disposa durant les vingt années suivantes d’un quasi-ministère de la lutte contre les amphétamines. Actuellement, certains pays d’Asie du Sud-Est sont confrontés à une épidémie de consommation de méthamphétamine. C’est en particulier le cas de la Thaïlande, qui tente de lutter contre des laboratoires clandestins installés du côté birman de la frontière. Les étudiants, les prostituées, les camionneurs furent les premiers consommateurs de Yaba (le médicament qui rend fou), mais l’usage s’étend.

Un marché qui explose au Moyen-Orient

Captagon Pascal 1Venons-en au terrorisme. Certains témoins racontent que, le 13 novembre dernier, les tueurs du Bataclan tiraient de manière mécanique à hauteur d’épaule en tournant sur eux-mêmes. Debout au milieu des gens qu’ils abattaient, ils ne déviaient pas leurs tirs sauf pour réarmer. Ce qui expliquerait qu’il n’y ait pas eu plus de victimes, en particulier parmi ceux qui, terrorisés, se sont allongés les uns sur les autres, à leurs pieds. Voici, par ailleurs, comment le gérant d’un cybercafé décrit Salah Abdeslam le soir des attentats : « Ce qui m’a interpellé, c’est que cet homme avait l’air d’avoir bu ou consommé de la drogue. Son visage et ses yeux étaient gonflés – se souvient le vendeur. Il ressemblait à un des nombreux toxicomanes que l’on rencontre à Château-Rouge » ( Le Monde du 01/01/16). Les tueurs étaient-ils sous Captagon® (fénétylline), une amphétamine classée comme stupéfiant depuis 1986 et qui inonde littéralement les marchés clandestins moyen-orientaux depuis quelques années ? À Beyrouth, un prince saoudien s’est fait prendre en octobre 2015 avec, excusez du peu, deux tonnes de Captagon® ! Il s’apprêtait à prendre l’avion pour son beau pays. Et l’Arabie saoudite vient d’annoncer une prise de cinq millions de pilules d’amphétamines (lepoint.fr, 27/12/15), avec peine de mort à la clé pour les trafiquants. D’après les chiffres de l’Organisation mondiale des douanes, la quantité de pilules saisies dans les pays de la péninsule arabique a fortement augmenté ces dernières années : plus de 11 tonnes de Captagon® en 2013, contre 4 seulement en 2012 (Sciences et Avenir du 17/11/15).

Comme toutes les amphétamines, le Captagon® fait disparaître le besoin de dormir et de manger, du moins dans certaines limites, et diminue la peur. D’après certaines sources, il ferait aussi disparaître tout sentiment de pitié (Je me permets de renvoyer à mon article « Des drogues et des violences », revue Chimères, n°85). Dans un contexte moins tragique, une telle remarque ferait rire. Si quelqu’un a préalablement extirpé de son esprit tout sentiment de pitié, le passage à l’acte violent ou cruel lui sera probablement facilité par la prise d’amphétamines. Mais ce préalable est nécessaire. Comme pas mal d’étudiants de mon époque, j’ai consommé du Captagon® pour réviser mes examens et je ne me souviens pas avoir utilisé des armes de guerre contre des civils désarmés, installés à la terrasse de cafés ou assistant à un concert de musique… De même, il est probablement plus facile de se faire sauter sous Captagon® quand on a, au préalable, décidé de le faire.

Bref, il faudra trouver autre chose que le Captagon® comme circonstance atténuante aux tueurs de Daesh. Mais la présence massive d’amphétamines dans l’une des régions les plus chaotiques et violentes de la planète n’a rien de rassurant. Bonne année 2016 !

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Bloodi, le premier droguézeureux

Asud vous parle de dope depuis vingt-quatre ans sur un mode particulier qui peine à trouver une définition mais qui explique peut-être notre longévité. Pour caractériser ce ton, on pourrait inventer un néologisme : le « bloodisme ». Et on dirait d’une situation qu’elle est « bloodiesque », comme on écrit « dantesque », un adjectif qui ne se comprend que si l’on connaît l’univers particulier de l’auteur qui l’inspire. Le bloodisme, c’est une façon de parler des drogues qui n’est ni du pathos, ni du ricanement, ni du scientisme. C’est un mix de gore et d’humour au second degré. L‘élégance de parler de la dureté de la vie de tox avec infiniment de légèreté. C’est une recette difficile, un chemin étroit qui sert de marquage de nuit. Grâce à Bloodi, nous suivons… une ligne… de crête…

Il existe plusieurs façons de parler des drogues. Le mélodrame reste la plus facile, mais la petite déconne sur le pétard gagne aussi des parts de marché. Depuis quelques années, nous subissons également la montée du discours addicto « scientifique et objectif », ayant le mérite de prétendre se baser sur des statistiques, ce qui ne l’empêche pas d’être aussi faux-cul que les deux autres.

Dis-moi comment tu parles des drogues…

Commençons par le plus classique, et il faut bien le reconnaître, le mieux partagé : la dramatisation avec une pointe de pathos… Ce ton est d’autant plus surprenant que, soyons honnêtes, pour la grande majorité d’entre nous, les drogues et l’alcool ne riment pas avec tristesse et désespoir. Mais il est admis une fois pour toutes que le mode geignard, voire l’imprécation vertueuse doivent demeurer les véhicules standard dès lors qu’il s’agit de donner des informations sur les drogues, la manière de les consommer, sur qui les vend et qui les achète. C’est le royaume des fameuses paniques morales (lire Flakka : la panique morale à 5 dollars) qui empruntent les faux-nez du moment, les « drogues du viol », les « drogues qui rendent accro à la première prise », les drogues qui font semblant d’être douces mais qui rendent schizophrène… Bref, au même titre qu’il n’y a pas de drogués heureux, il n’y aurait pas de drogues innocentes. Le pire est que les consommateurs eux-mêmes utilisent volontiers ce véhicule confortable pour narrer leurs propres expériences. Le cinéma et la littérature nous régalent de biopics plus ou moins authentiques où Christiane F. se donne la More sur les Chemins de Katmandou. À titre d’exemple, il faut visionner Requiem for a Dream, le film inventé pour casser le moral au fêtard le plus endurci.

À l’autre bout du spectre, vous avez le genre « rigolade de potache ». « Il a fumé la moquette ! » Et voilà un vilain petit sourire qui pointe sur le visage des animateurs de plateaux télé dès que l’on parle de fumette ou même de lignes de coke. Dans la foulée des Frères Pétards ou de la série Weeds, un minuscule coin de tolérance s’est glissé dans la solennité officielle avec la popularisation du cannabis, mais un tout petit coin strictement réservé aux divertissements façon amateur de « l’esprit Canal ». Un clin d’œil entre initiés, certes, mais un espace sans doute appelé à prospérer à l’ombre d’une censure officielle qui reste la norme pour les discussions sérieuses entre adultes responsables.

Ouin Bloodi prend de la drepouÀ propos de sérieux, la troisième langue utilisée par les médias Main Stream est celle des articles à connotation scientifique, ceux qui référencent l’OFDT toutes les quatre lignes en citant abondamment psychiatres et neurobiologistes. Cette communication, qui se veut moderne et non moralisatrice, a tout de même pour objet essentiel de ne parler que des dangers liés à la consommation de substances. Elle reste en cela profondément influencée par cette loi de 1970, qui prescrit de ne jamais présenter une substance interdite « sous un jour favorable ». Les addictologues tentent bien de se dédouaner en disant beaucoup de mal de l’alcool et du tabac mais au final, on reste dans une communication calibrée pour stigmatiser l’ivresse. Seule différence : les prescriptions sanitaires se substituent aux anathèmes moralisateurs. Que faire pour passer les mailles d’un filet solidement tressé par des lustres d’hypocrisie ?

Bloodi et le bloodisme

Depuis un peu plus de vingt ans, nous essayons de tracer notre route entre ces trois chemins. Le pathos et les ricanements de potaches restent bien en cours dans les médias, le discours addicto, passablement ennuyeux, étant plutôt réservé à la presse écrite. Soyons juste, notre journal est lui-même souvent marqué par ces trois courants qui se succèdent parfois dans nos colonnes sans forcément se juxtaposer. C’est pourquoi nous sommes débiteurs vis-à-vis du petit bonhomme à crête. Lorsque Pierre Ouin débarque à la rédaction d’Asud journal avec sa BD sous le bras (lire Et Pierre est arrivé…), nous ignorions que son personnage fétiche allait devenir notre meilleur porte-parole pour pratiquer une novlangue sur les drogues.

Ça commence comme une voix off de commentaire animalier : « Bloodi s’est payé un demi-gramme d’héroïne et s’est troué les veines avec une seringue. » Douze cases se suivent, identiques, nonobstant la taille grandissante de la cendre qui refuse de tomber avant que le mégot incandescent n’entre en contact avec le doigt du fumeur. Puis il reprend la pose, les paupières se baissent comme le rideau du IIIe acte… et la vie continue, indéfiniment, identique elle aussi. Bloodi prend de l’héro est un chef d’œuvre d’Understatement. Le temps est suspendu par cette stupeur indéfinissable de l’héroïne qui offre pour une somme modique le même confort aux princes et aux mendiants.

Popeye SubuDans le n°27, sorti en 2005, un Bloodi transformé en Popeye nous dit « Shootez pas le Subutex les mecs, on a l’air con ». Là aussi, tout est dit…

Nous tentions déjà de décrire cette convergence entre Asud et Pierre Ouin en présentant le Courrier toxique : « Pour naviguer dans l’étroit goulet qui sépare l’exhibitionnisme du pittoresque, une solution existe : c’est le rire. » (lire Pierre Ouin et ASUD vous présentent Courrier Toxique).

Le bloodisme, c’est cette faculté de choper le détail qui tue, au sens propre, le truc craignos que l’on évite de placer dans les dîners en ville. Puis de faire de cette marque, considérée comme horrible par l’extérieur, un gag, une phénoménale rigolade qui dit les choses en restant à la hauteur du sujet, de l’intérieur, en se regardant face au miroir, d’aucuns diraient du point de vue de la communauté.

Le Tintin au pays des junkies ?

Bloodi, c’est le Tintin des junkies, un punk à la crête indémodable qui incarne à la fois un style de vie bohème, une obsession assumée de la défonce et une absence de sens moral revendiquée. Malgré cette accumulation de stéréotypes désobligeants, une vraie tendresse imprègne la narration des aventures du petit punk perfecto noir. Bloodi restera pour Asud le vrai, le seul symbole ouvertement communautaire.

Olive & Ouin BloodiExiste-t-il un sentiment communautaire parmi les tox ? Vieux débat. Nous avons souvent répondu par la négative, mais quand on prend de la dope, tout le monde se retrouve sur un point : comment se procurer des substances le plus rapidement possible, à moindre coût et dans la plus grande discrétion ? Bloodi a tout de suite incarné quelque chose qui est aux antipodes de la solidarité : l’appât effréné du gain, le goût des arnaques, le mépris pour les faibles qui ne savent pas flotter dans ce monde de brutes. Une caricature insupportable quand elle est énoncée de l’extérieur, par des soignants ou des journalistes en mal de sensations, mais qui devient un signe de reconnaissance quand elle est un clin d’œil complice lancé par un keupon qui fait partie de la famille.

Bloodi est bien le premier des droguézeureux. Celui qui sait nous parler de nos plaies avec tendresse. Il incarne l’antithèse du pathos, des ricanements ou du scientisme qui sévissent quand on parle des dopes car il aime avant tout se moquer de lui-même. Bloodi, c’est nous, sans concessions, sans pudeur mais avec tellement d’humanité qu’il nous oblige à nous rappeler que si le rire est le propre de l’homme, l’usage des drogues n’arrive pas très loin derrière.

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À Bloodi, les usagers reconnaissants

En 1995, la figure de Bloodi apparaît pour la première fois dans le journal d’Asud. Le petit keupon avec des chaussures rouges restera à nos côtés pendant dix-sept ans, toujours en quête de prods mais visiblement intrigué par une nouvelle arnaque : la réduction des risques. Ji-Air, président d’Asud et rédac’ chef du journal de 1993 à 1997, nous raconte l’histoire d’un apprentissage mutuel.

Quand je suis arrivé à Asud en 1992, voir, toucher, palper, humer le premier numéro du journal fait par les usagers pour les usagers, et surtout des usagers non-repentis, fut pour moi une véritable révélation et une aventure dans laquelle je me suis jeté à corps perdu. Mais rapidement, après le 4e numéro, on s’est senti coincé dans le format bichrome un peu austère des débuts. Ce journal, on le voulait plus « fun », plus visuel, plus coloré et là, une petite lumière s’est allumée dans ma tête : Bloodi. Je m’étais déjà régalé en lisant ses très toxiques aventures dans le magazine Viper, puis dans Métal Hurlant. Une nouvelle génération de dessinateurs punkies bousculait les convenances et les papys de la BD. Parmi eux, Pierre Ouin, un sacré coup de crayon, un humour trash et féroce teinté d’anarchie. Oui, il nous fallait Bloodi, c’était une évidence.

Le dessinateur attitré de la RdR

Mais comme tout vilain toxico qui se respecte, on a commencé par lui pirater un de ses dessins (Bloodi aurait fait pareil après tout). Mais pris de remords, j’envoie au lascar un exemplaire du journal et une invite à nous rencontrer rapido… accompagnée de quelques vagues excuses. Et le père Ouin est venu pointer sa truffe dans notre luxueux nouveau local (un petit deux pièces à Belleville, un palace après Barbès et les cités craignos). Le contact fut tout de suite excellent, Pierre était ravi qu’on lui ait taxé son dessin et était partant pour se lancer dans l’aventure Asud. Le problème, c’est qu’à l’époque, le pognon était rare et un dessinateur, ça a besoin de manger, accessoirement de se faire un shoot de temps en temps et de pouvoir offrir des bijoux à sa souris d’amour. Mais ça ne l’a pas bloqué : il avait kiffé notre journal et il se voyait bien initier Bloodi à la Réduction des risques qui débutait.

1995 [ASUD] Petit manuel du shoot à risques réduits 1995 [ASUD] Petit manuel du shoot à risques réduits-01Pour nous faire pardonner, on lui a quand même dégoté un job dans ses cordes : le Petit Manuel du shoot à risques réduits. Une première en France, tirée à 500 000 exemplaires grâce au ministère de la Santé. Le premier document consacré aux techniques de réduction des risques liés à l’usage de drogues par voie intraveineuse est une brochure réalisée par Aides en 1988, restée très confidentielle. Conçu en 1994, le Petit Manuel du shoot à risques réduits d’Asud va longtemps demeurer la seule brochure disponible à destination du public injecteur. Un super carton, devenu un classique, repris par les Portugais et les Argentins. Un succès qui vaut à Pierre d’être reconnu comme le dessinateur attitré de la RdR et d’être sollicité (et payé) pour de nombreuses brochures.

À partir du n°7, on a commencé à publier à chaque parution 1 page de comix de Bloodi, pour le plus grand plaisir de nos lecteurs qui se reconnaissaient parfaitement dans ses aventures. Il faut dire qu’il a été le seul à décrire de façon aussi juste les tribulations d’un tox et tous les usagers de drogues devraient lui en être reconnaissants. Car à l’époque, parler de défonce, de défonce dure de chez dure, ben ça se faisait pas. C’était risqué au niveau de la loi et au niveau de l’emploi, Pierre m’ayant confié que les histoires de dope et de seringues, les éditeurs n’en voulaient plus trop. Ça peut se comprendre quand Pierre bossait pour Perlimpinpin Magazine mais pour les autres, genre Psykopat, c’est relou.

Grâce à Asud journal, on a donc vu Bloodi s’initier aux joies de la méthadone et du Subutex, se battre pour soigner son hépatite C, et pour combattre son sida, hanter les cabinets médicaux, terroriser les blouses blanches… Parfois, des membres de l’association lui racontaient des histoires de tox croustillantes que Pierre s’empressait de traduire en dessin.

Pierre était un mec entier, marrant, qui n’avait pas sa langue dans sa poche et qui avait un cœur gros comme ÇA. Maya, sa femme, a mis au monde leurs deux charmants loupiots.

Pierre était mon ami. Un vrai. Là où il est désormais, je suis sûr qu’il fait marrer tous les Asudiens décédés avec ses formidables petites histoires.

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Un héros junky à l’héroïne

J’ai découvert Bloodi par hasard, un jour où je traînais dans une librairie parallèle. C’était en 1984, et Bloodi faisait la couverture de Viper, un journal de BD, avec en titre « 1984, année de gerbe ! ». C’était tout à fait ce que je ressentais.

Coup de foudre !

Cette année-là, on ne pouvait plus se raconter d’histoires, plus question de lendemains qui chantent. Les années 80, c’était les années-fric pour les Golden boys, mais pour les milieux populaires, « les exclus de la croissance » comme on avait commencé à les appeler, c’était les années-galère, des cités en pleine déglingue comme sur la couverture du journal, avec une voiture en feu et un rat sortant de l’égout. J’ai demandé au libraire « C’est quoi, ce journal ? », « Viper, c’est fini, m’a-t-il répondu, le gouvernement l’a interdit ». J’ai appris bien plus tard que ce n’était qu’une rumeur, le journal, menacé d’un procès pour incitation à l’usage de drogues, avait renoncé à paraître. J’ai acheté tous les numéros de la librairie, et une fois chez moi, j’ai découvert qui était Bloodi – coup de foudre ! C’était la première fois que je voyais dans une BD un junky tel que je les avais connus dix ans auparavant. En 1984, je croyais que j’en avais fini pour toujours avec les drogues et les drogués, et la fin de cette histoire n’avait rien de drôle, mais Bloodi a réussi le tour de force de me faire rire. Pliée en quatre, lol, comme on dit aujourd’hui… Pas de doute, c’était bien ce que vivaient les junks que j’avais connus, c’était même d’une précision hallucinante, mais à l’époque, pas de BD pour illustrer cette vie de rat. Pourtant, l’humour noir et l’autodérision faisaient déjà florès. Au début des années 70, une presse alternative s’était emparée de Freaks Brothers de Crumb, avec le journal Actuel, le plus connu, mais aussi avec les dizaines de fanzines qui circulaient de la main à la main. Psychopathes et pornographes, les Freaks Brothers n’avaient pas grand-chose à voir avec les hippies Peace and Love, que les punks baptisaient « babas cool ». Pas toujours si cool, les babas, il y avait aussi des Freaks qui faisaient tout ce qui leur passait par la tête, des anars qui n’obéissaient qu’à eux-mêmes… Mais quoi qu’il en soit, les drogués de Crumb étaient des fumeurs de joints. Il aura fallu une dizaine d’années pour qu’une BD française atteigne la même verve, la même authenticité, la même sûreté dans le trait mais entre-temps, le héros était devenu un junky à l’héroïne.

Drogues « dures » vs « douces »

Ouin Tagada bang blamLa presse alternative post-68 avait pourtant tenté de limiter la diffusion des drogues dites « dures », en les opposant aux drogues dites « douces ». Les premières, héroïne et speed, étaient vivement déconseillées, parce que, pour citer Actuel, elles aboutissent à « une vie invivable, angoisse terrible de la descente pour le speed, crise de manque pour l’héroïne » (Actuel n°20, mai 1972). Les secondes, en revanche, pouvaient être consommées parce qu’elles n’avaient pas d’effets néfastes pour le cannabis, et pouvaient ouvrir l’esprit comme les hallucinogènes, à condition, précisait-on, d’être prises avec prudence, avec des personnes de confiance. L’opposition drogues douces/drogues dures n’avait rien d’arbitraire, elle reposait sur une expérience acquise très vite dans les milieux alternatifs, rockers ou hippies. Dès 1969 aux États-Unis, après le festival du « Summer of Love », le quartier de Haight-Ashbury de San Francisco avait été envahi par une zone violente, où l’on arnaquait les passants et consommait toutes sortes de drogues, héroïne et speed, alcool et médicaments. « Ces polytoxicomanes, disait-on déjà à l’époque, consomment n’importe quoi, n’importe comment », et ces dérives avaient mis à mal le mouvement qui réunissait contestataires de toutes sorte, hippies ou rockers. Dès le début des années 70, et surtout à partir de 1973-74, le même scénario menaçait de se répéter en France avec l’introduction de l’héroïne dans les initiatives communautaires, les squats, les groupes de rock, comme dans les relations entre amis. L’opposition drogues douces/drogues dures a-t-elle été utile ? A-t-elle limité la diffusion de l’héroïne ? Peut-être en partie, puisque entre le milieu des années 70 et le milieu des années 80, la grande majorité des nouveaux consommateurs s’était contentée du cannabis ou du LSD. Mais ces mêmes années ont aussi été celles de la diffusion de l’héroïne dans une génération plus ou moins influencée par le mouvement punk. Bloodi incarne cette génération qui a vu s’effondrer l’utopie communautaire post-68. « Salut les miséreux, les crève-la faim. Z’en avez marre de votre taudis, de vos nouilles froides, des trous dans vos pompes et la Valstar éventée… Bref, vous voulez de la tune ? Voici quelques conseils de Bloodi pour 1984… », écrit Pierre Ouin dans le numéro qui fête la nouvelle année. L’arnaque aux chéquiers ne fonctionne plus, on ne peut plus non plus casser les cabines téléphoniques, mais on peut toujours « repérer des morveux qui ont de la tune » et s’efforcer de les arnaquer… Plus que jamais actuelle, la rage des punks « No Future » !

Une figure emblématique de la RdR

Ouin Bloodi Sexe, Drogues & No Rock extrait 1Ouin Bloodi Sexe, Drogues & No Rock extrait 2 Marc Valeur

« Sexe & drogues, Ah, ouais merde, y a pas trop de rock-and-roll », râlait Bloodi sur la planche annoncée en couverture avec un titre plein de suspens « Bloodi va-t-il décrocher ? ». Pas de doute, Bloodi avait bien fait le tour de tous les traitements en vogue à l’époque, du bon docteur Cohen prescripteur de Palfium® à « Morvivan », le centre de soin où il est reçu par un docteur mal rasé qui ressemble à Marc Valeur et qui l’interroge « Tu la touches à combien ? ». Inutile de vous dire que Bloodi n’a pas décroché cette année-là. Il s’est fait oublier quelques années, avant de resurgir dans ma tête à un moment où Asud journal cherchait ses marques. Ce camé interdisait l’apitoiement sur soi : ni justification ni complaisance, il était juste lui-même, comme tous ses frères de galère. Jean René était alors président d’Asud, le branchement avec Pierre Ouin a été immédiat. Bloodi est devenu une figure emblématique de la RdR – un paradoxe, parce que Bloodi, lui, n’était pas du genre à « réduire les risques », la santé publique n’était pas dans son univers. Mais c’est précisément parce qu’il est juste lui-même, sans concession, qu’il a pu incarner pour cette génération les changements que devaient adopter ceux qui voulaient continuer de vivre leur vie, tout drogués qu’ils étaient. Disjoncté, squelettique, avec une seule idée en tête : trouver de la tune pour un plan dope, mais tenant sur ses guiboles. Un être en pleine dérive, mais un être humain, comme ses semblables…

Sexe & drogues & Ah, ouais merde, y’a pas trop d’rock’ n’ roll 1/6
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« Monsieur le législateur tu es un con… » *

Michel Sitbon est l’éditeur des Éditions du Lézard, celles qui ont publié des années durant notre ami Jean-Pierre Galland. C’est aussi et d’abord un militant acharné de l’antiprohibition, aujourd’hui engagé dans Cannabis sans Frontières, un parti politique clairement voué à la légalisation du cannabis. Michel est aussi un ami de Pierre Ouin et de Bloodi. C’est lui qui a pris le risque d’éditer Courrier toxique, ce recueil de récits de vie qui nous raconte la violence des hommes, la violence de la loi et la violence des hommes de loi.

J’ai l’honneur d’avoir édité deux livres de Pierre Ouin, l’un considéré comme son dernier Bloodi, un Bloodi que j’avais voulu tout en couleur, et l’autre, Courrier toxique, signé d’Asud, mais en fait non seulement illustré mais édité par Pierre – une sélection de lettres, bien souvent désespérées ou désespérantes – qu’il avait été chercher dans les archives d’Asud.

Si je prétends au titre d’éditeur antiprohibitionniste, je dois avouer ici que ces deux livres n’entrent pas forcément, ni l’un ni l’autre, dans la catégorie. J’avais proposé à Pierre de faire un Bloodi « aussi joli qu’un Tintin », lui disais-je, en quadri et avec sa couverture en dur, respectant les canons de cet art de l’enfance.

Cela aura été l’objet d’un grand malentendu puisque les observateurs attentifs auront remarqué que ce Bloodi-là – La Ratte qui s’délatte – ne fréquente ni drogues ni seringues – un Bloodi sans shooteuse…

Pierre m’aurait pardonné de le dénoncer ici. Quelques temps avant, son précédent éditeur lui avait fait part des pressions policières : le ministre de l’Intérieur ne voulait plus en voir, de shooteuses… Pierre arrivait chez moi comme un réfugié au pays de la liberté d’expression. Je lui proposai alors de faire un Bloodi pas comme les autres, pas un Bloodi de fanzine en noir et blanc. Un Bloodi digne comme un Astérix. Manque de pot, Pierre intégrera alors les critères de l’autocensure, ne voulant pas me faire peser les foudres dont sont précédent éditeur avait été menacé. Et puis je ferai aussi l’hypothèse ici qu’il aura aspiré à faire un Bloodi enfin « respectable » …

Ouin Bloodi No shoot à ASUD WC

Mon pauvre Pierrot… Le porte-parole de la junkitude la connaissait bien cette histoire du mépris. Car lui comme tous ses camarades auront plongé au plus profond du plus abyssal des puits, là où la société vous nie intégralement, sans vous laisser la moindre once de ce qu’on appellerait respect pour d’autres et qui n’a même pas lieu d’être là. Car le junky ne revendique rien – sauf qu’on lui foute la paix, comme disait Antonin Artaud, le premier de cette longue lignée, apparu dès le premier jour de la prohibition, dont ce grand poète avait deviné par avance l’imbécilité sans limites (lire ci-dessous).

L’autre livre que j’ai publié de Pierre, ce fameux Courrier toxique, on l’aura voulu tous les deux aussi. On savait l’un comme l’autre qu’Asud recevait tous les jours des témoignages incroyables sur cette barbarie à visage inhumain qu’à institué la prohibition des drogues. Il fallait en faire quelque chose. « Rendre la honte plus honteuse en la livrant à la publicité. » En faisant ce livre, et en le publiant, on rigolait : jamais aura-t-on vu pamphlet plus violent contre les drogues… Et c’était nous, militants inconditionnels de l’abolition du carcan prohibitionniste, qui nous retrouvions là à rassembler les pires témoignages qui montrent l’enfer des drogues comme il est, sans détour, le plus véridiquement possible. Pour ceux qui ne comprendraient pas, Pierre s’appliquait à faire un dessin.

Olivia Clavel Hommage à Ouin et Bloodi

On peut toujours faire semblant de l’écrire cette « nécro » de Pierre, comme Pierre pouvait toujours faire semblant de faire des dessins. C’est parce que nous avons la force de ne pas nous laisser étouffer par nos larmes. Car, comprenez-bien ami lecteur : tous les personnages qui ont inspiré Bloodi sont morts, comme Pierre, bien avant la limite de ce qu’on appelle « l’espérance de vie ». Exterminés par la volonté sadique du législateur.

Il peut toujours en subventionner quelques-uns aujourd’hui pour « réduire les risques », ce salopard de législateur qui nous a forcés à partager des seringues sales, et à traîner jusqu’au fond des caniveaux pour chercher des ersatz de « doses ». Son crime est certes punissable, il est surtout impardonnable.

Car ce ne sont pas n’importe lesquels d’entre nous qui sont ainsi partis prématurément, mais bien « les meilleurs » – ceux dont la sensibilité était telle qu’ils ne pouvaient supporter flics ou parents, profs ou psy, tous ces emmerdeurs qui s’acharnent à nous empêcher de vivre nos désirs.

Pour supporter tant de bêtise – je veux bien qu’on me condamne pour apologie des opiacés –, que ceux qui ne le savent s’en avisent : il n’y a que ça, l’opium et ses dérivés auxquels Pierre et toute une génération héroïque auront consacré l’essentiel de leurs passions – et sacrifié leurs vies.

ASUD 58 Ouin enveloppe Anna

*

« Monsieur le législateur, Monsieur le législateur de la loi de 1916, agrémentée du décret de juillet 1917 sur les stupéfiants, tu es un con. Ta loi ne sert qu’à embêter la pharmacie mondiale sans profit pour l’étiage toxicomanique de la nation parce que :

  1. Le nombre des toxicomanes qui s’approvisionnent chez le pharmacien est infime ;
  2. Les vrais toxicomanes ne s’approvisionnent pas chez le pharmacien ;
  3. Les toxicomanes qui s’approvisionnent chez le pharmacien sont tous des malades ;
  4. Le nombre des toxicomanes malades est infime par rapport à celui des toxicomanes voluptueux ;
  5. Les restrictions pharmaceutiques de la drogue ne gêneront jamais les toxicomanes voluptueux et organisés ;
  6. Il y aura toujours des fraudeurs ;
  7. Il y aura toujours des toxicomanes par vice de forme, par passion ;
  8. Les toxicomanes malades ont sur la société un droit imprescriptible, qui est celui qu’on leur foute la paix. C’est avant tout une question de conscience.

La loi sur les stupéfiants met entre les mains de l’inspecteur-usurpateur de la santé publique le droit de disposer de la douleur des hommes : c’est une prétention singulière de la médecine moderne que de vouloir dicter ses devoirs à la conscience de chacun. Tous les bêlements de la charte officielle sont sans pouvoir d’action contre ce fait de conscience : à savoir, que, plus encore que la mort, je suis le maître de ma douleur.

Tout homme est juge, et juge exclusif, de la quantité de douleur physique, ou encore de la vacuité mentale qu’il peut honnêtement supporter. Lucidité ou non lucidité, il y a une lucidité que nulle maladie ne m’enlèvera jamais, c’est celle qui me dicte le sentiment de ma vie physique. Et si j’ai perdu ma lucidité, la médecine n’a qu’une chose à faire, c’est de me donner les substances qui me permettent de recouvrer l’usage de cette lucidité.

Messieurs les dictateurs de l’école pharmaceutique de France, vous êtes des cuistres rognés : il y a une chose que vous devriez mieux mesurer ; c’est que l’opium est cette imprescriptible et impérieuse substance qui permet de rentrer dans la vie de leur âme à ceux qui ont eu le malheur de l’avoir perdue. Il y a un mal contre lequel l’opium est souverain et ce mal s’appelle l’Angoisse, dans sa forme mentale, médicale, physiologique, logique ou pharmaceutique, comme vous voudrez. L’Angoisse qui fait les fous. L’Angoisse qui fait les suicidés. L’Angoisse qui fait les damnés. L’Angoisse que la médecine ne connaît pas. L’Angoisse que votre docteur n’entend pas. L’Angoisse qui lèse la vie. L’Angoisse qui pince la corde ombilicale de la vie. Par votre loi inique vous mettez entre les mains de gens en qui je n’ai aucune espèce de confiance, cons en médecine, pharmaciens en fumier, juges en malfaçon, docteurs, sages-femmes, inspecteurs-doctoraux, le droit le disposer de mon angoisse, d’une angoisse en moi aussi fine que les aiguilles de toutes les boussoles de l’enfer.

Tremblements du corps ou de l’âme, il n’existe pas de sismographe humain qui permette à qui me regarde d’arriver à une évaluation de ma douleur précise, de celle, foudroyante, de mon esprit ! Toute la science hasardeuse des hommes n’est pas supérieure à la connaissance immédiate que je puis avoir de mon être. Je suis seul juge de ce qui est en moi. Rentrez dans vos greniers, médicales punaises, et toi aussi, Monsieur le Législateur Moutonnier, ce n’est pas par amour des hommes que tu délires, c’est par tradition d’imbécillité. Ton ignorance de ce que c’est qu’un homme n’a d’égale que ta sottise à la limiter. Je te souhaite que ta loi retombe sur ton père, ta mère, ta femme, tes enfants, et toute ta postérité. Et maintenant avale ta loi. »

Antonin Artaud

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Et Pierre est arrivé…

Il y a de cela bien longtemps, dans une galaxie lointaine… Le Peuple, voguant sur une vague d’espoir, venait d’élire un Tonton… Nous étions une bande de pirates, de tous poils et de tout acabit, melting potes de marins d’eau douce et de vieux loups de mer lancés dans une croisade hallucinée aux portes d’une perception brouillée depuis des décennies par un obscurantisme de mauvais aloi. Viper était notre vaisseau, construit de bric et de broc, mais dont la voilure pur chanvre semblait pouvoir résister à d’innombrables tempêtes. Drapeau noir hissé haut et fier, ne manquait qu’une figure de proue. Et, hé hé, Pierre est arrivé, sans s’presser, avec sous la manche un punk crêté aux bras troués, galérien évadé d’un univers souterrain… « Ouin », hurla Bloodi naissant, antihéros sous dépendance, surfeur fauché sur shooteuse électrique, dégaine déglingue dans les bas-fonds d’une mer hypocrite… C’est ainsi que, d’aiguille en fil, Bloodi traça son chemin à la pointe de son ironie, à travers des territoires jusqu’alors inexplorés. Aujourd’hui, Viper repose au fond des océans de l’Histoire, Pierre vient de partir vers des mondes improbables, et Bloodi… pleure… « Ouin… ».

ASUD 58 Ouin enveloppe Anna 2

LSD, contre-culture et CIA : une love story

Si l’histoire de l’invention du LSD, substance psychédélique mythique, est relativement bien connue, le déroulement de son introduction comme drogue récréative dans la société reste plus flou. Et à l’heure où deux nouvelles substances de synthèse (NPS) apparaissent sur le marché européen chaque semaine, il est peut-être bon de se remémorer le parcours d’un des premiers NPS à se démocratiser.

Le meilleur « incapacitant chimique »

En avril 1953, Allen Dulles alors directeur de la CIA, autorisa l’opération MK-Ultra. Richard Helms prendra la tête de cette opération, qui visait à rattraper un retard supposé sur leurs adversaires communistes en matière de manipulation mentale. À la recherche d’un « sérum de vérité », les services secrets américains orienteront rapidement leurs recherches vers les molécules psychoactives. Des hallucinogènes, du cannabis, des amphétamines, des barbituriques et d’autres substances ont été administrés à des héroïnomanes emprisonnés à Lexington (dans le Kentucky), à des patients atteints de cancer en phase terminale à l’hôpital de Georgetown ou à des délinquants sexuels hospitalisés à l’hôpital Ionia (dans le Michigan). Des prostituées de New York et de San Francisco furent embauchées par George Hunter White et ses collègues de la CIA, qui observaient les réactions des clients drogués à leur insu derrière des glaces sans tain.

De nombreux médecins et psychiatres participèrent à ces expériences et violèrent ainsi le code de Nuremberg de déontologie médicale. Le docteur Cameron, par exemple (qui faisait partie de ceux ayant jugé les criminels nazis à la fin de la guerre), fit subir diverses méthodes de lavage de cerveau à 93 patients du Allan Memorial Institute de Montréal.

LSD et CIAMais la substance qui fascina le plus l’Agence fut sans aucun doute le LSD : inodore et incolore, actif à des doses infinitésimales et à longue durée d’action, il perturbait fortement le psychisme. Parallèlement à l’idée de l’utiliser dans les interrogatoires d’espions étrangers, la CIA se mit à l’expérimenter sur ses propres agents. Il fut aussi étudié par le service chimique de l’armée et testé directement sur des soldats à Edgewood Arsenal, dans le cadre d’un programme de recherche sur les « incapacitants chimiques ». Le PCP fut aussi utilisé à cette fin, mais c’est finalement le « BZ » (un anticholinergique) qui remporta la palme : ses effets hallucinogènes peuvent durer quarante-huit heures, il provoque désorientation, amnésie, vertiges et des effets secondaires jusqu’à plusieurs semaines après la prise.

Le Stanford Research Institute (SRI) de Palo Alto a également reçu des bourses du gouvernement pour mener des travaux en ce sens. C’est d’ailleurs là-bas que l’écrivain Ken Kesey et Robert Hunter (chanteur des Grateful Dead) expérimenteront pour la première fois l’acide, la mescaline et d’autres psychédéliques tels que l’AMT (pour plus de détails, lire Acid Test de Tom Wolf). Par la suite, Ken Kesey et les Merry Pranksters ont parcouru les États-Unis dans un bus multicolore en organisant les fameux « Acid Test », ces événements musicaux qui mélangeaient rock psychédélique, LSD et effets visuels…

Leary, Ginsberg… et les autres

L’autre grand promoteur de l’acide à cette époque fut Timothy Leary. En 1957, le magazine Life publia un article de Gordon Wasson, banquier chez J.P. Morgan et mycologue, qui fit connaître les « champignons magiques » à Leary (ainsi qu’au grand public). N’ayant jamais pris aucune drogue, le futur gourou de la contre-culture s’envola pour le Mexique afin d’expérimenter ces fameux champignons. À son retour, le psychologue entama des recherches sur la psilocybine à l’université de Harvard, avec l’autorisation du Dr Harry Murray (président du département des Affaires sociales qui s’était occupé de recruter pour l’OSS pendant la Seconde Guerre mondiale). Il découvrit ensuite le LSD grâce à l’écrivain Aldous Huxley, qui conseilla à un certain Michael Hollingshead (ayant acquis 1 gramme de LSD en provenance des laboratoires Sandoz) de se rapprocher de Leary. À partir de ce moment, Timothy n’aura de cesse de promouvoir l’usage du LSD et finira par se faire expulser de l’université avec un collègue.

LSD-et-CIA-love-story-PascalAvec l’aide de William Mellon Hitchcock, un richissime homme d’affaires, il créa la Castalia Foundation et pu continuer ses expériences à Millbrook, dans un vaste domaine de l’État de New York. Et curieusement, les méthodes utilisées n’étaient pas si éloignées de celles de la CIA : les sessions étaient soigneusement « programmées » et des drogues mystérieuses distribuées. Le JB-118 par exemple, une substance proche du BZ, sorti des labos militaires fut offerte par un scientifique de la NASA (Steve Groff).

Le mouvement prit de l’ampleur, l’ancien psychologue de Harvard utilisait les médias à son avantage et son livre L’expérience psychédélique (inspiré du Livre des morts tibétain) devenait une sorte de bible pour ceux que les journaux appelaient « hippies ».

Si certains écrivains de la contre-culture (comme Allen Ginsberg) suivirent Leary, ce n’est pas le cas de tous. William Burroughs mettait en garde dès 1964 contre une possible manipulation, notamment dans une de ses nouvelles intitulée Nova Express : « Tirez la chasse sur leur Septième Ciel. Ils empoisonnent et monopolisent les drogues hallucinogènes. Apprenez à y arriver sans gnole chimique. »

Et alors que la guerre du Vietnam battait son plein et que les mouvements de contestation se multipliaient, les radicaux de la Nouvelle Gauche voyaient d’un mauvais œil l’apolitisme lié au mouvement psychédélique. Effectivement, le discours de Leary était sans équivoque : « Ne votez pas. Ne signez pas de pétition. Vous ne pouvez rien faire pour l’Amérique sur le plan politique. »

Même John Lennon, qui avait promotionné l’acide au travers de ses chansons (Lucy in the Sky with Diamonds ou Day in the Life) finira par dire : « Je lisais cette connerie de Leary. Nous jouions au jeu de tout le monde et je me suis détruit… »

Haight-Ashbury pour laboratoire

Le lieu emblématique de l’époque, un quartier de San Francisco du nom de Haight-Ashbury, était un concentré de contre-culture. Mais selon Tim Scully, un des chimistes clandestins de l’acide pendant les sixties, ce qui se passait là-bas ressemblait à une expérience de laboratoire… En effet, après une pénurie d’herbe au milieu de l’été 67, les amphétamines envahirent le quartier. Vint ensuite le DOM (2,5-dimethoxy-4-methylamphetamine) surnommé « STP » (sérénité, tranquillité, paix). Cette molécule avait été inventée en 1964 par un chimiste de la Dow Chemical Company qui fournissait Edgewood Arsenal, et avait servi d’incapacitant pour l’armée. La CIA l’utilisait aussi dans le cadre d’expériences sur la modification du comportement. Début 1967, curieusement, la formule avait filtré dans la communauté scientifique. Un des précurseurs essentiels à la fabrication du LSD étant très difficile à trouver à ce moment-là, Owsley (le plus gros fournisseur de LSD de l’époque) décida d’introduire le STP en remplacement. Surdosées (20 mg), les pilules entraînèrent de nombreux bad trips (tout comme le PCP qui circulait aussi). Il était utilisé au même moment par la CIA pour le programme MK-Ultra… et, selon un ancien membre de l’Agence, cette dernière aida des chimistes à monter des labos clandestins de LSD en Californie. Tout cela au moment du Summer of Love et soi-disant pour « surveiller ce qui se passait dans le ghetto de l’acide ». Un autre agent a qualifié le quartier de Haight-Ashbury « d’élevage de cobayes humains ». Le Dr Louis Jolyon West (psychiatre ayant travaillé pour la CIA) prit d’ailleurs une location au cœur de ce quartier afin d’étudier au plus près les hippies.

Pendant ce temps, certains membres du Black Power étaient hostiles aux chanteurs de Soul Music qui faisaient l’apologie des psychédéliques : tout comme les radicaux de gauche, ils voyaient de nombreux « frères » plaquer la politique pour l’évasion. Il faut dire que l’usage de drogues devint aussi un prétexte bien utile au FBI pour arrêter certains militants.

Un des personnages les plus intrigants de cette période est probablement Ronald Stark (son vrai nom serait Ronald Shitsky), qui fut certainement le plus gros producteur de LSD entre 1969 et 1974. Mais ce trafiquant international avait une large palette d’activités à son actif : il fournissait l’organisation contre-culturelle des Brotherhood of Eternal Love aux USA, mais était aussi en lien avec des terroristes du Moyen-Orient, de l’IRA et de l’extrême droite italienne. La conclusion d’un magistrat italien qui enquêtait sur lui est qu’il appartenait aux services secrets américains ! Stark s’en vantait lui-même, et c’est grâce à une info de la CIA qu’il aurait pu fermer au bon moment son laboratoire français, en 1971. Tim Scully admit qu’il était possible qu’il ait été employé par l’Agence afin de répandre les hallucinogènes.

Comme le constatait William Burroughs, « le LSD rend les gens moins compétents, facile de voir pourquoi ils veulent qu’on se défonce ». De fait, de nombreux vétérans des années 60 (dont l’ancien White Panthers John Sinclair) pensèrent rétrospectivement qu’il était tout à fait envisageable que les services secrets aient inondé la jeunesse pour affaiblir leur révolte.

Quoi qu’il en soit, Timothy Leary estimera plus tard être parvenu à son objectif : mettre le plaisir et l’hédonisme au cœur de la société. Des années après, il déclarera que « le PC est le LSD des années 90 » et deviendra une figure importante de la cyberculture, mais c’est une autre histoire.

Lee-M-A-Lsd-Et-Cia-Quand-L-amerique-Etait-Sous-Acide-Livre-895561671_L[1]Les sources utilisées pour cet article proviennent essentiellement de l’excellent livre LSD et CIA: quand l’Amérique était sous acide de Martin A. Lee et Bruce Shlain. Les auteurs ont notamment utilisé plus de 20 000 documents gouvernementaux.

Projection-test du nouveau film d’ASUD La RdR en France 2ème Partie

La réduction des risques liés aux usages de drogues (RdR) est apparue dans les années 80 afin de limiter les ravages de l’épidémie de SIDA chez les usagers par voie intraveineuse, principalement d’héroïne. Malgré la pénalisation de la consommation instaurée en 1970, l’usage de drogues par injection s’est considérablement développé au cours des années, d’une poignée d’expérimentateurs à des centaines de milliers d’usagers réguliers début des années 90, au pic des contaminations par le VIH et de la mortalité par overdose.

Des associations de lutte contre le SIDA, des représentants des usagers de drogues, des médecins et des membres de la société civile ont lutté pour imposer la RdR : matériel stérile pour la consommation, accueil des usagers, informations spécifiques sur les usages, traitements de substitution aux opiacés, centres de soins, prévention en milieu festif. Une réussite en matière de politique de santé publique aujourd’hui mondialement reconnue.

ASUD est une association d’usagers et d’ex-usagers de drogues impliquées dans la RdR depuis 20 ans. Dans son premier film, La RdR en France 1ère Partie L’Histoire, ASUD a voulu raconter l’histoire de ce combat méconnu du grand public et même de nombreux intervenants en RdR.

Dans ce second volet, les réalisateurs Philippe Lachambre et Laurent Appel, s’attachent à présenter un état des lieux des dispositifs actuels de RdR depuis l’inclusion en 2002 des établissements « expérimentaux » de prise en charge dédiés dans le système médico-social (CAARUD, CSAPA, etc.) et l’inscription de la politique de RdR dans le code de santé publique en 2004-05. Ce bilan est dépeint grâce aux témoignages de professionnels, d’usagers de ces structures et des membres d’ASUD. A travers ces regards croisés, c’est aussi un constat des réussites, des limites et des améliorations nécessaires de ces dispositifs qui est proposé, avec comme fil conducteur le point de vu des premières personnes concernées, les usagers et ex-usagers de drogues.

Mercredi 2 décembre
18h-22h à la Trockette
125 rue du Chemin Vert 75011 Paris
(Métro Père Lachaise)

Marche Mondiale & Appel du 18 joint : la longue marche

L’idée d’une manifestation internationale pour la légalisation est attribuée à Dana Beal, suite à la session extraordinaire de l’Onu sur les drogues réunissant en 1998 à New York une flopée de chefs d’États, dont Jacques Chirac qui se lança dans un discours aussi musclé que creux : « L’histoire devra retenir que c’est d’ici, à New York, qu’est partie la grande croisade des Nations contre la drogue, une croisade qui ne devra plus cesser tant que nous n’en aurons pas fini avec ce cancer qui ronge nos sociétés. »

Dana Beal

Dana Beal est un militant politique américain, qui a créé le Youth International Party (YIP) avec Jerry Rubin et Abbie Hoffman. Son combat pour réformer la loi sur les stupéfiants et les libertés civiles ne date pas d’hier. Il a fondé l’association Cures No War, qui milite pour l’accès au cannabis thérapeutique, et a beaucoup œuvré en faveur de l’ibogaïne comme traitement pour décrocher des opiacés. En 2011, Dana Beal a été condamné dans le Wisconsin à onze mois de prison pour détention de marijuana.

C’est lors de cette session new-yorkaise que l’Onu se donna dix ans pour éradiquer les drogues de la planète terre, un projet aussi irréaliste qu’utopique contre lequel s’élevèrent un grand nombre d’ONG et d’associations. Ce sont sans doute ces déclarations guerrières et fantaisistes contre le cannabis qui poussèrent Dana Beal (lire l’encadré) à organiser avec d‘autres organisations internationales une journée mondiale de mobilisation afin que cesse la stigmatisation du cannabis et de ses usagers.

Avant de s’exporter sur tout le continent américain, de Toronto à Buenos Aires, les premières manifestations de la Million Marijuana March aussi appelée Global Marijuana March eurent lieu en 1999 dans plusieurs villes des États-Unis. Mais aussi à Londres… où je me suis rendu à l’époque avec Farid Ghehiouèche dans le cadre de la campagne des élections européennes, si mes souvenirs sont exacts.

Des débuts difficiles

Selon le pays et la situation locale, la nomination change. En France, c’est Farid, le représentant à travers Encod (The European Coalition for Just and Effective Drug Policies) de la cause cannabique à l’international, qui a lancé l’idée et organisé en 2001 une première manifestation, sous le nom de « Marche mondiale du cannabis » (MMC). Les débuts ont été difficiles. En 2002, à la veille du deuxième tour de l’élection présidentielle où toute manifestation politique était interdite, celles et ceux qui ont répondu à l’appel de Farid ont affronté les CRS et ont été contraints de battre en retraite.

Longtemps reléguée sur le terre-plein du boulevard Richard Lenoir par la préfecture de police, longtemps dédaignée par les associations de réduction des risques, la manifestation était soutenue par les Verts et du bout des lèvres par le Circ, suite à un texte imprudemment publié sur le site de la Marche par une militante aigrie accusant en termes très peu courtois l’association de vouloir récupérer l’événement alors que nous voulions seulement donner un coup de main à Farid. Cet épisode malheureux a freiné les ardeurs des militants du Circ durant de longues années, mais Farid Ghehiouèche n’a pas capitulé. Et, d’une année sur l’autre, a organisé avec plus ou moins de succès la Marche mondiale du cannabis.

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La marche triomphante

Mais tout change pour le dixième anniversaire de la Marche, en 2011. Les associations de réduction des risques, Asud en tête, mais aussi Aides, l’Afr, Act Up, Techno + et bien sûr le Circ montent au créneau… Nous imprimons un flyer. Au recto : « Dépénalisation, Autoproduction, Cannabis thérapeutique – une autre politique des drogues est possible ». Et au verso, une déclinaison de nos propositions en sept points.

Vous vous souvenez peut-être, chers lecteurs, de la quatrième de couverture du numéro 46 du journal. Il s’agissait d’un texte sur la sécurité – un thème cher aux prohibitionnistes – démontrant de façon implacable que la légalisation milite pour la sécurité des usagers et des territoires, de la société et des familles, en lançant un appel à participer à la Marche mondiale. Nos efforts communs ont payé et pour la première fois, la Marche méritait son nom puisque nous avons défilé dans la bonne humeur de Bastille à Stalingrad.

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Marche mondiale cannabis paris 9 mai 2015

L’édition 2015 de la Marche mondiale parisienne a, semble-t-il, trouvé son public : des jeunes mais pas que, qui ont marché en musique et en grand nombre (1 500 personnes, je dirais) de Bastille à République avec, en vedette américaine, une intervention d’Esther Benbassa, la sénatrice qui a proposé à ses collègues de légaliser le cannabis. Les médias, beaucoup plus nombreux que les années précédentes, n’ont pas boudé leur plaisir, signe que si le débat n’est pas à l’ordre du jour au Parlement, il l’est dans la société. Preuve que le cannabis est intégré dans nos mœurs : l’entrée du mot beuh dans le Petit Robert.

Appel du 18 joint

De Figeac à Tahiti, de Lyon à Poitiers, en passant par Marseille et Paris, le Circ organisait cette année encore l’Appel du 18 joint.

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Si Paris n’a pas le monopole de la Marche mondiale du cannabis, les événements organisés en régions, à l’exception de Lyon et Marseille, n’ont pas rencontré le succès escompté. À ce rythme, en 2016, où une session extraordinaire de l’Onu sur la politique des drogues est prévue, et en 2017, année de l’élection présidentielle, nous serons des dizaines de milliers à descendre dans la rue pour défendre la légalisation du cannabis.

Il était une fois la rose

Novembre 1983, « la chinoise » une étrange héroïne de couleur rose envahit soudainement le marché parisien. Pourquoi ? Comment ? Qu’est-ce qui se cache derrière cette couleur improbable ? Le marketing d’un dealer particulièrement avisé ou le résultat d’une expérience de laboratoire ? Retour sur le décor vintage des années 80 où la dreupou régnait en maître.

«La rose », le simple énoncé de cette substance laissait planer un parfum de mystère. Rose ? Vraiment rose ? Les premières informations émanaient de la presse : « Saisie massive d’héroïne rose dans le quartier chinois ! » Puis vinrent les premiers jugements de connaisseurs fraîchement débarqués de la planète junk : « Mec, j’ai pécho une came d’enfer chez un “noich” dans le XIIIe ! Mec, la dope est rose, vraiment rose ! ! ! »

Rose, jaune ou bleue…

En effet, la poudre était rose, vraiment rose. Des petits cristaux granuleux couleur bonbon…Vous ajoutez de l’eau, vous chauffez jusqu’à ébullition, le contenu de la cuillère devient absolument translucide et vous shootez ! Ça, c’est l’info n°1. L’info n°2, c’est que la rose, c’est de la bombe. Un flash puissant qui vous décolle la tête puis vous laisse baigner dans une douce euphorie opioïde, de la bombe quoi ! Très vite, cette réputation a fait le tour de Paname : « T’as de la rose ? Tu sais pas où y en a ? » Après les Chinois légendaires du XIIIe qui auraient écoulé les premiers kilos, les dealers tunisiens se sont emparés du créneau. Seulement la rose a cessé d’être rose, elle était parfois orange, jaune ou grise, d’aucuns m’ont juré en avoir shooté de la bleue… Quand la rose devient bleue, il faut se poser des questions. Alors, on s’en est posé à l’époque. D’où sortait cette came ? Quelle était son secret de fabrication ? Autre particularité, cette dope gélifiait en refroidissant dans la cuillère. Au bout de quelques minutes, le liquide devenait une espèce de pâte compacte. Les amateurs incapables de trouver leur veine parce que trop fébriles ou ayant abusé de leur capital veineux bouchaient régulièrement leur pompe s’ils tardaient trop à envoyer la sauce. Une pompe bouchée, c’est l’horreur. Sous la pression, le contenu – mélange de sang et de came – gicle en dehors de l’aiguille et… vous perdez votre shoot. Abominable !

… jusqu’à perdre la cote

Enfin, et ce n’est pas le moins intéressant, la rose a très vite cessé d’être de la bombe, comme pour les tomates en branches ou les fraises Gariguette, le commerçant a usé et abusé du marketing lié à l’image du produit. Au fil des années, le pourcentage d’héro contenue dans les képas a diminué tandis que le volume de caféine augmentait en proportion. La caféine a la particularité de booster légèrement la sensation de flash, tout en intensifiant le craving. Shooter de la rose est donc devenu une espèce de cérémonie masochiste à base de tachycardie et de protocole de descente de coke.

La rose est restée rose mais ses effets furent de moins en moins convaincants, au point que vers le début des années 90, époque de sa disparition des rayons, elle n’avait plus la cote du tout. On peut même émettre l’hypothèse que c’est cette désaffection des acheteurs potentiels, beaucoup plus friands de cames traditionnelles type « blanche » ou « brown », qui serait à l’origine du retrait de la rose du marché. Une hypothèse qui validerait le postulat – toujours contesté par certains – selon lequel en matière de came, c’est toujours la demande qui est déterminante.

Carpentier- Boisseau : la prescription du 3ème type

Clarisse Boisseau est médecin généraliste. Elle a été avec Jean Carpentier parmi les pionniers à prescrire des traitements de substitution opiacés aux consommateurs d’héroïne.

Le cabinet d’Aligre

Cet article fait partie du dossier La prescription hors-cadre.

Je vais vous raconter l’histoire du cabinet médical d’Aligre où j’ai travaillé pendant une trentaine d’années avec Jean Carpentier. On s’est installés dans le quartier d’Aligre, à Paris, en 1980 en tant que médecins généralistes. À l’époque, il n’y avait pas de sida, pas d’hépatite C, pas d’usagers de drogues (on les appelait « drogués » ou au mieux « toxicomanes »). Il y avait un café où les drogués se réunissaient, des drogués jeunes, plutôt sympas, qui sont venus à notre cabinet parce que, contrairement à tous les autres médecins, on ne leur a pas fermé la porte au nez. Mais que venaient-ils chercher chez nous puisqu’on n’avait rien ? On ne connaissait pas la drogue, pas les drogués et on n’avait aucune arme thérapeutique. On les écoutait, on soignait leurs abcès, on les envoyait à l’hôpital quand il fallait. Et on bricolait avec l’Eubispasme®, le Tranxène® 50, le Rohypnol®, le Survector®, l’Antalvic®, les barbituriques… une cuisine un peu dangereuse. Ils mouraient essentiellement d’overdose, on avait un patient par mois qui mourait entre 25 et 35 ans, c’était horrible.

On a tout appris ensemble

Là-dessus est arrivé le sida, on a identifié l’hépatite C et les jeunes mouraient à un rythme effréné. Ils venaient aussi nous voir parce qu’on les écoutait, qu’on avait déjà repéré des choses utiles (comme savoir où ne pas aller pour accoucher) et c’est pour ça qu’ils venaient. Notre population, plutôt jeune et marginale, s’est alors diversifiée avec l’arrivée d’instits, de contrôleuses du ciel, d’avocats, de médecins psychiatres… Le panel s’est agrandi et on a vu que les tox étaient d’une grande variété.

On a continué à prescrire, y compris du Palfium®, ce qui n’était pas une bonne idée parce qu’on ne savait pas que l’effet ne durait que trois heures. On a fait des conneries et on a appris avec eux. Moi, les toxicomanes, c’est eux qui m’ont tout appris. On a tout appris ensemble et cheminé ensemble, et le chemin pour arriver aux traitements de substitution a quand même été extrêmement torturé, tortueux et passionnant.

La longue marche des TSO

En 1984 est sorti le Temgésic® injectable et on s’est mis à prescrire du Temgésic® injectable parce qu’il n’y avait pas de forme orale. On a donc prescrit de l’injection à des non-injecteurs mais il n’y avait que ça comme produit de substitution. Le Temgésic® oral est sorti en 87, ce qui nous a un peu facilité les choses. Entre 90 et 92, on a été littéralement submergés parce que les flics, les juges, les mères de famille, tout le monde nous envoyait des toxicomanes. La Belgique n’avait pas d’IVG autorisée, alors on échangeait une méthadone contre une IVG, on faisait des trafics comme ça. Et le 9 septembre 1992 sort un décret signé de Bernard Kouchner qui met le Temgésic® sur le carnet à souches. On avait 100 ou 200 toxicomanes et plus de Temgésic®. Le carnet à souches est délivré par l’Ordre des médecins, à raison de 25 bons par carnet. On allait donc chacun chercher deux carnets à souches par semaine. Kouchner a signé ça sans savoir mais ça a vraiment été une catastrophe : on a revu des morts, des enfants pris par la DASS, des drames. Jean et moi avons alors vraiment compris l’importance des TSO (traitements de substitution aux opiacés).

Suite à la publication d’un article dans Le Monde intitulé « Le repaire des tox », nous avons été rejoints par d’autres médecins avec lesquels nous avons créé le Repsud, Réseau pour le soin aux usagers de drogues. On respirait un peu parce qu’on n’était plus seuls, quelques collègues s’y mettaient aussi. Arrive enfin 95-96 et là, on souffle vraiment dans l’offre de soins aux toxicomanes, ça change tout pour nous.

Je tiens à saluer Anne Coppel sans qui on n’aurait pas pu faire tout ça, et notre pharmacienne, qui était aussi un peu frileuse mais la persuasion du Dr Carpentier a été plus forte que sa frilosité et nous travaillons avec elle depuis trente-cinq ans maintenant.

Je suis désormais rentrée dans le rang, mais à propos des sulfates de morphine : le Moscontin® est sorti en 86 et le Skenan® en 91. On a donc laissé tomber le Palfium® et là, il y a quand même quelqu’un qui nous a aidés : Jean-François Girard, directeur général de la Santé, qui a envoyé une circulaire aux préfets pour dire que tous les traitements comme ça, entre deux, étaient maintenus jusqu’en juin 96. Grâce à une petite phrase magique « concertation avec le médecin conseil », que nous utilisons depuis dix-neuf ans et qui ne sert à rien, sauf à rassurer les pharmaciens. Je n’instaure plus tellement de traitements par sulfates de morphine dont le nombre total devrait être d’une trentaine environ. On peut donc se poser la question de se bagarrer ou non pour ce traitement.

Cet article fait partie du dossier La prescription hors-cadre.

De la difficulté de légiférer sur la conduite en état d’ivresse stupéfiante

Retour sur la loi Marilou ou comment la mort tragique d’une petite fille a donné lieu à l’élaboration de l’arsenal législatif destiné à lutter contre l’usage de drogues au volant.

En 1993, au nom de la sécurité routière, on nomme un comité chargé de rédiger un Livre blanc sur les effets des médicaments et des drogues au volant, un comité présidé par Georges Lagier, membre de l’Académie nationale de médecine et fervent prohibitionniste. Sorti en 1995, Sécurité routière, drogues licites ou illicites et médicaments souligne « la discordance entre la richesse des mesures législatives et réglementaires concernant l’alcool, et la quasi-absence de dispositions spécifiques concernant les médicaments et surtout les drogues illicites », et préconise de modifier la législation sur le code de la route afin de rendre possible la détection « d’une conduite sous l’influence de substances, illicites ou détournées de leur usage, capables de modifier l’aptitude à la conduite ». Et nos auteurs de suggérer d’effectuer des recherches seulement en cas d’accident corporel ou lors d’une infraction grave aux règles de la circulation. Mais à l’époque, la France ne dispose pas de test capable de détecter les principales drogues illicites, encore moins de définir un seuil au-delà duquel l’automobiliste est sous influence d’un stupéfiant.

En 1996, Richard Dell’Agnola présente un projet de loi afin de dépister l’usage de stupéfiants au volant où il propose, en cas d’accident, de punir de deux ans de prison et 30 000 francs d’amende tout conducteur dont le test urinaire s’avérerait positif. Et Patrick Sansoy, président de la Dgldt (Délégation Générale à la Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie), de s’étonner que les neuroleptiques soient exclus de ces tests de dépistage ! C’est finalement le 18 juin 1999 qu’est votée la loi instituant un dépistage systématique de stupéfiants sur tout conducteur impliqué dans un accident mortel. Son décret d’application paraîtra en août 2001, au moment où le gouvernement lance une enquête épidémiologique relative à l’influence des substances stupéfiantes sur 10 000 conducteurs impliqués dans un accident mortel.

Une loi de circonstance

Un fait divers tragique va précipiter les choses. La nuit du réveillon de l’an 2001, sur le coup de 4h00 du matin, la Scénic de la famille Poinsot est violemment percutée par une Renault 21. Marilou, 9 ans et demi, est tuée sur le coup. Le 25 avril 2002, ses parents fondent l’association Marilou : pour les routes de la vie, dont l’objectif est de renforcer les réglementations en vigueur mais aussi d’intervenir dans les médias et dans les écoles pour sensibiliser les ados sur les dangers de la drogue au volant.

association marilouAveuglée par la douleur et convaincue de défendre une juste cause, Nadine Poinsot interpelle nos députés et même Jacques Chirac. Invitée sur tous les plateaux télévisés où l’on disserte du « fléau » du cannabis, elle est d’une redoutable efficacité : punissant la conduite sous emprise stupéfiante, la proposition de loi déposée par l’inusable Richard Dell’Agnola sera votée en janvier 2003.

Pour justifier de la nécessité d’une loi, le député s’appuie sur une étude de Patrick Mura (président de la mystérieuse Société française de toxicologie analytique) qui affirme que 20% des conducteurs de moins de 27 ans impliqués dans un accident étaient sous l’emprise du cannabis ! Une étude que le professeur Claude Got (expert en accidentologie) conteste : « Sur les huit études épidémiologiques menées dans le monde sur le sujet, écrit-il, une seule a pu mettre en évidence un lien entre consommation de cannabis et risque routier. » Pour ne prendre qu’un exemple, l’étude du Transport Research Laboratory australien, qui a fourni à quinze fumeurs aguerris des pétards de beuh californienne corsée avant de les mettre au volant, amène l’Australian Drugs Foundation à conclure que le cannabis diminuerait le risque d’accidents!

En France, l’étude « Stupéfiants et accidents mortels de la circulation routière » (SAM) est quantitative. S’appuyant sur un échantillon de 7 458 conducteurs impliqués dans des accidents mortels répertoriés en France entre 2001 et 2003, elle a conclu que le nombre annuel de victimes imputables au cannabis sur les routes serait de 230. Il « tuerait » dix fois moins que l’alcool, d’où l’hésitation du gouvernement à publier les résultats de l’étude SAM.

Gare aux yeux rouges

Lors de la discussion à l’Assemblée nationale, la palme du ridicule qui ne tue pas pour autant revient à Jean-Claude Lemoine (UMP) qui affirme « qu’un joint équivaut à 0,80 gramme d’alcool dans le sang ». Les députés de droite votent le texte de loi à l’unanimité, suivis par les députés socialistes présents dans l’hémicycle. Quant aux Verts et aux communistes, ils votent contre. Si le test détecte aussi d’autres drogues, la cocaïne, l’héroïne, les amphétamines, la loi a oublié en cours de route (merci les lobbies pharmaceutiques) les médicaments psychotropes dont les Français sont si friands.

Depuis 2003, donc, policiers et gendarmes doivent soumettre à un dépistage tout conducteur impliqué dans un accident mortel mais aussi, et c’est là que le bât blesse, « après une infraction au code de la route ou pour suspicion de conduite sous influence ». Gare aux yeux rouges !

Subsiste tout de même un gros problème : lors de la prise de sang qui suit l’analyse d’urine lorsqu’elle est positive, un seul nanogramme (neuf millièmes de milligramme) de THC détecté suffit à faire de vous un danger sur la route. D’où le nombre d’automobilistes testés positifs alors qu’ils avaient fumé la veille.

En 2008, le test salivaire remplace le test urinaire, mais d’après une étude du professeur Patrick Mura relayée par l’Académie nationale, 10,1% des conducteurs contrôlés se sont révélés être des faux positif et 19% des faux négatifs !

« Ayons une pensée pour la jeune Marilou tuée par un chauffard sous l’emprise de stupéfiants », déclare Dominique Perben qui lui dédie cette nouvelle loi. Soutenue par toute l’arrière-garde prohibitionniste, parrainée par le Sénat, Nadine Poinsot a pesé de tout son poids pour que soit adoptée la loi contre la conduite en état d’ivresse stupéfiante… Et forte de ses soutiens politiques, l’association Marilou est aujourd’hui membre du Conseil national de la sécurité routière, agréée par l’Éducation nationale et autorisée à se porter partie civile dans les procès.

Surfant sur la vague d’émotion suscitée par la mort tragique d’une petite fille, la loi, avec la complicité de politiciens manipulés et manipulateurs, a été adoptée dans la précipitation. Une première devenue une mauvaise habitude sous le règne de Nicolas Sarkozy, qui a fait adopté cinq lois dans la foulée de faits divers sordides.

loiDes peines exemplaires !

Sans que personne ne s’en émeuve, la présidente de l’association Marilou a aussi dépensé beaucoup d’énergie pour que le conducteur de la voiture ayant accidentellement tué sa fille soit condamné à une peine exemplaire. Âgé de 18 ans, conduisant sans permis avec un taux de 13,4 nanogrammes de THC par millilitre de sang, il a été condamné par le tribunal de Pontoise à une peine de trois ans d’emprisonnement, dont un ferme, une condamnation que la famille Poinsot a trouvé trop clémente. En 2004, sous prétexte qu’il ne respectait pas les obligations édictées par le tribunal, Nadine Poinsot poussera à la roue pour que le tribunal de Versailles fasse sauter le sursis du conducteur de la Renault 21. Elle s’est aussi acharnée sur les passagers exclus de la procédure judiciaire, en obtenant qu’ils soient reconnus coupables du délit de « complicité d’homicide involontaire ». Ils seront condamnés à un an de prison avec sursis et 600 euros d’amende.

Nouvelle donne !

En 1992 est fondée une association dont l’objectif est de fédérer les usagers de drogues dures (pour reprendre la terminologie de l’époque) autour d’un journal. Il s’agit bien entendu d’Asud, une association d’autosupport composée de tox, des vrais…
Si nous avions en commun de consommer des drogues classées au Tableau A des stupéfiants, il n’était pas question de mettre sur le même plan l’innocent cannabis et la méchante héroïne, une opinion partagée par la grande majorité des cannabinophiles pour qui cette drogue représentait le diable en personne.

Notre première rencontre avec les Asudiens date de 1993… Et il nous a fallu user beaucoup de salive pour que les militants de base du Circ admettent, qu’au regard de la loi, nous étions tantôt considérés comme des délinquants, tantôt comme des malades, jamais comme des citoyens à part entière. Pour sceller notre soutien aux acteurs de la réduction des risques, le Circ publie en 1994 un texte intitulé Haschich et héroïne vont en bateau, et participe au mois de juin aux États généraux Drogues et sida organisés par le collectif Limiter la casse au Palais des congrès.

Un seul et même ennemi : la prohibition

Entre le cannabis, une drogue populaire ne présentant pas de problèmes sanitaires majeurs, une drogue socialement acceptable, et les opiacés, qui sont d’autant plus dangereux pour la santé qu’ils sont consommés dans des conditions précaires, enjeux et stratégies différent. Et pendant que les politiques des gouvernements successifs, pressés par les acteurs de la réduction des risques, et uniquement à cause des dommages causés par le VIH et le VHC, évoluaient au fil des années, les activistes du cannabis présentés comme des clowns et suspectés de faire du prosélytisme pliaient sous les coups de boutoir de la brigade des stupéfiants.

En 1998, les croisés de la prohibition ne s’en prennent plus uniquement au Circ, mais aussi aux associations qui soutiennent ses actions provocatrices et néanmoins salutaires. Et puis voilà que le président d’Act Up se retrouve devant la 16e chambre du tribunal de Paris, accusé de « présenter les stupéfiants sous un jour favorable » suite à la diffusion d’un flyer sobrement intitulé « J’aime l’ecstasy. Je suis pédé aussi ».

Ce procès a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase : militant dans leur coin et à leur manière pour limiter la casse ou pour imposer leurs arguments en faveur d’une légalisation du cannabis, les associations se rassemblent et fondent le Collectif pour l’abrogation de la loi de 1970 (Cal 70), un mouvement hétéroclite (Anit, Aides, Asud, Act Up, Circ, LDH, Limiter la casse, Médecins du monde, Syndicat de la magistrature, Techno +, MJS, Les Verts, les Jeunes Verts, les éditions du Lézard, l’Éléphant rose…) dont l’objectif était de dénoncer les multiples effets pervers de la prohibition et de proposer une alternative.

« Le sida est plus grave que la toxicomanie : il vaut mieux être vivant que mort, il vaut mieux inhaler et fumer de l’héroïne que se l’injecter, il vaut mieux prendre de la méthadone, travailler et avoir une famille, plutôt que se prostituer, attaquer les vieilles dames ou mourir dans un squat. Il vaut mieux enfin renoncer à l’usage de drogues. »

« Entre guerre à la drogue et légalisation : la réduction des risques », Anne Coppel, Libération (9 mars 1993)

En juin 1998, les organisations adhérentes du Cal 70 défilaient dans Paris pour demander l’abrogation de la loi de 1970 et réitéraient l’année suivante à Marseille. En 1999, après bien des tergiversations avec les militants du Circ, mais aussi avec les principaux acteurs de la réduction des risques, je suis candidat sur la liste des Verts pour les élections européennes et chargé de représenter l’antiprohibition. Une expérience enrichissante qui nous a convaincus de la primauté du débat si l’on veut persuader les sceptiques (et ils sont légion) des avantages que tirerait la société de la légalisation du cannabis, que ce soit sur le plan sanitaire ou économique.

De dangereux prosélytes

Nous étions sur la même longueur d’ondes et pensions que, tous réunis sous la bannière de l’antiprohibition, nous obligerions le pouvoir à nous écouter mais surtout, à entendre nos arguments. L’arrivée surprise de la droite au pouvoir a brisé notre élan et modifié les stratégies des uns et des autres. Si les associations de « réduction des risques » ont obtenu en 2004 que ce concept soit enfin reconnu par la loi de santé publique, cette politique a montré ses limites. Au XXIe siècle, le consommateur d’opiacés est toujours considéré comme un malade, jamais comme un citoyen à part entière. Au pays de la tolérance zéro, celles et ceux qui militaient pour la légalisation du cannabis (qu’il soit thérapeutique ou récréatif) ont juste réussi à passer aux yeux de l’opinion publique sous-informée pour des nostalgiques de mai 68, des irresponsables ou les complices des trafiquants… Bref, de dangereux prosélytes. Il n’a fallu que quelques années, un rapport du Sénat dont l’intitulé – Drogue, l’autre cancer – était pour le moins stigmatisant et une campagne de prévention caricaturale à l’usage des ados relayée dans tous les médias pour que l’opinion publique panique.

Le printemps du cannabis

La gauche est de retour et immédiatement l’ambiance se détend, même si nous savons qu’il ne faut pas attendre grand-chose de ce nouveau gouvernement. Et voilà que quelques militants aguerris qui avaient patiemment préparé leur coup sortent du bois et lancent le Cannabis Social Club (CSC). Frustrés sous l’ère Sarkozy, les médias relaient largement cette initiative. Mais nous ne sommes ni en Espagne ni en Belgique où l’usage du cannabis est dépénalisé, nous sommes en France où le débat est verrouillé pour cause de mauvaise foi (de mauvaise loi !) ou d’ignorance crasse des politiciens. Le peuple de l’herbe s’enthousiasme, les Cannabis Social Club fleurissent un peu partout, mais des dissensions apparaissent au sein du mouvement et lorsque Dominique Broc, l’instigateur du CSC en France, se retrouve en garde à vue, les structures censées se dénoncer ne jouent pas le jeu.

Aujourd’hui, d’anciens chefs d’État de pays dévastés par des conflits entre gangs pour le partage de territoires, d’anciens hauts responsables d’instances chargées de mener une guerre impitoyable contre la drogue, et même deux prix Nobel de littérature demandent en chœur à l’Onu de « cesser de criminaliser l’usage et la possession de drogues » et de « traiter de force des personnes dont la seule infraction est l’usage ou la possession de drogues ». Une Commission au-dessus de tout soupçon qui recommande aussi « de permettre et d’appuyer les essais dans des marchés légalement réglementés de drogues actuellement interdites, en commençant, sans s’y limiter, par le cannabis ».

Nouvelle donne et rebelote

Au moment où des expériences lointaines valident notre combat contre l’obscurantisme et l’hypocrisie, les activistes du cannabis se chamaillent et se dispersent. Quant aux structures de réduction des risques, dépendantes en partie de subventions, elles colmatent les brèches et gèrent au jour le jour. En octobre dernier, l’AFR qui, comme chacun sait, est « un collectif d’acteurs engagés rassemblant des militants, des professionnels, des bénévoles, des usagers, des structures » dont le Circ, organisait ses rencontres annuelles : « Drogues, la sale guerre ». Et qu’il s’agisse des participants aux tables rondes ou des intervenants (à l’exception de la présidente de la Mildeca), tous ont souligné que le moment était venu pour les associations de se serrer les coudes et d’organiser des débats afin de dénoncer les catastrophes sanitaires et sociales engendrées par la prohibition. Un travail pédagogique à mener auprès des Français(e)s et des élu(e)s, comme le soulignait Marie Debrus, la présidente de l’AFR.

"Chirac fumant un joint" © photoshop :)

Circ’Story – Épisode 6

Résumé des épisodes précédents

Le rapport Henrion (février 1995) qui préconise à une courte majorité de dépénaliser l’usage du cannabis est très vite enterré par les parlementaires.

En mai 1995, Jacques Chirac devient président de la République et le préfet de police interdit l’Appel du 18 joint parisien, mais le rassemblement au parc de La Villette est maintenu. Début juillet, les fonctionnaires de la brigade des stupéfiants en grande forme se déchaînent sur les responsables des associations ayant protesté contre l’interdiction de l’Appel du 18 joint 1995.

Jacques Chirac est allergique au cannabis

« Les expériences étrangères montrent que la libéralisation fait augmenter la demande de drogues non seulement douces mais aussi dures » : ainsi s’exprime Jacques Chirac lors de la campagne présidentielle. À peine assis dans son fauteuil de président, il rend visite à son ami le roi du Maroc, le plus gros producteur mondial de résine de cannabis ! On attendait de notre président qu’il interpelle Hassan II, mais que nenni, sur les conseils du plus fidèle gardien de la prohibition, le célèbre docteur Nahas, il préfère s’en prendre sans ménagement à la politique tolérante des Pays-Bas en matière de cannabis. Quelques semaines après son arrivée au pouvoir, Jacques Chirac décide de rétablir les contrôles aux frontières et se lance dans un chantage : il n’acceptera de signer les accords de Schengen sur la libre circulation des personnes que si la Hollande renonce à ses coffeeshops.

La France des réacs en action

Débute alors un feuilleton à rebondissements, une période douloureuse pour les touristes français en goguette au pays des coffeeshops car, non seulement content de donner des leçons aux ministres bataves sur leur politique des drogues, Jacques Chirac a la bonne idée de relancer les essais nucléaires ! Dans son rapport annuel « La politique néerlandaise en matière de drogues, continuité et changement », le gouvernement précise qu’il n’est pas prés d’abandonner sa politique et, pour faire plaisir au président français, lui accorde une concession qui ne change rien : désormais, on ne pourra pas acheter plus de 5 grammes de cannabis dans les coffeeshops, contre 30 auparavant !

Jacques Chirac est soutenu dans sa croisade par quelques députés conservateurs, Christine Boutin bien entendu, mais aussi Paul Masson, sénateur RPR qui s’emporte : « Tant que ce pays de narcotrafiquants ne fera rien pour freiner les exportations de drogue, la France n’a pas le droit de baisser sa garde. » Le Figaro s’en mêle et donne la parole au docteur Nahas qui prédit que 60% de ceux qui fument du cannabis avant 15 ans s’adonneront plus tard à la cocaïne.

Dans le rapport sur l’espace Schengen que Paul Masson remet au gouvernement, il assimile les Pays-Bas à un « narco-État », ce que le ministre des Affaires étrangères batave n’apprécie guère. « Avec le plus grand nombre de drogués et le plus grand nombre de maladies liées à la drogue…», la France est, selon lui, bien mal placée pour donner des leçons de morale. Quant au Premier ministre, il traite notre président d’obsédé ! Il a raison, Jacques Chirac persiste : le 25 mars 1996, il déclare « qu’avec la libre circulation, il suffit qu’un seul pays ait une législation laxiste pour que toute action soit affaiblie » et propose que les Quinze « s’engagent solennellement à interdire la production et le commerce de toutes les formes de drogues, sans aucune exception »… Trop c’est trop ! Hervé de Charrette, ministre des Affaires étrangères de l’époque, est obligé d’intervenir : « L’opinion de Paul Masson n’exprime aucunement l’opinion des autorités françaises. »

La seule politique qui vaille…

On aurait pu en rester là, mais c’était sans compter sur Jacques Myard, bien connu pour ses idées réactionnaires, qui, avec 72 députés et sénateurs, appelle la population à boycotter les produits hollandais. Scandale ! Du Point à L’Express, du Courrier international au Nouvel Observateur, les magazines se penchent tour à tour sur la politique tolérante et pragmatique des Pays-Bas. Le Figaro ouvre ses colonnes à Bernard Kouchner, qui évoque les résultats positifs de la politique néerlandaise en matière de réduction des risques et invite Jacques Myard à s’attaquer au Maroc. Quant à l’Algemeen Dagblad, quotidien néerlandais, il se demande quelle serait notre réaction si les touristes hollandais décidaient d’aller dépenser leurs florins ailleurs que chez nous.

Chargés par le ministère de la Santé d’une étude sur l’Europe et la toxicomanie, des chercheurs de l’université d’Amsterdam descendent la France : notre pays a grandement facilité la propagation du VIH et du VHC en retardant de plusieurs années la vente libre des seringues. Ce qui n’empêche pas Jacques Chirac d’affirmer quelques jours plus tard devant le Conseil européen que la seule politique des drogues tolérable, c’est la sienne.

Devil's Harvest (1942) Et comme il faut bien en finir avec les querelles stériles, Le Monde nous apprend le jour où les Circ fêtent le vingtième anniversaire de l’Appel du 18 joint que Français et Hollandais se sont rabibochés après qu’une délégation d’élus du Nord en visite aux Pays-Bas a désavoué Paul Masson et ses honteuses propositions.

La valse des procès

En septembre 1993, le docteur Lebeau (Médecins du monde) publie un article dans le magazine Maintenant où il reproche à son confrère le docteur Nahas de « se réfugier derrière la science pour servir une doctrine défendue par un lobby politique au sein de l’Assemblée nationale ». Outré, ce dernier porte plainte pour diffamation contre Bertrand Lebeau et par ricochet contre Michka, la rédactrice en chef de ce numéro spécial, et Michel Sitbon, le directeur de publication.

Le docteur Gabriel Nahas vient avec deux témoins, le fondateur de l’association Une France sans drogue, et Ernest Chénière, député RPR de l’Oise. Du côté des accusés, les témoins sont prestigieux : Léon Schwartzenberg, éphémère ministre de la Santé, Bernard Kouchner, ancien ministre de la Santé ou encore Jean-Pol Tassin, neurobiologiste. Gabriel Nahas a envoyé à ce dernier et à ses responsables hiérarchiques un courrier dans lequel il souligne son incompétence et le dissuade de venir témoigner sur les dangers réels du cannabis.

Pour sa défense, Gabriel Nahas houspille ceux qui osent mettre en doute ses compétences scientifiques puis s’en prend à Michka, l’accusant d’être financée par des « marchands de drogue » bataves suite au lancement via Internet d’un appel à dons pour couvrir les frais du procès. Bertrand Lebeau a cherché des études démontrant les effets apocalyptiques du cannabis mais ne les a pas trouvées, et conclut son intervention en affirmant que « la principale toxicité du cannabis dans notre pays est qu’il puisse conduire en prison ». Un argument cher au Circ qui en avait fait un slogan.

À l’issue du procès, Bertrand Lebeau est relaxé tandis que Michka comme Michel Sitbon sont condamnés à payer un franc symbolique à Gabriel Nahas.

Le premier numéro de L’éléphant rose paraît en juin 1995, et voilà qu’un gendarme gersois tombe en arrêt sur la couverture du numéro 3 chez son marchand de journaux. Le magazine, qui n’a pas peur d’annoncer la couleur, propose à ses lecteurs de gagner une galette de marijuana. Ni une ni deux, le zélé gendarme en réfère à ses supérieurs qui consultent le procureur de Vic-Fezensac, lequel diligente vingt brigades de gendarmes pour visiter tous les kiosques du département et saisir le magazine licencieux.

En mai 1996, Gérard Jubert, le directeur de L’éléphant rose, est condamné à dix-huit mois de prison avec sursis et 300 000 francs d’amende par le tribunal de Paris, la plus lourde peine jamais requise au nom du L630. Si la peine de prison est ramenée à dix mois avec sursis en appel, la faramineuse amende est maintenue, signant l’arrêt de mort du premier magazine français 100% cannabis.

Dans le prochain épisode, vous croiserez des sportifs pris la main dans le pot de beuh et vous découvrirez avec le Circ les coulisses de l’opération « Chanvre des députés ».

Quand les Verts font le joint

Qu’ils soient de droite ou de gauche, nous les avons tous apostrophés lors des différentes échéances électorales. Ils nous ont parfois répondu, à droite, des fadaises, à gauche, des foutaises… Certains nous ont amusés avec la sempiternelle ouverture du débat sur les drogues… Mais en définitive, le seul parti à nous avoir soutenus indéfectiblement lors de nos démêlés avec la justice, le seul à avoir partagé des idées et proposé des actions, ce sont Les Verts.

À peine avions-nous reçu le faire-part annonçant la naissance du Circ que nous prenions rendez-vous avec Jean-Luc Bennahmias, un des pionniers de la lutte pour la dépénalisation du cannabis, d’abord dans Antirouille (magazine de lycéens) puis dans la Gueule ouverte (journal écologique), mais aussi en tant que représentant des Verts Europe qui, en avril 1991, proposaient de mettre à l’étude « la dépénalisation complète, avec légalisation des produits ».

Les années complices

Dès 1995, alors que le préfet de police interdisait le rassemblement de l’Appel du 18 joint, Les Verts soutenaient le Circ, un soutien qui déboucha sur une garde à vue à la brigade des stups. Il n’en fallait pas plus pour nouer des liens qui se sont resserrés lorsque Jean-Luc Bennahmias devint Secrétaire national des Verts en 1997. Cette année-là, échaudés par les interdictions de l’Appel du 18 joint, les jeunes Verts se substituent au Circ pour la demande d’autorisation, mais essuient un refus du préfet de police d’autant moins compréhensible que Jean-Pierre Chevènement était le ministre de l’Intérieur du tout nouveau gouvernement socialiste et Dominique Voynet, sa ministre de l’Environnement.

L’année suivante, Act Up est accusé d’avoir présenté les stupéfiants sous un jour favorable en distribuant un tract « J’aime l’Ectasy, je suis pédé aussi ». Quant au Circ, il est convoqué devant la 16e chambre correctionnelle pour avoir distribué des pétards à l’Assemblée nationale, et le lendemain, devant la même chambre mais en compagnie de l’Arev, d’Asud, de Chiche et des Verts, pour avoir bravé l’interdiction de l’Appel du 18 joint 1997.

Unis contre la loi de 70

C’en est trop ! Les Verts participent activement à la création du Collectif pour l’abrogation de la loi de 1970 (Cal 70), mouvement fourre-tout où se côtoyaient tous les acteurs antiprohibitionnistes. Pour fêter ça, leurs députés déposent un projet de loi afin d’abroger l’article L630 de la loi qui nuit gravement au débat sur les drogues, un projet identique sera initié par Jean-Pierre Michel, député du Mouvement des citoyens (MDC).

« … Depuis longtemps nos travaux ont inspiré les Verts, surtout Chiche, au point qu’on ne sait plus bien aujourd’hui qui de Chiche, des Verts ou du Circ défend les propositions de l’autre… » : ainsi m’exprimai-je devant le Conseil national des Verts où je plaidais pour représenter la voix de l’antiprohibition lors de la campagne des Européennes. Dans le fascicule publié pour l’occasion, « Et si on légalisait les drogues ? », les Verts (et le Circ) proposaient d’abroger le L630, de décriminaliser l’usage de toutes les drogues, de retirer le cannabis du tableau des stupéfiants, de reconnaître l’autoproduction et de définir un cadre légal « pour sa production et sa distribution à des fins commerciales ».

Concernant les autres drogues illicites, les Verts militaient pour l’ouverture d’un vrai débat au parlement sur l’accès légal, selon des modalités différenciées, aux produits actuellement classés au tableau des stupéfiants.

Les Verts partageaient avec le Circ, les associations de réduction des risques ou encore la Ligue des droits de l’Homme, la même analyse critique de la prohibition et proposaient pour en sortir de légaliser le cannabis. Une position défendue avec fougue par Noël Mamère lors de la campagne présidentielle de 2002 dans laquelle le Circ s’est illustré en organisant l’opération « Sortez-les du placard ».

Le bug de l’an 2000 ?

Alors qu’avec Jean-Luc Bennahmias nous étions sur la même longueur d’ondes, l’arrivée de Dominique Voynet à la tête des Verts en 2001, puis de Gilles Lemaire en 2003, a stoppé net une coopération fructueuse entre le parti et les associations représentant les usagers. Cependant, tout lien ne fut pas rompu et on se souvient de l’engagement d’Anne Coppel dans la campagne des Européennes de 2009.

Après dix ans de silence radio, Esther Benbassa, sénatrice EELV, dépose (à la grande surprise des associations qui n’ont pas été consultées) une proposition de loi « autorisant l’usage contrôlé du cannabis », proposition qui a été saluée par tous comme une initiative courageuse et inédite. En effet, c’est la première fois qu’un parti politique propose de légaliser le cannabis, une proposition « bancale » pour les premiers concernés – les consommateurs – mais qui ne demande qu’à être améliorée si l’on veut satisfaire toutes les parties en jeu.

Le cannabis fait peur aux libraires

Adoptée en 1970, la loi « relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et à la répression du trafic et de l’usage illicite de substances vénéneuses » se singularise en punissant tant la « présentation sous un jour favorable » que « l’incitation ou la provocation à l’usage » de stupéfiants. Et marche allègrement sur les droits de l’Homme en mettant en péril la liberté d’expression.

Cachez ces livres que je ne saurais voir

Dans les années 1990, de nombreuses associations voient le jour pour remédier au manque de courage politique du gouvernement Mitterrand sur les problèmes de société. C’est ainsi que, dans la foulée d’un livre, Fumée clandestine, sera créé le Circ (Collectif d’information et de recherche cannabique), association dont l’objectif est de collecter et de diffuser toute information liée à l’usage du cannabis.

Cet ouvrage à vocation encyclopédique qui a fait les beaux jours des libraires est vite devenu le porte-drapeau des partisans du changement jusqu’à ce jour de 1997 où, sous le titre « Cannabis, savez-vous planter des joints ? », une journaliste de France Soir s’en prenait à la Fnac qui exposait, au su et au vu de tous, un livre (en l’occurrence, le second tome de Fumée clandestine) dans lequel étaient transmises des informations sur l’art de cultiver du cannabis chez soi.

Comme on s’y attendait, une quinzaine de jours plus tard les fonctionnaires de la brigade des stups débarquaient à la Fnac Forum suite à une plainte déposée pour « présentation du cannabis sous un jour favorable », plainte qui n’eut jamais de suite. Mais le ver était dans le fruit et les livres qui présentaient la prohibition sous un jour défavorable passèrent des tables d’exposition aux étagères.

La droite est de retour et les censeurs avec…

Une coalition composée d’associations, de mouvements et de partis politiques fondent en 1998 le Collectif pour l’abrogation de la loi de 1970 (Cal 70). Leur première revendication : supprimer l’article L630 du code de la Santé publique, qui punit de cinq ans de prison et de 75 000 € d’amende le fait de présenter le cannabis sous un jour favorable. La nomination à la tête de la Mildt (Mission interministérielle de la lutte contre la drogue et la toxicomanie) de Nicole Maestracci est une bouffée d’air frais. Par hasard, deux éditeurs, le Lézard et Trouble-Fête, découvrent en septembre 2002 que des livres sur la cannabiculture ont disparu du site de Virgin, dont le PDG est par ailleurs un ardent défenseur de la légalisation.

Ils s’en émeuvent. Le responsable du magasin de Toulon, apprennent-ils, a été mis en garde à vue. Pourquoi ? Parce que les policiers ont découvert, lors d’une perquisition chez un jardinier en herbe, des livres sur l’art de cultiver du chanvre achetés en toute légalité chez Virgin… Il faudra un article dans Libération pour que les livres incriminés soient remis en vente.

En 2004, effet collatéral d’un retour en force de la morale à deux sous, la direction de la Fnac (encore elle) demande de « surseoir temporairement à la vente » de quatre livres sur le cannabis « suite à une enquête de la brigade des stupéfiants » dans l’un de ses magasins, sans pour autant en informer les éditeurs concernés… Des livres qui, à l’exception de Fumée clandestine, sont tous consacrés à la cannabiculture.

Une censure qui n’a jamais ose dire son nom !

Ne pouvant interdire des livres, les ennemis de la liberté d’expression portent plainte, et si les grandes enseignes (Fnac, Virgin, Cultura) sont les premières visées, les libraires indépendants ne sont pas à l’abri d’une descente de police dissuasive. Les livres incriminés ne font pas de prosélytisme pour le cannabis comme voudraient nous le faire croire les associations (familiales et catholiques) qui usent et abusent de l’article L3421-4 pour intimider, voire menacer, les libraires. Une manœuvre qui a fonctionné au-delà de toute espérance. J’en veux pour preuve la dernière production de Trouble-Fête, Cannabis, 40 ans de malentendus, un livre sur la petite et la grande histoire du cannabis boudé par les grandes enseignes et les libraires indépendants, de peur qu’une simple feuille de cannabis leur attire des ennuis.

Nous ne sommes plus au temps de l’inquisition

En 2011, la Global Commission on Drug Policy, qui réunit des personnalités au-dessus de tout soupçon comme l’ancien secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, ou encore trois anciens présidents de la République et deux prix Nobel de littérature, publiait un rapport dénonçant une « guerre à la drogue » inutile et criminogène.

En 2013, l’Uruguay, talonné de près par le Colorado, légalisait le cannabis. En France, entre une timide avancée sur le front du cannabis thérapeutique et une proposition de loi déposée au Sénat par une élue d’Europe Écologie-Les Verts, le débat est relancé… Et le triste temps où les fonctionnaires de la brigade des stups triaient les bons des mauvais livres sur les drogues dans les librairies est révolu.

Dallas Buyers Club

D’emblée, je pourrais dire que Dallas Buyers Club est un film asudien. Et cela devrait te suffire, cher lecteur, pour aller illico le mater par tout moyen légal ou illégal. Ah, je vois que tu continues à lire quand même cette critique, il va donc falloir que j’en dise plus.

Disons que ce film traite à la fois de l’épidémie du sida, de l’autosupport, de l’usage de drogues, du pouvoir médical et de la prohibition, et de comment ce cocktail amène à une révolution de l’âme humaine sans précédent. C’est plus clair à présent ? Non ? Bon, je dois donc développer. OK.

C’est l’histoire d’un chaud lapin texan fan de rodéo, c’est-à-dire un cul-terreux alcoolique et homophobe aussi porté sur la défonce, tour à tour escroc ou électricien, selon les opportunités de jobs du jour. Un expert en survie, quoi.

Le film commence le jour où ce héros (car oui, c’en est un, vous verrez) se réveille à l’hôpital suite à un malaise en apprenant qu’il a le sida et que, vu son taux de T4, c’est un miracle qu’il soit encore en vie. J’ai oublié de vous préciser que nous sommes en 1985 et par conséquent, le médecin affirme qu’il lui reste environ 30 jours à vivre. On lui propose cependant d’entrer dans un protocole de test d’un nouveau médicament : le très controversé AZT.

Le délinquant comme réformateur social

Cela aurait pu être un film sur la mort mais contre toute attente, notre cow-boy, violemment rejeté par ses proches, n’est pas trop con. Seul, il va se renseigner à fond sur cette nouvelle maladie et les traitements en cours de tests partout dans le monde. Rapidement, il se rend compte que l’AZT, c’est bullshit et qu’il existe mieux ailleurs.

N’ayant pas pour habitude de respecter la loi ou de se résigner, notre tête brûlée texane, flanquée d’une folle pédale, entreprend alors d’importer illégalement les médicaments qu’il lui faut et se rend vite compte qu’il peut se faire du blé grâce à tous les autres malades qui en veulent aussi. Il commence alors une entreprise d’import et de distribution : le Dallas Buyers Club, qui réunit des malades condamnés comme lui par l’establishment politico-médical. Ce dernier n’aura de cesse de lui mettre des bâtons dans les roues alors que les faits sont de son côté : allongement de l’espérance de vie, espoir et dignité retrouvés. Il devient alors le symbole du malade militant qui transforme ses proches et la société par ses actes pour survivre.

Cinématographiquement, le film est brillant avec un style simili documentaire. Les deux acteurs principaux, Matthew McConaughey (goldenglobisé en séropo nerveux) et Jarred Leto (oscarisé en homo sexy), démontrent à ceux qui en doutaient encore l’étendue de leur immense talent.

Et pour les derniers sceptiques qui pensent qu’il s’agit d’un conte de fées hollywoodien : le film est bien sûr tiré d’une histoire vraie. Une réelle leçon de militantisme asudien, on vous dit.

 

Cannabis, 40 ans de malentendus (Volume 2 : 1997-2002)

Des députés enfumés et des militants interpelés ! Des jardinier en herbe et de l’herbe en politique ! Kouchner à la manœuvre et une madame Drogue à la hauteur ! Un cannabistrot à Paris et une cannabis cup dans les Vosges !
Ce n’est qu’une part des sujets hauts en couleur abordés dans ce 2ème volume (1997/2002).

Le deuxième volume de Cannabis, 40  ans de malentendus débute en 1997, année où de joyeux drilles réunis sous la bannière du Circ envoient un pétard aux députés et se termine en 2002, année où dans le cadre de l’élection présidentielle les mêmes transforment un meeting politique en cannabistrot.

Alors que l’auto-production prend de l’essor et que les instances officielles reconnaissent « qu’un monde sans drogues n’existe pas ». Alors que les partisans de l’abrogation de la loi de 1970 se mobilisent et que la question de la place du cannabis est posée lors de la campagne présidentielle de 2002, de nombreux observateurs pensaient que la loi évoluerait dans le sens d’une dépénalisation.

Il n’en sera évidemment rien et les défenseurs de la pénalisation dopés par le retour de la droite au pouvoir balaieront tout espoir de réforme, mais ce sera l’objet du futur et dernier volume de Cannabis, 40  ans de malentendus qui vous entraînera jusqu’en 2014 où tous les espoirs d’une révolution cannabique sont permis.

Parution le 9 mai 2014

 

Pour en savoir plus sur le volume 1 :
40 ans de malentendus volume 1 couv

 

La CIRC évolution

Après de longues années de silence où seul son groupe lyonnais maintenait la barre, la Fédération des CIRCs reprend le combat. Quelques remous internes et surtout une actualité internationale sans précédent auront suffit à réveiller le monstre. À l’occasion de son assemblée générale qui s’est tenue début novembre à Lyon, notre association s’est longuement penchée sur ces deux dernières décennies et les actions menées.

L’âge d’or de l’antiprohibitionnisme cannabique

Au début des années 90, l’obscurantisme en matière de drogues, bâtait son plein. Le sujet était monopolisé par les partisan(e)s du système prohibitionniste, LA drogue était Le mal, on escaladait forcément le chanvre festif pour atteindre les sommets des opiacés, et que dire de la parole des usagers d’alors ? Puis vint un livre, promu au rang de « bible des cannabinophiles », Fumée Clandestine, parut en pleine paranoïa. De réunions en conférences, nous nous aperçues très vite que d’autres initiatives du même genre étaient menées du côtés des « injecteur(triche)s ». Sans aucune concertation, un groupe d’auto-support voyait le jour, Asud. Si les cannabinophiles n’avaient qu’à combattre des idées reçues et tout un tas contre-vérités assénées par des idéologues réacs, les usager(e)s de drogues injectables se retrouvaient, eux/elles, face à  un véritable problème de santé publique avec la diffusion de virus mortels dans leur « communauté », ceux du VIH et de l’hépatite.

Réuni(e)s sous le drapeau de la RdR, mais aussi sous celui de l’antiprohibition, usager(e)s et professionnel(le)s obtinrent des avancées indéniables. Mais à la réforme profonde, voire l’abolition pure et simple de la Loi du 31 décembre 1970, certain(e)s préférèrent se contenter de la substitution pour répondre à l’urgence de la situation sanitaire consommateur(trice)s.

Ces dix années (1990/2000) auront permis de contribuer à une approche plus pragmatique de la question des drogues par les autorités. La prévention prenait le pas sur la répression et pendant un temps, nombreux(euses) étions-nous à croire en une possible sortie de la prohibition, tout du moins pour la filière chanvre. C’était le pari du CIRC que de parvenir à provoquer chez les cannabinophiles, cette envie de participer au débat national en intervenant directement dans leur environnement proche. Bref à libérer la parole pour rendre plus évidente l’hypocrisie ambiante.

Ce pari fut en parti gagné. Vers la fin des années 90 et à l’occasion de la campagne de prévention organisée par la Mildt, « savoir plus risquer moins ! «  notre mouvement en détourna le slogan pour lancer la sienne  : « Cultivez plus, risquez moins ! ».

L’autoproduction devenait notre nouveau cheval de bataille. Des centaines de boutiques proposant le matériel nécessaire à la production domestique de chanvre récréatif allaient voir le jour partout en France. Quelques audacieux allèrent jusqu’à proposer des graines. De nombreux ouvrages consacrés à ce genre jardinage , furent publiés, traductions de livres étrangers, mais aussi originaux français. Une maison d’édition y consacra toute son énergie, les Éditions du Lézard qui, aux côté du CIRC, contribuèrent largement à dynamiser le mouvement.

Une pause et ça repart !

Et puis… et puis… et puis le militantisme, la dynamique d’un mouvement dépendant de ses activistes, le manque de renouvellement, mais aussi d’autres projets sur d’autres fronts firent que le CIRC entra en mode sommeil. La lâcheté de la « Gauche » sur le sujet, les désillusions que cela entraîna et le retour d’une Droite décomplexée eurent sans doute un peu raison de notre enthousiasme des débuts. Mais le vent tourne, et généralement jamais d’où on l’attend.

En Europe mais aussi en France, ce sont les Cannabis Social Club qui firent leur apparition, une nouvelle impulsion s’il en est, pour le mouvement cannabique. À l’international, c’est de l’autre côté de l’Atlantique qu’il souffle, du pays même qui, depuis près d’un siècle, impose sa vision morale, raciste et autoritaire des drogues. Aux États-Unis d’Amérique dont une bonne vingtaine d’États ont dors et déjà autorisés l’usage thérapeutique du chanvre et sa vente sous ordonnance, deux d’entre eux ont choisi, par voie référendaire, de légaliser l’ensemble de la filière récréative de la plante.

Plus au sud, c’est un tout petit pays qui va devenir le premier à mettre en place une règlementation complète de cette même filière. Et ses voisins de réfléchir à leur tour à cette idée. Plus près de nous, de l’autre côté du détroit de Gibraltar, c’est le premier pays producteur de haschisch, le Maroc, qui voit à son parlement, porté un projet de Loi identique par deux formations politiques, une coalition progressiste de gauche et un parti plutôt conservateur. À l’est de l’Europe, ce sont de nouveaux membres de la communauté européenne qui font d’autres choix que celui de la répression aveugle. Mais c’est sans compter sur l’ « exception cul-culturelle » de la France, ce charmant village gaulois qui, au centre du vieux continent, résiste au pire, mais aussi au meilleur. Et nos dirigeant(e)s d’agiter le chiffon rouge de LA jeunesse pour justifier l’injustifiable, de prétendre vouloir la protéger en la harcelant quotidiennement à travers cette Loi inique.

C’est donc cette tempête, cet ouragan historique venu d’outre-atlantique, qui aujourd’hui re-mobilise les militant(e)s du CIRC, ce vent que nous nous devons d’accompagner pour qu’il vienne frapper à leur tour les côtes françaises. L’inéluctabilité de la fin de la prohibition étant à présent évidente, dénoncée de part et d’autre, à droite comme à gauche, par des économistes comme par des scientifiques, ça n’est plus qu’une question de temps que ne semblent toujours pas percevoir le gouvernement.

K Shoo, Porte parole du CIRC

Ciné-Débat : L’Histoire de la Réduction des Risques

Dans les années 80 une guerre victorieuse a été menée dans l’indifférence générale. Cette guerre c’est celle menée par la politique de réduction des risques contre le virus du sida qui décimait une catégorie de population très stigmatisée : les injecteurs d’héroïne.

Aujourd’hui cette histoire appartient au passé au point que l’on oublie la virulence des débats qui opposaient partisans et adversaires de la méthadone et du subutex. Une histoire qui est aussi celle d’une société tétanisée par les mots de toxicomanie, d’homosexualité et d’immigration et là on est toujours dans l’actualité. Si la substitution ou la fourniture de seringue stériles appartiennent aujourd’hui à la panoplie classique de l’intervention en addictologie il n’en est pas de même des salles de consommation à moindres risques et les débats récents qui ont accompagné la loi Taubira sur le Mariage pour Tous, montrent que l’épidémie de sida a découvert des plaies toujours à vif dans la société française.

La Petite Boutique des Horreurs du Comptoir Général et l’Association Française pour la Réduction des risques liés aux usages de drogues vous propose, après la projection du documentaire « La réduction des risques en France – Partie 1 l’Histoire » de débattre avec des représentants des usagers de drogues, des médecins et des acteurs de la société civile, qui se sont battu pour imposer la politique de « Réduction des Risques » liée aux usages des drogues.

18h30 : La Réduction des Risques en France – 1ère partie l’Histoire (58’)

Film de Laurent APPEL et Philippe LACHAMBRE, sur une idée originale de Fabrice OLIVET et Laurent APPEL, poduit par ASUD.
ASUD est une association d’usagers ou d’ex-usagers de drogues, impliqués dans la Réduction des risques depuis 20 ans. Nous avons voulu raconter l’histoire de ce combat méconnu du grand public, porté par des militants, dont certains sont aujourd’hui disparus.

19h30  : Débat sur l’histoire de la Réduction des Risques

  • Daniel DEFERT, fondateur de l’association AIDES
  • Fabrice OLIVET, de l’association ASUD
  • Bertrand LEBEAU, Médecin généraliste

 

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(7€ de participation aux frais)

Les aventures françaises du cannabis médical (suite)

Chère lectrice, cher lecteur, vous arrive-t-il de fouiner dans Légifrance, le site officiel du gouvernement français pour la diffusion des textes législatifs et réglementaires ? Non ? Eh bien vous avez tort, comme le montre la belle histoire du cannabis médical en France et son dernier épisode, le Sativex®1.

L’article R.5181 du 28 novembre 1956 du CSP interdit toute utilisation du cannabis à des fins médicales. Cette date ne doit rien au hasard : c’est l’année où le Maroc acquiert son indépendance. Deux ans auparavant, la Régie française des kifs et tabacs créée en 1906 et qui, pendant un demi-siècle a promu et vendu du kif au Maroc, disparaît. Il n’est donc plus interdit d’interdire… le cannabis !

THC de synthèse

Cette version de l’article ne sera modifiée que le 31 décembre 1988 puis quatre autres fois jusqu’à la version du 8 août 2004. En effet, en juin 2001, Bernard Kouchner, qui avait fait de la lutte contre la douleur un axe fort de sa politique, annonce qu’il est favorable aux utilisations médicales du cannabis et des cannabinoïdes et charge l’Afssaps (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé) du dossier. Que se passe-t-il alors ? Une nouvelle version de l’article, en date du 8 août 2004, est alors rédigée. Le diable se cachant dans les détails, ce texte interdit toujours le cannabis et ses dérivés à des fins médicales mais, et c’est la nouveauté, à l’exception du THC de synthèse. Le détail, c’est « de synthèse ».

asud-journal-54 Marinol

L’Afssaps met alors en place une Autorisation temporaire d’utilisation (ATU) pour le Marinol® (dronabinol), un THC de synthèse précisément, qui se présente sous la forme de gélules dosées à 2,5 mg, 5 mg et 10 mg. Habituellement, une ATU concerne des médicaments qui n’ont pas encore d’Autorisation de mise sur le marché (AMM) mais qui pourraient déjà être utiles à certains patients. Ainsi, dans le cadre du sida, où les avancées thérapeutiques sont constantes, de nombreux médicaments disposent d’ATU « de cohorte », c’est-à-dire pour un nombre plus ou moins important de patients. Mais il existe une autre ATU, bien plus contraignante, l’ATU dite « nominative » : après examen du dossier concernant un seul patient et pour une période limitée, l’Afssaps donnait ou ne donnait pas d’autorisation.

Il y avait deux manières de mettre en œuvre cette ATU nominative. La première aurait consisté à donner un minimum d’informations sur son existence aux médecins hospitaliers, seuls habilités à prescrire, et aux pharmaciens hospitaliers, seuls habilités à délivrer. À élaborer et rendre publique une liste de maladies dont cette ATU pouvait éventuellement relever. À faciliter, autant qu’il était possible, le travail des prescripteurs tant ces dossiers d’ATU nominative sont chronophages.

Une centaine d’ATU nominatives

asud-journal-54 sativex spray

C’est l’exact contraire qui fut fait : absence de publicité, opacité des décisions (souvent négatives), demandes concernant les médicaments dont le patient avait déjà bénéficié, voire de bibliographie justifiant l’indication. Autant dire que le dispositif visait à décourager les (rares) prescripteurs. Il y parvint parfaitement : en dix ans, une centaine d’ATU nominatives de Marinol® fut attribuée…

Naïvement, certains tentèrent de savoir pourquoi un autre médicament, le Sativex® dont on parle tant aujourd’hui, ne pouvait pas être prescrit, même dans le cadre contraint de l’ATU nominative. Contrairement au Marinol®, il associe deux cannabinoïdes, le THC, principe psychoactif du cannabis, et le cannabidiol (CBD), qui n’est pas psychoactif. La principale raison de cette association est que le THC seul provoque souvent une anxiété que vient heureusement contrebalancer le CBD. La raison du refus de l’Afssaps était simple mais habituellement ignorée tant l’affaire avait été habilement ficelée : seul le THC de SYNTHÈSE, comme l’indiquait la version du 8 août 2004, pouvait être prescrit. Or le THC et le CBD du Sativex® sont des cannabinoïdes NATURELS, c’est-à-dire extraits de la plante. Bien que n’étant pas psychoactif, le CBD, était en outre exclu de l’ATU !

En février 2013, Marisol Touraine fit connaître son intérêt pour le Sativex® et confia à l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM, qui a succédé à la défunte Afssaps trop compromise dans le scandale du Médiator®) le soin de mettre en œuvre les conditions d’une AMM pour ce médicament. Le décret du 5 juin 2013 donc l’article R.5181 du CSP qui interdisait l’utilisation du cannabis en médecine depuis cinquante-sept ans.

asud-journal-54 tête cannabis

Une nouvelle usine à gaz ?

Quelle est la morale de cette histoire ? Tout d’abord, on se demande bien pourquoi ce n’est pas Bernard Kouchner, signataire de l’appel du 18 joint de 1976 et sensible à l’utilisation du cannabis dans la douleur, qui a abrogé l’article qui bloquait tout. Ensuite, et l’essentiel est là, on peut poser la question suivante : l’AMM du Sativex® ouvre-t-elle enfin de vraies perspectives pour le cannabis médical, tant sur le plan de la recherche clinique que des indications ou est-on face à une nouvelle usine à gaz qui permettra, tout comme l’ATU nominative du Marinol®, de geler la situation pour les dix prochaines années ?

Le Sativex® n’a actuellement en Europe qu’une seule indication : les contractures douloureuses de la sclérose en plaques et en deuxième intention, c’est-à-dire après que les autres traitements aient échoué. En France, seuls des neurologues hospitaliers pourront en prescrire à des patients adultes avec la possibilité de déléguer la prescription au médecin traitant entre deux consultations hospitalières. Le médicament, qui aura le statut de stupéfiant et dont l’autorisation de prescription sera renouvelée tous les six mois, pourra être délivré en pharmacie de ville2. Et sans entrer dans les détails, le Sativex® sera cher, très cher 3.

Mais les recherches se poursuivent en Europe pour d’autres indications du Sativex®, en particulier dans les douleurs cancéreuses, actuellement en phase 3 d’essais cliniques c’est-à-dire à un stade avancé. Notre beau pays étendra-t-il, au terme du processus, l’indication du Sativex® ? D’une manière plus générale, se contentera-t-il d’un service minimum en queue de peloton ou participera-t-il, sans avoir peur de son ombre, à l’aventure du cannabis et des cannabinoïdes en médecine ? Une déclaration du ministère de la Santé rapportée par Le Monde du 9 janvier 2014 n’est, à cet égard, pas rassurante :

« Il ne s’agit pas de légalisation du cannabis thérapeutique (…) juste d’une autorisation accordée à un médicament. »

Bref, on n’est pas rendu ! Espérons que le ministère fera preuve d’un peu de courage et l’ANSM d’un tout petit peu plus de transparence (Les débats des commissions de mise sur le marché des médicament- et notamment la commission des stupéfiants- sont mis en ligne par le site de l’ANSM à l’adresse suivante : ansm.sante.fr, ce qui est déjà, reconnaissons-le, lui demander beaucoup.


Notes :

1/  Le ministère français de la Santé vient de faire savoir que le Sativex®, un spray sublingual contenant du THC (tétrahydrocannabinol) et du CBD (cannabidiol) avait obtenu une AMM en France (voir les délibérations de la Commission nationale des stupéfiants du 20 juin 2013). Mis au point à la fin des années 1990 par la société britannique GW Pharmaceuticals et commercialisé au Royaume-Uni en 2005, ce spray est déjà prescrit dans 23 pays, dont 17 en Europe. En France, il pourrait être prescrit de manière très restrictive à partir de 2015 dans les contractures douloureuses de la sclérose en plaques.

2/  L’AMM obtenue, restent 3 étapes à franchir : celle de la Commission de la transparence de la Haute autorité de santé (HAS) qui déterminera le Service médical rendu (SMR). Le SMR permettra au Comité économique des produits de santé (CEPS) de fixer le prix du médicament. Enfin, l’Union nationale des caisses d’Assurance maladie (UNCAM) déterminera le niveau de remboursement. Au terme de ce processus, le Sativex® pourrait être prescrit à partir du début 2015. Comme je vous le dis !

3/  La question du prix du Sativex® a été l’occasion d’un bras de fer entre GW Pharmaceuticals et Almirall, le laboratoire espagnol qui le commercialise en Europe continentale. Puis d’âpres négociations entre Almirall et la Sécurité sociale allemande. L’ANSM considère que le Sativex® concernera 2000 patients, Almirall, 5000. Il n’est pas impossible que cette question du prix soit l’occasion de relations tendues entre les acteurs français du médicament et le laboratoire espagnol.

Collector : ASUD Journal N°4 est en ligne

Le groupe ASUD fête sa 1ère année d’existence. La lutte contre le SIDA (dossier T4) et la reconnaissance de la citoyenneté des usagers de drogues (dossier prison) demeurent les principaux combats. L’international est moins présent car la politique française est en plein bouillonnement.

ASUD 04 CouvSommaire

Directeur de Publication : Abdalla TOUFIK
Rédacteur en chef : Gilles CHARPY
Rédaction : Franck ALAINPuong-Thao CHARPYJean-René DARD – Sylvain DIGOUX – Alain du CHÂTEAU – Valérie LEBRUN – Fabrice OLIVETPhilippe MARCHENAYHervé MICHEL – Xavier MICHEL – Yvon MOISANDidier PERCHERON – Nathalie NOGENT – Louis PALACIO
Maquette : Emmanuel MORVAN – Laurence
Dépot Légal : ISSN 1241-431X
Imprimerie : AUTOGRAPHE 75020 PARIS

Vous pouvez aussi télécharger ASUD Journal N°4 en PDF.

Circ’s story – épisode 5

Résumé des épisodes précédents en quelques dates

1994

Descente de police au local du Circ, Garde-à-vue musclé et procès en perspective.

Suivie de près par les caméras de l’agence Capa, la fine équipe du Circ participe à la première Cannabis Cup européenne.

1995

Le 3 février, jour de la Saint-Blaise, je suis condamné au nom du Circ à une amende et à une peine de prison avec sursis.

Le 1er  avril, la  « Société Nationale des Chemins de Fer » se transforme en « Soutien National aux Cannabinophiles Français ».

En 1995, le Circ n’est pas au mieux de sa forme. La brigade des stups a saisi une partie de son stock et poussé France Télécom à fermer les tuyaux du 36 15, sa principale source de revenus, mais il en faut plus pour entamer le moral des troupes et nous choisissons d’investir toute l’énergie qu’il nous reste dans un « Appel du 18 joint » furieusement festif et politique.

« Cannabistrot, mythe ou réalité ? »

Hasard du calendrier, le18 juin tombe un dimanche et nous décidons de consacrer le week-end entier au cannabis. D’abord, en mettant à l’épreuve de la réalité notre concept de Cannabistrot, ensuite en mettant l’accent sur les vertus du  chanvre agricole, enfin en mettant le feu le 18 juin sur la grande pelouse du parc de La Villette.

Pour mener à bien notre projet, nous soldons quasiment notre compte et louons pour deux jours l’Espace Voltaire, une salle sise dans le onzième arrondissement de la capitale.

Pas de problèmes pour trouver de la beuh. La culture indoor en étant à ses balbutiements, nous avons dans nos relations quelques jardiniers en herbe  généreux et prêts à céder une part de leur récolte pour alimenter un cannabistrot éphémère.

Après de longs et tumultueux débats, nous optons pour une soirée payante sur réservation. Nous voulons donner du Circ une autre image que celle de clowns passant le plus clair de leur temps à tirer sur de gros pétards et éviter que la soirée soit squattée par des zonards.

asud-journal-54 cannabistrotEn moins de temps qu’il ne faut pour le concevoir, Phix nous pond un carton d’invitation : « Cannabistrot, mythe ou réalité » que nous imprimons et envoyons à des artistes, à des journalistes, à des personnalités politiques…

Alors que l’un travaille sur la programmation musicale, qu’un autre se charge de la déco, voilà qu’un arrêté préfectoral du 9 juin interdit la soirée du 17 et dans l’élan le salon du chanvre prévu le lendemain.

On avait évidemment envisagé l’interdiction, mais sans trop y croire. Pour le Circ, c’est une douche froide. Ne nous reste plus qu’à contacter les médias et souhaiter qu’ils nous soutiennent.

Rassemblement maintenu

Nous sommes le 15 juin et il est environ 19 heures. Je suis encore au local lorsque deux personnes se présentent à mon domicile. Ma copine les reçoit, leur propose de m’attendre et les invite à partager un pétard qu’ils refusent poliment. Après avoir interdit nos manifestations du vendredi et du samedi, voilà que le préfet de police envoie ces sbires me signifier l’interdiction de l’Appel du 18 joint, manifestation qui selon lui « présente sous un jour favorable l’usage du cannabis ».

Je le prends mal. nous avons distribué des milliers de tracts, collé des centaines de stickers, certains médias ont relayé l’événement. Le Circ n’a pas l’intention d’obéir  aux ordres du préfet et maintient le rassemblement.

Nous voilà 16 juin, une rangée de CRS protège l’entrée du cannabistrot et quelques dizaines de militants protestent, des jeunes écolos et des jeunes socialos, des militants de Limiter la Casse et d’Asud, les activistes du Circ et en vedette américaine, Jean-François Hory le président de Radical, mais aussi des responsables d’associations européennes venus soutenir leurs camarades français dans la mouise.

Le lendemain, les militants du Circ et leurs amis européens se retrouvent aux Buttes-Chaumont, un lieu hautement symbolique puisque c’est là comme chacun sait que s’est déroulé l’Appel du 18 joint originel. On se détend échangeant des pétards et des idées.

C’est dimanche. Sous un beau soleil et sous la surveillance discrète de la brigade des stups nous sommes un bon millier à revendiquer une autre politique pour le cannabis.

Régulièrement, je rappelle par mégaphone que le rassemblement est interdit invitant sur un ton ironique celles et ceux qui sont là pour soutenir le Circ à quitter les lieux. Quant aux autres, que rien ne les empêche de s’informer sur notre stand et d’applaudir aux interventions dénonçant la politique de Jacques Chirac. notre nouveau Président de la république !

Bienvenue en Chiraquie

Le rassemblement de l’Appel du 18 joint (le premier à être interdit) s’étant déroulé en toute convivialité et en présence de médias plus ou moins acquis à notre cause, nous étions rassurés.

Par pour longtemps car nous attendait une épreuve douloureuse qui allait gâcher nos vacances.

asud-journal-54 chirac joint

À peine élu président, Jacques Chirac s’en prend violemment à la politique des Pays-Bas en matière de cannabis, rétablit les contrôles aux frontières et avertit ses partenaires européens qu’il signera les accords de Schengen sur la libre circulation des personnes le jour où la Hollande renoncera à ses Coffee-shops.

C’est le début d’un feuilleton sur lequel nous reviendrons plus longuement, un moment difficile pour les touristes Français à Amsterdam car à l’arrogance de Jacques Chirac sur la politique des drogues bataves, s’ajoutait  la reprise des essais nucléaires !

La première visite de Jacques Chirac en tant que chef d’État fut pour son ami Hassan II. Nous espérions qu’après ses vitupérations sur la tolérance batave en matière de cannabis, notre président interpellerait le roi du Maroc sur ce qu’il compte entreprendre pour ne plus être le plus gros producteur de haschich au monde dont une grande partie nourrit le marché français, un sujet qui  ne sera pas abordé officiellement.

A very bad trip

Enhardi par l’arrivée de la droite au pouvoir, fort des positions intransigeantes sur le cannabis du nouveau président, l’inspecteur chargé de liquider le Circ se frotte les mains. Le moment est venu d’oublier ce jour cuisant de novembre où, à deux doigts de nous écraser, la sortie inopinée du rapport du Comité national d’Éthique a ruiné son projet.

Tour à tour, il a convoqué Fabienne (présidente du Circ-Paris), Jean-René (président d’Asud) Stéphane (responsable d’Écolo-J) qui se fera accompagner par Dominique Voynet, Anne Coppel (présidente de Limiter la Casse) et moi-même.

l’inspecteur a tenu aux uns et aux autres des propos empreints de racisme, de bonnes grosses blagues fleurant mauvais l’extrême droite… Je ne citerais qu’une seule de ses saillies à propos des membres composant le Comité d’éthique : « Le docteur Mengele aussi était un scientifique ».

Ces propos et d’autres encore nous ont choqué. Nous sortions du cagibi exiguë où nous étions malmenés, incrédules et écœurés, ce qui nous a poussé, d’un commun accord, à tout déballer à un journaliste de Libération qui le 8 juillet publiait un article intitulé  « Interrogatoires rugueux aux stups » où il dénonçait les odieux propos de l’inspecteur. Quelques jours plus tard, punition ou promotion, il était affecté à un autre service.

Le Circ a un nouvel ami

1995, c’est aussi l’année où Roger Henrion, profession gynécologue, accouche dans la douleur d’un rapport qui fera date.

L’aventure mérite d’être brièvement conté. Après avoir lancé l’idée d’un grand débat sur la dépénalisation des drogues douces, Pasqua se défausse et renvoie la balle à Simone Veil, ministre de la santé, qui lance une commission composée de personnalités « d’origine très diverses », une commission qui devra rendre sa copie avant la fin de l’année et faire des propositions concrètes.

Le candidats ne se bousculent pas au portillon pour prendre la tête de la Commission. Puis fin décembre, le ministre de l’Intérieur nous sort de son chapeau un président : Roger Henrion, gynécologue encarté au RPR.

Le temps que soient nommés ses dix sept membres, dont Michel Bouchet, patron de la brigade des stups et Gilles Leclair, patron de l’Octris, nous sommes déjà en mars et le rapport doit être rendu en juin.

Il faudra attendre que les membres de la commission avalent et digèrent un amas de textes, la plupart indigestes,  pour que débutent le premier juillet les auditions.

L’automne passe, l’hiver arrive et toujours rien. Le bruit court que les débats sont houleux, que le professeur Henrion, un honnête homme, a viré de bord, et milite pour la dépénalisation, une solution que combat l’équipe adverse emmené par Michel Bouchet.

Le rapport qui devait être rendu le 20 janvier 1995 (jour du procès du CIRC) sur le bureau de Simone Veil, le sera finalement le 3 février (jour où le CIRC est condamné)… Et très vite oublié par les députés.

Par neuf voix contre huit, le rapport préconisait la dépénalisation du cannabis… et sa légalisation trois ans plus tard si tout se passait bien.

Dans le prochain épisode, nous suivrons le match qui oppose la France et les Pays-Bas et nous nous intéresserons aux Circ qui fleurissent un peu partout en France.

Collector : ASUD Journal N°1 est en ligne

Le tout premier journal publié par ASUD en juin 1992 est en ligne. Le ton, le style et les valeurs étaient donnés. On (re)lit avec plaisir, curiosité et colère des articles écrits par et pour les usagers de drogues. À commencer par un long dossier sur « Le shoot à risque réduit ».

ASUD 01 CouvSommaire

Vous pouvez aussi télécharger ASUD Journal N°1 en PDF.

 

 

Cannabis, 40 ans de malentendus (Volume 1 : 1970-1996)

Coupures de presse, documents classés « secret défonce » par les activistes, dessins inédits d’artistes en herbe, photos souvenirs de manifestations cannabiques à l’appui, Jean-Pierre Galland vous invite à un voyage dans le monde du cannabis, un ouvrage férocement politique et furieusement militant.

 Parce que le sujet est en permanence d’actualité et l’iconographie foisonnante, pas moins de trois volumes seront nécessaires pour rendre compte des événements ayant marqué la petite comme la grande histoire du cannabis.

 Le premier volume de Cannabis, 40 ans de malentendus débute en 1970, l’année où a été votée la loi et s’interrompt en 1996, l’année où les activistes dans la ligne de mire de la justice préparent néanmoins une action explosive.

DVD : La RdR en France 1ère partie l’histoire

portraitDVD

Commander le DVD
en envoyant un chèque de 7€
à l’ordre d’ASUD à
ASUD
32 rue Vitruve
75020 PARIS

Un film de Laurent Appel et Philippe Lachambre produit par ASUD

Nous avons voulu raconter l’histoire d’un combat, celui pour la mise en place de la politique de Réduction des risques liés aux usages de drogues (RdR). Ce film retrace ce combat méconnu du grand public et même de nombreux intervenants de RdR arrivés après l’institutionnalisation du dispositif en 2004-2005 au travers les images d’archives et les témoignages de ceux qui l’ont vécu.

Durée : 58 minutes

Résumé

La réduction des risques liés aux usages de drogues (RdR) est apparue dans les années 80 afin de limiter les ravages de l’épidémie de SIDA chez les usagers par voie intraveineuse, principalement d’héroïne. Malgré la pénalisation de la consommation instaurée en 1970, l’usage de drogues par injection s’est considérablement développé au cours des années, d’une poignée d’expérimentateurs à des centaines de milliers d’usagers réguliers début des années 90, au pic de contamination par le VIH et de la mortalité par overdose.

Des associations de lutte contre le SIDA, des représentants des usagers de drogues, des médecins et des membres de la société civile ont lutté contre de nombreuses résistances, y compris la majorité du corps médical, pour imposer la RdR : matériel stérile pour la consommation, accueil des usagers, informations spécifiques sur les usages, traitements de substitution aux opiacés, centres de soins, prévention en milieu festif. Une réussite en matière de politique de santé publique aujourd’hui mondialement reconnue.

D’un univers à l’autre, les drogues de passage

« Pourquoi n’y a-t-il rien d’écrit, aucun chiffre sur les « enfants de la 2ème génération » et les drogues ?  »  Cette question m’a été posée en 1994 par Tim Boekhout, un Hollandais  qui avait interviewé aussi bien des soignants que des policiers ou des magistrats au Nord de la France. A la question « quelles sont les évolutions de ces dernières années en matière de consommation ? », tous avaient répondu que c’était la diffusion de l’héroïne dans les quartiers d’habitation de ces jeunes dits de « deuxième génération », en langage clair, des arabes.

Impossible, par exemple, de savoir combien d’entre eux étaient en traitement ou en prison.  « Pourquoi ce tabou ? » m’a-t-il demandé. « Parce que nous croyons que si on en parle, on va forcément renforcer le racisme », ai-je répondu. Tous les citoyens sont censés être égaux en République française. Bien sûr, les usagers qui sont nés de parents immigrés consomment des drogues pour les mêmes raisons que tout un chacun – autant dire qu’ils sont des êtres humains comme les autres (ou à peu près), mais cette vérité générale laisse penser qu’il y a une vérité éternelle des drogues : « De tous temps, les hommes ont consommé des drogues…  » Sans doute ! Mais ils n’ont pas consommé n’importe lesquelles, n’importe comment, à n’importe quel moment de leur histoire.

« Tout le monde en a pris »

La légende prohibitionniste veut que « la » drogue soit tellement bonne qu’elle serait irrésistible. C’est souvent ce que disent les usagers eux-mêmes. Dans un des quartiers d’Orly où j’avais fait une enquête au milieu des années 80, un usager m’a raconté qu’entre 1981 et 1982, « tout le monde en a pris ». « Tout le monde », dans ce cas, c’était son groupe de copains, ceux qu’on appelle « les jeunes du quartier » dont plus de la moitié avait des parents originaires de Maghreb. A l’époque, personne ne connaissait d’expérience les conséquences de la prohibition et de la dépendance, une expérience que ces jeunes ont acquise rapidement. Très vite, les usagers ont perdu le contrôle du marché, mais nombre des dealers de rue qui n’étaient pas censés en consommer ont fini par expérimenter ce qu’ils vendaient. L’offre serait-elle déterminante ? Il est certain que plus les drogues sont accessibles, plus nombreux sont ceux qui en consomment – pour l’héroïne comme pour l’alcool ou le cannabis – mais cela ne suffit pas à comprendre qui sont ceux qui y trouvent ce qu’ils recherchent à ce moment de leur vie. Ceux qui ne trouvent pas leur place, qui refusent la place qu’on leur a attribuée ont bien des raisons particulières de consommer des drogues.

Je crois qu’il ne faut jamais oublier que les drogues licites ou illicites sont des psychotropes c’est à dire qu’elles modifient l’état de conscience. On peut en prendre pour changer d’état d’esprit, voir le monde en rose, au lieu de le voir en gris ou en noir ; on peut aussi en prendre pour s’oublier soi-même, parce que l’on ne sait pas qui on est, ou pour devenir quelqu’un d’autre, pour se changer soi-même.

ASUD52_Bdf_Page_22_Image_0001Drogues de passage

Lorsqu’il est parti au Mexique pour être initié au peyotl, Antonin Artaud voulait « tuer le vieil homme », enfermé dans l’héritage judéo-chretien, pour accéder à un autre lui-même, libéré des contraintes sociales. Il y a toutefois une grande différence entre les usages rituels des sociétés traditionnelles et les usages des Occidentaux, car dans les usages rituels, le chemin de retour était  balisé : on savait à quoi devait aboutir le changement.  Les drogues psychédéliques étaient utilisées comme « drogues de passage », lors de fêtes rituelles,  lorsque le berger devait se transformer en guerrier,  lorsque l’enfant allait devenir un homme, lorsque le shaman devait communiquer avec le monde des morts, pour qu’un malade retrouve le chemin de la vie. Ces usages n’étaient pas contrôlés au sens moderne du terme, car les hommes qui en consommaient cherchaient à perdre le contrôle d’eux-mêmes, mais ces usages étaient limités dans le temps et les hommes savaient quel nouveau rôle ils devaient assumer. Dans la société occidentale, l’alcool est le seul psychotrope autorisé pour ces usages ritualisés, pour faire la fête ou entrer en guerre. L’abus et même l’ivresse reste acceptable si elle est limitée à des circonstances précises, un mariage, la fête de la bière, le nouvel an. L’abus d’alcool est devenu une maladie « l’alcoolisme », au 19 e siècle, avec la révolution industrielle, lorsque ces nouveaux ouvriers ont noyé dans l’alcool la culture paysanne dont ils avaient hérité.  La culture ouvrière a progressivement inventé ses régulations,  c’est à dire ses façons de boire.

Dès lors, ces usages n’avaient plus une fonction de passage entre deux cultures, mais servaient à supporter les dures contraintes imposées à l’usine. Il en est de même des peuples autochtones. L’alcool, drogue de l’Occident, a été et est toujours meurtrier avec l’anéantissement de leur culture d’origine. Ceux qui peuvent réguler son usage, sont ceux qui parviennent à vivre la situation de double culture où ils se trouvent désormais, ce qui implique la construction de nouvelles identités.

Une porte de l’Occident

Les années 80, années « no futur », ont contraint une nouvelle génération à des changements rapides, dont personne ne pouvait dire où ils allaient aboutir.. Ces années-là ont été particulièrement violentes pour les fils d’immigrés, dont la République française exige qu’ils soient des « citoyens comme les autres », alors que les portes de l’intégration se fermaient. Quand les parents sont disqualifiés, que l’on ne sait plus qui l’on est, les drogues peuvent apporter une double réponse, avec l’oubli de l’identité reçue en héritage, mais aussi en s’ouvrant à une nouvelle aventure.

L’héroïne a pu ouvrir une porte de l’Occident, une porte arrière qui n’en est pas moins au cœur du fonctionnement de cette société, ne serait-ce que parce que acheter, consommer ou vendre exige de comprendre comment fonctionne le marché, qui est l’autre et à qui se fier. Bloodi, le junky des années 80, ne cherchait pas de réduire les risques, il n’avait qu’une idée en tête, « toujours plus ! » .

C’était un extrémiste et l’usage a été meurtrier, mais dès la fin des années 80, les rescapés savent au moins qu’ils veulent vivre. C’est un premier terme à un parcours où la vie a été mise en jeu.  A cet égard, les traitements de substitution sont arrivés au bon moment. S’ils avaient été accessibles plutôt, il y aurait eu certainement moins de morts, mais les usagers n’étaient pas demandeur de soin, et on peut penser qu’ il y aurait eu aussi plus de détournements. Au tournant des années 90, le « tox » est devenu un « usager de drogue », aussi responsable de ces actes que tout un chacun. La fonction de passage de l’héroïne a abouti à la création de cette nouvelle identité.

Dans les années 80, les usagers de parents d’immigrés n’étaient pas seuls à devoir s’inventer eux-mêmes. D’autres minorités comme les homosexuels expérimentaient eux aussi de nouvelles identités, qui les ont fait sortir de la clandestinité pour devenir des citoyens avec les mêmes droits que les autres, sans pour autant se soumettre à une norme unique de comportement. Mais les Français se méfient de ces appartenances minoritaires, taxées de « communautarisme ». Jusqu’à présent, on n’a pas cherché à comprendre quelles significations pouvaient avoir les consommations de drogues de ces minorités ; on s’est contenté de les stigmatiser et de les réprimer.  La médicalisation est certainement une approche plus humaine, mais elle ne suffit pas : homme ou femme, nous avons tous besoin de comprendre notre histoire.

Le tabac, une plante en voie de prohibition

« Quant aux vieux forcenés de la cigarette, personne ne peut rien pour eux (…) ils étaient nés pour une passion de cendre. »
Louis Lewin, Phantastica

Le tabac est bien une drogue, la preuve : j’aime ça ! Bizarrement, j’éprouve plus de difficulté à écrire sur le tabac que sur l’héroïne ou le cannabis. Pourtant, la cigarette, je connais. C’est même la première drogue que j’ai consommée sans jamais avoir l’impression de consommer une drogue. Bien sûr, comme tout fumeur, il m’est arrivé de faire des kilomètres à la recherche d’un tabac et même, dans les moments de pure disette, de ramasser mes vieux mégots pour m’en rouler une. Bref, j’ai toujours vu la cigarette comme une habitude, certes tenace mais pas plus, tout en sachant que son usage réduirait sans doute ma durée de vie. Mais à cette époque, je m’en foutais royalement. Et puis les années passent, on tient plus à la vie, et on commence à percevoir les effets pervers de la clope−: manque de souffle, toux chronique, et très grosses difficultés pour ceux qui souhaitent arrêter. La clope accompagnée d’un bon café (ou vice versa), la clope d’après shoot, la clope après l’amour, sans doute la plus délicieuse… Si tant de gens fument, c’est bien qu’ils y trouvent quelque chose-!

L’histoire du tabac, des shamans aux buralistes

Le tabac, nicotiona en latin, est une plante annuelle de la famille des solanacées, originaire d’Amérique du Sud, utilisée depuis la nuit des temps par les amérindiens (et en Océanie) comme une plante sacré aux vertus médicinales. Fumé, prisé ou ingéré le tabac était associé à la plupart des rituels, souvent avec de la datura (une autre solanacée) et d’autres plantes hallucinogènes si communes dans cette partie du monde. Les cendres de tabac étaient utilisées comme engrais et comme insecticide Le tabac avait même son Dieu: Centzon Totochin à qui il était de bon ton d’offrir quelques sacrifices humains. Mais le tabac alors utilisé surtout par les shamans n’as pas grand chose à voir avec les produits dérivés commercialisés aujourd’hui. Il était utilisé brut, et pouvait provoquer des effets puissants pouvant mener jusqu’à la transe.

C’est avec la découverte des Amériques en en 1492 que l’Europe, puis le reste du monde découvre cette plante fascinante parfois considérée comme diabolique. Voir un homme recracher de la fumée par le nez était absolument stupéfiant, et cela ne pouvait être que l’œuvre du Malin. Alors un peu partout dans le monde on essaie de prohiber le tabac de façon plus ou moins brutale: en Russie on coupe le nez des priseurs et les lèvres des fumeurs, quant aux récidivistes on leur coupe la tête. Le pape lui excommunie les fumeurs, des moines surpris à fumer sont même emmurés vivant, les anglais décapitent l’inventeur de la pipe et en Orient les amateurs de tabac sont pendus, une pipe en travers du nez , brulés sur un bucher de plants de tabac, ou alors on leur couler dans la gorge du plomb en fusion…

Mais tout ces châtiments n’empêcheront « l’ivrognerie sèche » de se développer, alors peu à peu on taxera ce que l’on ne peut interdire et en France un monopole de la vente du tabac au profit du roi est instauré. A la révolution la liberté de culture et de vente est instaurée mais Napoléon rétablira peu après le monopole…et les taxes. En 1809 un chimiste français. Nicolas Vauquelin, isole la nicotine, principal alcaloïde du tabac. Il faudra attendre le milieu du XIX siècle pour voir apparaitre les premières cigarettes.
En France ce sont les « Élégantes » et les « Hongroises », qui deviendront « Gauloises » et « Gitanes ». Dès 1859 un ouvrage publié par la Faculté de médecine de Montpellier décrit « les ravages du tabac » et dix ans plus tard apparait la première association anti-tabac. Un des premier pays a lutter farouchement contre le tabac fut l’Allemagne, malheureusement il s’agissait d’un diktat nazi, ceux ci considérant que le tabac dénaturait la race *mettre affiche allemande.Et puis ni Hitler, ni Mussolini, ni Franco n’étaient fumeurs contrairement à Churchill, Roosevelt et Staline. A cette époque la liberté était du coté des fumeurs. La cigarette va régner sans entraves jusqu’en 1975, date à laquelle Simone Veil alors Ministre de la Santé, dénonce la nocivité du tabac et impose courageusement une loi restreignant la publicité pour le tabac.

Depuis cette date la consommation baisse et l’usage et la vente de tabac sont de plus en plus réglementés. Les prix sont en hausse constante alors que taux de nicotine et de goudrons sont de plus en plus limités (mais pas les additifs!). Oubliées les P4 et autres Celtiques (*mettre pub celtique) qui vous arrachaient les poumons, même la fameuse Gitane, si chère à Gainsbourg, a du rentrer dans le rang pour éviter la disparition pure et simple. Aux USA, le scandale fait rage: les cyniques stratégies commerciales des cigarettiers sont enfin dénoncées, ainsi que les manipulations chimiques qu’ils font subir à leurs produits afin d’en renforcer le pouvoir addictif, au mépris des considérations de santé publique. Des vulgaires fabricants de dope, mais qui bossent dans la légalité. Pour éviter les procès que leurs intentent des fumeurs malades ou leur famille, le cartel du tabac paye à l’état une somme colossale lui garantissant désormais l’immunité. Les vendeurs de tabac se tournent désormais vers des nouveaux marchés prometteurs: les pays en voie de développement et le tiers monde. La Chine, pays qui passe par les armes les revendeurs de drogues, est le nouvel eldorado de la sainte clope: ……millions de chinois fument.

Une plante en voie de prohibition

Après avoir été un symbole de modernité, de virilité, le cigarette de tabac est désormais montrée du doigt comme source de malheur et de décadence. A l’heure ou certains pays dépénalisent le cannabis, le tabac lui semble être en route pour une prohibition. Et pour soutenir cette terrible accusation , et comme à chaque fois que l’on parle d’une drogue, on dérape dans l’irrationnel transformant de facto l’information en propagande tout en n’oubliant pas de taper au porte monnaie les consommateurs de tabac (dont 40% sont des chômeurs, selon l’OFDT) . Il n’est pas question de nier les dégâts que peuvent provoquer l’abus de tabac mais n’est-il donc pas possible de réfléchir aussi à comment mieux consommer le tabac, comment réduire les risques liés à son abus? Est-ce le tabac lui-même qui est dangereux ou les manipulations chimiques que les industriels du tabac font subir à cette plante? Le vrai scandale du tabac ne tiendrait-il pas plutôt à sa commercialisation et ses puissants moyens de publicité, et à ce que les gouvernements aient laissé les fabricants de cigarettes manipuler leurs produits afin d’en renforcer entre autres leur effet addictif. Il semble quand même que l’ampleur de cette croisade anti-tabac dépasse largement les nuisances de la fumée.
Après le puissant lobby des cigarettiers voici venir l’avènement des docteurs es tabac, des patcheurs à tout va, des vendeurs de clopes à la laitue ou d’herbe de perlimpinpin, la lutte contre le fléau est sacrée et tout est permis, même gagner beaucoup d’argent. Après tout industriels de tabac et laboratoires ont au moins un point commun: ils gagnent énormément d’argent en fourguant des drogues … Alors chers fumeurs, êtes vous donc tous condamnés à périr dans d’atroces souffrances ?

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