Auteur/autrice : Rodolphe Mas

Faut-il légaliser les drogues ?

C’est sur ce thème que trois membres d’ASUD ont été invités à débattre avec quelques unes des plus grandes sommités françaises de la question, réunies une semaine durant à Montpellier.

L’intervention d’ASUD le premier décembre à Montpellier fut pour nous l’occasion de se frotter au public et d’entériner deux constats : d’une part que le groupe ASUD joue désormais dans la cour des grands ; et d’autre part que la parole des usagers de drogues est non seulement irréductible, mais nécessaire à l’élaboration des politiques de santé publique.

Enfin, si cette journée mettait en exergue les relations drogues-sida, l’ensemble des débats d’une semaine commencée le 25 novembre pointe notamment le fait que la lutte contre le SIDA nécessite une démarginalisation des “toxicomanes” et la reconnaissance des droits de l’usager, en particulier celui d’être soigné sans restriction ni contrainte.

On dit de Montpellier qu’elle héberge les plus belles filles de France. Son maire quant à lui prétend qu’elle est surdouée… C’est vrai qu’au premier abord la mariée a de l’allure et que nombre de visiteurs en tombent amoureux… Mais l’astiquage de vieilles pierres et les réalisations de prestige ne mettent que mieux en évidence la pauvreté des uns côtoyant l’opulence des autres dans un des centre ville aseptisé où les dealers de rue suscitent la peur et le rejet, le réflexe sécuritaire. Tout cela est bien banal, hélas ; comme l’est également le glissement révélateur des mots qui nomment aujourd’hui “problèmes sociaux” ce qu’on appelait hier “la question sociale”. Et quelle meilleure illustration de ces problèmes sociaux que la politique des drogues, engluée depuis 1985 dans l’épidémie de SIDA, rebondissant sur le scandale politico-médical du sang contaminé ?

Aussi, ces manifestations montpelliéraines organisées en des lieux tels qu’une librairie, un cinéma, une salle de concert, un palais des congrès avaient-elles plusieurs buts :

  • Renouer avec le débat public.
  • Apporter une information pluraliste sur la question des drogues.
  • Donner la parole aux usagers.

Le public : premier intervenant

La drogue est un sujet multiple où la simplification n’est pas de mise. Aussi la formule retenue fut-elle d’organiser des débats thématiques avec des spécialistes et d’alterner les lieux de rencontres : Aspects juridiques, en ouverture à la FNAC, avec Francis Caballero (professeur de droit et avocat), Film (27 heures) et débat sur “les dépendances” au Diagonal Paillad avec Jean Louis Fregine (éducateur) et Alain Rouge (sociologue) ; Aspects économiques et Géopolitiques avec Yves Le Bonniec (journaliste et écrivain) et Ricardo Parvex (directeur d’Interdépendances) ; Exposition (photos, dessins, fresque), concert Rock et rencontre informelle à Victoire 2 avec Jean Pierre Galland (président du CIRC) et Robert Bres (psychiatre) ; Film L627 et débat sur la “prohibition” avec Michel Alexandre (policier et scénariste du film) et Michel Ripstein (psychiatre) ; Aspects sanitaires et sociaux, politiques et philosophiques avec Isabelle Stengers (philosophe des Sciences), Anne Coppel (sociologue), Marc Valeur (psychiatre), Alain Morel (psychiatre et président de l’ANIT), Philippe Marchenay et Rodolphe Mas (ASUD), au Corum. Tous les débats étaient animés par des journalistes et une géographe de la Santé.

Si chacun pouvait constater l’éclectisme dans la composition du public et la passion dans les débats, force est de constater également l’absence des responsables politiques locaux. « ça montre leur incompétence, leur peur de perdre des voix, mais ils se plantent », analyse le patron du cinéma Diagonal. « Pour un élu, la moindre des choses quand il y a un débat social, c’est d’être présent ». Avis partagé par le directeur du CRIJ qui voit là « un dysfonctionnement sur le plan social et démocratique ». Quant aux intervenants en toxicomanie de la région (CORIFET), coorganisateurs de la semaine, s’ils sont traditionnellement hostiles à la légalisation, ils n’en sont pas moins ouverts au débat. « Nous sommes en général pour la dépénalisation (“la civilisation” dira Robert Bres), c’est à dire contre la répression, explique Jean Marie Ferrari. J’ai beaucoup appris cette semaine, en particulier la nécessité de laisser un espace de parole aux toxicomanes car ce n’est pas à nous de parler à leur place,(…) Travailler avec un Groupe ASUD à Montpeller, oui. Mais en définissant d’abord et ensemble des modes d’intervention. C’est à dire ne pas pervertir cela en versant dans le prosélytisme et faire en sorte que chacun reste à sa place ».

Drogues et SIDA (Francis Caballero)

Partisan d’une légalisation contrôlée des drogues, Francis Caballero inscrit de plus en plus son discours dans l’urgence que constitue la lutte contre le SIDA. S’appuyant sur la tardive – selon lui – légalisation de la vente des seringues, il dénonce vigoureusement l’incurie de l’état, l’irresponsabilité de la classe politique et l’ostracisme de la société française envers les toxicomanes. Extrait :

« À partir du début des années 1980 on commence à savoir que le SIDA se propage par l’échange de seringues. En 1985 on commence à se poser la question de la légalisation de la vente des seringues (Le Monde du 30/08/85). Or, le décret Barzach n’intervient que le 13 mai 1987.

Cette mesure va être retardée et deux gouvernements sont en cause dans ce retard : Fabius-Dufoix puis Chirac-Barzach.

Selon les statistiques de l’OMS concernant les SIDA déclarés chez les toxicomanes, d’après mes calculs j’évalue qu’entre aout 85 et mai 87, entre 400 et 1000 personnes vont être contaminées parce que les politiques ne vont pas prendre la mesure de la légalisation de la vente des seringues. »

Le Docteur Curtet, conseiller de la D.G.L.D.T. écrit dans le Quotidien du Médecin, le 3 mars 86 « La majorité des toxicomanes continuerait à partager les seringues si la vente devenait libre ». Puis dans le quotidien du pharmacien le 18 aout 86 : « Cette mesure préviendrait un peu le SIDA mais favoriserait l’accès aux toxicomanies par voie injectable ».

Fabius avait pour sa part annoncé : « Sous mon gouvernement on ne légalisera pas la vente des seringues ».

« Or, le jour où on légalise la vente des seringues une étude épidémiologique montre que 40 % des toxicomanes n’échangeraient plus, leurs seringues (R. Ingold, INSERM). La presse va trouver cette mesure courageuse et pratiquement personne ne la critiquera. Pour terminer sur la responsabilité des hommes politiques sur cette affaire de comparaison hémophiles-toxicomanes, je dis ceci : techniquement la mesure de la légalisation de la vente des seringues est très simple, c’est une mesure réglementaire qui prend une ligne en abrogeant le décret Boulin de 1973. C’est donc une responsabilité pure. Alors les gens qui ont bonne conscience, les “Curtet” qui ont fait pression, qui ont dit « Il ne faut pas légaliser » ont du sang sur les mains et sont responsables de la contamination de 400 à 1000 personnes. Peut-être pas coupables… Encore qu’un procès serait fort intéressant techniquement ; on accuse les politiques d’une responsabilité qu’ils n’ont pas dans le dossier des hémophiles parce que la presse est comme cela, et on n’accuse pas les politiques des responsabilités qu’ils ont dans le dossier des toxicomanes. Pourquoi ? C’est parce que le toxicomane tout le monde s’en fout ; tout çà c’est de la racaille et, qu’après tout, s’ils ont le SIDA c’est bien de leur faute.

Le seul problème c’est que le sang des toxicomanes qu’on a au passage incarcérés – car non seulement on les a rendus séropositifs, mais on les incarcère ! il a été prélevé en prison et redistribué aux hémophiles. Au fond, quand la société méprise un groupe à risque comme le groupe des toxicomanes, le sang des toxicomanes retombe sur les hémophiles et sur la société française.

Quand on arrive avec les meilleures intentions du monde – pas de seringues = pas de toxicomanes – à une politique prohibitionniste d’interdiction de la vente des seringues, ça ne marche pas, c’est faux, c’est mal conçu et on menace la santé publique, et je pense que cela on pourrait peut-être répondre un jour. »

A contrario des rendez-vous précédents la rencontre au Corum à l’occasion de la journée mondiale du SIDA était plus empreinte de gravité, de sérénité que de passion et de contradictions. Nous en publions quelques extraits en ne retenant que les interventions d’Isabelle Stengers, Anne Coppel, Alain Morel et Marc Valeur, conservant l’initiative avec ASUD et le public montpellierain de revenir sur ces journées dans un prochain numéro, avec en particulier un bilan des suites données et des projets, en cours et à venir.

Est-ce qu’il faut s’appuyer sur le sida pour parler de la légalisation des drogues ? (Isabelle Stengers)

« On peut le regretter et on peut dire que çà n’a pas été le cas partout puisqu’aux Pays-Bas les seuls risques sociaux, comme la criminalité, la délinquance et les risques sanitaires comme l’hépatite C ont suffi dès le début des années 80 à ce que la politique hollandaise s’embarque dans ce qui peut déjà s’appeler une réduction des risques, à la fois médicaux et sociaux.

On peut dire que la drogue joue comme un symptôme pour notre démocratie dans la mesure où les toxicomanes et usagers nombreux ne désirant pas s’engager dans la voie de la désintoxication et du sevrage étaient tout bonnement invisibles ; et on n’en parlait plus. Les rendre visibles a été une stratégie positive et un bien en soi poursuivi par les néerlandais. Il y a là une leçon de démocratie qui nous vient du Nord. Maintenant qu’il y a le SIDA et qu’on ne peut plus maintenir dans l’invisibilité tous ces usagers et toxicomanes puisqu’ils font courir des risques de mort désignables à eux-mêmes – et pire, aux gens en bonne santé – eh bien, on peut le regretter. On peut ne pas oublier cette histoire, c’est à dire savoir avec humilité à quel point nos capacités d’occultation des problèmes peuvent être élevées et raconter aux enfants des écoles les faiblesses de nos démocraties.

Le seul point sur lequel je pense qu’il peut y avoir une tension forte est le suivant : est-ce que la réduction des risques va se limiter à une politique médicale où justement on ne parle de la drogue que comme d’un mal malheureusement incontournable et dont on ne s’occupe que par rapport aux risques ou bien est-ce que d’une manière ou d’une autre, d’une manière lente, d’une manière difficile nous allons aussi apprendre – pas nous tous – à vivre avec les drogues, avec les dangers des drogues, ou que cette possibilité d’apprendre va se dérouler sur des pans qui ne soient pas uniquement médicaux, mais aussi de socialisation, mais aussi culturel. »

Quelle légalisation ?

Anne Coppel :

« Personne – y compris les Pays-Bas – ne veut mettre à l’heure actuelle l’héroïne en vente libre dans des supermarchés. Ce qu’on essaie de faire c’est des expérimentations de contrôle des produits. Il y a sept projets de programmes d’héroïne en Europe, limités à des personnes pour lesquelles les autres solutions n’ont pas fonctionné. Ce sont donc des tentatives de contrôle auxquelles nous devons être attentifs, les regarder avec l’esprit clair en se demandant quels sont les avantages et quels sont les inconvénients. Et nous-mêmes ne pas avoir peur d’expérimenter car on peut prendre autant de risques que les risques qu’encourent les toxicomanes. »

Marc Valeur :

« L’héroïne n’est pas un produit anodin. Personne ne pense qu’il faut mettre cela dans des bureaux de tabac. Il s’agit de réfléchir : comment revenir en arrière sur les excès de la prohibition – et pas de promouvoir un usage généralisé. Pour le moment le seul mode imaginable de contrôle est un contrôle médical de distribution des substances. Il pourrait y avoir – et il faut espérer que le débat ira jusque là – des réflexions sur des modes non-médicaux de contrôle, comme l’équivalent de ce qui a existé longtemps avec les fumeries d’opium. Le problème c’est que la prescription médicale est née de l’interdiction des drogues. C’est quelque chose qui est mal connu mais en 1916, après l’interdiction des drogues aux États-Unis, quand pour avoir un médicament le citoyen était obligé de faire appel au médecin, c’est parce que l’opium a été interdit. Et donc la prescription médicale telle qu’on la connait est née d’une prohibition qui n’avait pas comme source une demande réellement médicale. On hérite aujourd’hui de ce problème là et pour les médecins c’est un problème extrêmement complexe. Encore plus pour les spécialistes de la toxicomanie dont le métier est d’aider les gens à s’en sortir et les accompagner pour qu’ils puissent changer quand ils veulent changer et à qui ça fait particulièrement mal au cœur de se dire qu’on va peut-être se retrouver obligés, nous, de donner des produits si personne d’autre n’accepte de le faire si ça décoince pas par ailleurs, et on va se retrouver dans la situation de l’alcoologue qui prescrirait de l’alcool ou du cancérologue qui prescrirait du tabac. C’est vrai que ce n’est pas de gaieté de cœur qu’on fait ces révisions sur nos pratiques. »

Alain Morel :

« (…)

Il me semble qu’on est à peu près d’accord – çà ne veut pas dire que la France entière est d’accord – mais en tout cas à cette table on est à peu près d’accord sur le fait que premièrement : desserrons l’étau répressif de la surpénalisation – pour ne pas dire un autre mot – qu’on connaît notamment en France. C’est la seule manière d’arriver à ce que concrètement on se pose d’autres questions. Mais ces autres questions qui viennent après, que l’on met sous un terme générique de légalisation ou de distribution contrôlée ect… ne sont pas moins problématiques. La question est de savoir quel contrôle, parce qu’il en faut un. Parce d’une part les laboratoires pharmaceutiques vont continuer de produire des produits de plus en plus actifs, de plus en plus nombreux, et parce qu’il y a, d’autre part, cette généralisation de l’utilisation culturelle de la phamarcochimie et de la psychochimie d’une manière générale dans nos sociétés. Donc effectivement on n’éradiquera pas le problème.

Il y a des grands risques dans certains types de contrôle, et notamment médical. On croit que par là on va obtenir des garanties d’un tiers – et d’un tiers scientifique en plus. Or prescrire des opiacés en particulier à quelqu’un qui est dépendant, c’est un pouvoir extraordinaire, c’est un pouvoir énorme sur la personne.

(…)

Il est clair que le SIDA depuis 10 ans maintenant est un révélateur social gigantesque qui a notamment permis en France de s’apercevoir que les toxicomanes existaient, alors qu’auparavant on avait oublié, je me rappelle qu’en 1987 et 88, il y avait des débats avec des infectiologues et les pouvoirs publics qui disaient : la prévention auprès des toxicomanes çà ne marche pas parce qu’ils sont trop irresponsables pour entendre ces messages. Or on voit 2 à 3 ans après la décision importante de légaliser la vente des seringues que les 2/3, voire les 3/4 des toxicomanes ont changé radicalement leur attitude et et leur comportement par rapport aux seringues. Cela montre bien que c’est possible, qu’il a des choses qui fonctionnent vite et bien, et qu’on peut compter sur cette population pour aller plus loin en prévention du SIDA »

Philippe Douguet, organisateur de la manifestation :

« Il serait grand temps que les Pouvoirs Publics admettent enfin leur erreur et le fait que pour la population que nous représentons, la prise de produits opiacés est fondamentale. Comment en effet, ne pas être indigné par la politique menée actuellement qui fait fi de notre souffrance et de notre liberté ? Sommes-nous des êtres humains ?

Nous souffrons et c’est là qu’est notre maladie non son symptôme et c’est cela qui justifie la prise de produit. Le comportement social à notre égard, nous conduit incidemment à la mort : suicide, sida, overdose. La liste est longue.

Nous mourons en grand nombre, disséminés dans la souffrance et la misère. Que penserait le diabétique si l’insuline était prohibée et son utilisation passible d’une peine de prison – si on ne l’écoutait ni le respectait du fait de son diabète ? Pourquoi ne déciderait-on pas que sa maladie dérange et nuit aux autres ? On pourrait même aller jusqu’à l’exterminer. Que penser d’une société où ceux qui auraient la chance de ne pas avoir faim interdiraient aux autres de se nourrir et ou avoir faim serait condamnable et maladif. Avoir faim, un crime ! – interdit de manger – ne serait-ce pas absurde et cruel ?

Bien sûr, la mort n’est pas inéluctable pour tous les UD privés de leur produit, comme elle l’est pour un diabétique privé de son insuline ou tout être humain, de nourriture. Mais regardons les choses en face : une population évaluée (entre 150 000 et 300 000 personnes) est séropositive ou malade du sida dans une proportion allant de 40 % à 60 % (Médecins du Monde). Rajoutez-y ceux qui mourront de came frelatée, de désespoir ou de tous les maux inhérents à la situation actuelle, avec tous ceux qui sont déjà morts – le fait que la totalité d’entre nous ne soit pas condamnée, justifie-t-elle le règne de l’absurde ? Et pourtant on nie nos besoins, on décide à notre place de ce qu’il nous faut au plus grand mépris de nous-mêmes. On ne nous écoute pas. On nous interdit de nous soigner – sans pourtant que notre pratique nuise à autrui.

Malgré cela, nous sommes considérés comme délinquants. Mais de quoi ? De quel singulier délit dont la “victime” et le “coupable” sont une seule et même personne. La dépendance est alors invoquée, en tout dernier recours pour justifier la négation de notre liberté. Mais ne sommes nous pas tous dépendants ? dépendants de l’air que nous respirons, de la lumière du soleil, des autres et que sais-je encore ?

Le problème serait-il de respirer ou de respirer de l’air pollué ? – prochainement interdiction de respirer – culpabilité de vie ?

Je le demande : à quand l’interdiction du port des chaussures jaunes ?

Face à l’épidémie du SIDA qui a mis en évidence notre existence au sein même de la société, cette dernière a pris des mesures sanitaires ayant pour but de sauvegarder les non-usagers. Mais l’usager, lui peut toujours crever, aller en prison, souffrir, la société s’en fout. Et pourtant, elle lui demande de faire preuve de civisme, de respecter les autres, est-ce bien normal et légitime ? Que peut-on espérer d’une telle situation ? Enfin, qu’attendre de l’injustice ? »

© 2020 A.S.U.D. Tous droits réservés.

Inscrivez-vous à notre newsletter