Auteur/autrice : Fabrice Olivet

rédacteur en chef Asud Journal

Idées reçues sur le crack et les crackers(

(Article publié le 23 mars 2013)

Crack, base ou caillou, peut importe, dans tous les cas l’objectif c’est le « kiff ». Le kiff c’est l’alpha et l’omega de la vie, ou plutôt de la survie, des « crakers », un sous-genre de l’espèce toxicomane, situé tout en bas de l’échelle sociale et tout en haut de l’échelle du stigmate.

Il est fascinant de constater avec quelle constance, chaque époque a fabriqué son propre épouvantail toxico. Dans les années 70 c’était le « drogué en manque », éventuellement en manque de marijuana. dans les années 80-90, le stéréotype s’est affiné pour cibler les junkees, c’est à dire les injecteurs d’héroïne, et pour inaugurer le XXI e siècle nous avons les « crackers ». Le point commun de ces populations est qu’elles se sont constituées en marge de la marge, elles représentent le pire de ce que la société condamne sous l’appellation « drogue ». Bref, les crackers ne sont pas des victimes de la drogue, tout au moins aux yeux des riverains plus ou moins « boboïsés » qui revendiquent le titre pour eux-mêmes. Non, les crakers sont tout en bas, là où l’on est sûr de ne trouver personne en -dessous.

Du reste, cette réputation de toxique très toxique n’est pas forcément usurpée. D’aucuns se souviennent avoir croisé, y compris dans les couloirs de la rédaction d’ASUD, nombre de vieux briscards, anciens héroïnomanes, rescapés des années 80, rescapés du sida et des overdoses, ayant gouté à quasiment tout ce qui s’avale, se fume,se sniffe ou se shoote, et qui sur le tard, découvrent le frisson très particulier d’une bouffée de cocaïne-base. Et là , bang! le grand saut.

En deux coups les gros, nos vétérans sont renvoyés à la case départ, de retour sur le bitume à la recherche d’un petit « caillou » blanc. Adieu, apparts, boulot, copains, copines bref, la totale, comme si vingt ans de patiente réinsertion n’avait servi à rien. Pire, il semblerait même que dans certains cas, l’illusion naisse du souvenir des « speed-ball » et des fixs de coke, des réminiscences qui ont tôt fait de se transformer en alibi genre : « moi la coke, je connais! » et ben non coco! La C et le caillou c’est un peu comme le cidre et l’absinthe, pas vraiment la même concentration!

Autre piège, le caillou ça se fume, donc c’est moins dangereux qu’une came qui se fixe. Seconde illusion regrettable. Le « craving » de la cocaïne basée n’a rien à envier à celui de la cocaïne injectée. De plus, il n’existe aucun médicament de substitution. Le contexte fantasmagorique dans lequel baigne toute évocation du crack, le surcroit de diabolisation amené par l’épidémie de crack cocaïn qui sévit sur une échelle autrement préocuppante dans les getthos noirs et latinos des métropoles américaines, autant de facteurs qui font de nos quelques centaines de crackers parisiens des oubliés de la réduction des risques.

Qu’en est -il réellement ? Peut-on envisager des solutions de court ou moyen terme pour ces populations ? L’expérience du » kit base », menée par l’association EGO est elle un début de réponse? Une chose est sûre, cette population appartient au monde de la précarité sociale, en cela leurs problèmes ne sont pas forcément différents de ceux des autres SDF, jetés sur le pavé par la crise, alcoolisés, bourrés de médocs détournés et trimballant avec eux l’attirail du clochard 2.0. Fini le litron de rouge, bonjour la dope ( ou un mix des deux). Certes les crackers cumulent les handicaps, mais leur principal mérite aux yeux du public est de coller aux stéréotypes les plus éculés sur les « ravages de la drogue ». Avant d’être des victimes de la drogue, les crackers sont des victimes de la pluie, de la faim et du froid et en tant que telles, ils se foutent éperdument d’être stigmatisés par les produits qu’ils consomment, ils sont donc des cocaïnomanes visibles à la différence de tous ceux qui « basent de la coke en « teufs » « où qui deviennent dépendants après une prise en charge méthadone ou encore- le cas le plus fréquent- qui sniffent des rails de plus en plus longs avant de reprendre une activité normale  comme disaient les regrettés Guignols de l’info .

Le tapage médiatique mené autour des « crackers de Stalingrad » possède donc au moins un mérite, celui de mettre le doigt sur la pointe émergée de la consommation de masse de cocaïne qui monte en France depuis quelques années sur une échelle qui n’est pas sans rappeler la vague  d’héroïne dans les années 80. Une cocaïne qui a le bon goût d’être consommée bien à l’abris des regards , dans les appartements cossus de centre ville après avoir été livrée en express par des méchants dealers venus d’une lointaine banlieue au péril de leur casier judiciaire.  Une consommation  dont il serait intéressant de savoir comment elle est jugée du point de vue des riverains,  qu’ils soient observateurs ou consommateurs eux-mêmes .  

EDITO : Money, money, money!

L’argent de la drogue existe. Il y a quelques années, un groupe de députés a interpellé la ministre de la Santé pour mettre en cause les subventions publiques confiées à Asud, accusé de faire «l’apologie de la consommation de stupéfiants »(1). Depuis, le budget de l’association a fondu comme neige au soleil. Un grand nombre de financeurs publics n’ont pas renouvelé leurs subventions et seul le bureau Addiction de la Direction générale de la santé continue de soutenir le journal-des-drogués-zeureux. L’argent public est pourtant notre oxygène. C’est lui qui garantit notre indépendance et notre franc‑parler. Depuis 62 numéros, malgré les pressions de toutes sortes, aucun gouvernement de droite comme de gauche n’a interféré pour corriger notre ligne éditoriale. Depuis 1992, ce sont des centaines de milliers d’euros qui ont été investis dans un projet un peu fou : soutenir une association de drogués. Pourquoi ? Pour bâtir, année après année, une expertise unique en Europe et peut-être au monde. Pour collecter des réflexions, des témoignages et des idées sur la consommation de drogues et la répression qui l’accompagne. Lors des 25 ans d’Asud Nîmes (voir p. 24), nous avons pu mesurer à quel point ce capital est précieux à l’heure où l’ensemble du secteur des addictions semble découvrir l’importance du «point de vue des patients ».

En matière de drogues, c’est le patient qui décide. Il décide d’en prendre et il décide d’arrêter. Cette situation a créé une alliance matérielle entre les usagers et l’industrie pharmaceutique : les traitements de substitution aux opiacés. Depuis 1996, la France est le royaume de la buprénorphine haut dosage (BHD), une manne drainant des profits comparables au budget global de la prise en charge des addictions. Après avoir concédé quelques miettes à notre association, propagandiste infatigable des TSO, les vendeurs de Subutex® nous ont brusquement coupé les vivres. Curieusement, cette mise à la diète se conjugue avec des projets de contrôle par voie médicamenteuse dignes du Dr Folamour (voir p. 30). Là aussi, l’argent de la drogue fait son chemin au détriment de l’intérêt des fameux patients. Mais qui s’en soucie ?

Depuis plusieurs décennies, les militants procannabis se battent pour desserrer le carcan de l’interdit sans grands succès jusqu’à ce que l’industrie nord-américaine s’intéresse aux millions de dollars qui enrichissent les mafias au lieu de nourrir le capitalisme. En l’espace de cinq ans, le mur prohibitif a explosé en Amérique du Nord (voir p. 19). Paraphrasant Paracelse et La Palice, on découvre que le classement pénal fait « la drogue » (voir p. 6), une construction mentale artificielle qui se décline selon le contexte en médicament, en produit de consommation
courante, et peut même représenter une chance pour nos banlieues
(voir p. 12). L’argent de la drogue, décidément…

L’aberration qui s’appelle Asud est née de la véritable panique qui s’est emparée des pouvoirs publics avec l’irruption du sida dans le paysage français. Aujourd’hui, d’autres menaces existent, la stigmatisation continue de frapper les usagers (voir p. 49) et le rôle joué par l’industrie du médicament peut faire figure d’allié ou d’adversaire (voir p.38). Plus globalement, ceux qui ne nous aiment que sous la défroque de victimes pleurnichardes ou de malades chroniques incurables représentent également une menace pour notre citoyenneté. C’est la raison d’exister de ce journal : agir sur notre destin en citoyen responsable, ce qui implique aussi l’indépendance financière. Si vous appréciez l’humour, le second degré, et l’esprit combatif d’Asud, il faut nous soutenir avec de l’argent, en vous abonnant, en achetant des brochures et en faisant circuler ce journal comme un outil de résistance.

Bonne lecture et à vos cartes de crédit .

ASUD

  1. Question n°1519 du député Bernard Debré adressé à Madame la ministre de la Santé et des Affaires sociales, publiée au J.O. le 15/01/2013 (p. 281).

Règlement de compte à Bupréland(1)

LA SUBSTITUTION À LA FRANÇAISE EST UNE BONNE AFFAIRE

La buprénorphine haut dosage (BHD ), c’est le Gold standard français des
traitements de substitution aux opiacés, un enjeu de santé publique de venu poule aux œufs d’ or grâce au succès commercial inattendu du Su butex®. En 20 19, plusieurs propositions de nouvelles galéniques sont formulées par l’industrie. Peut-être l’occasion de sortir des caricatures qui voient les méchants dealers d’un côté, les gentils médecins de l’autre, et les pauvres addict s-toxicos au milieu…

La plupart de nos compatriotes ignorent le fait que depuis trente-trois ans, notre pays fournit gratuitement à des dizaines de milliers de personnes une dose quotidienne de substance opioïde censée remplacer l’héroïne par effet de « substitution », les fameux traitements de substitution aux opiacés (TSO). Dans tous les autres pays, c’est la méthadone qui sert de référence en la matière. Mais la France, fidèle à ses traditions de particularisme gaulois, s’est prise de passion pour une autre molécule, la buprénorphine, un antidouleur rebaptisé buprénorphine haut dosage (BHD) et commercialisé en février 1996 sous le nom de Subutex®.

Le plaisir et l’argent

Le succès initial de la BHD est principalement dû à un argument négationniste laissant entendre que le « Subutex® est un médicament qui combat le manque sans donner de plaisir aux toxicomanes ». La presse de l’époque se fait l’écho de cette mystification sans insister sur un autre argument autrement plus convaincant, celui de l’impossibilité pharmacologique de faire une overdose avec de la BHD seule. Mais non ! Le plaisir, voilà l’ennemi. Et pour cela, tous les moyens sont bons, même de mentir sur la supposée absence d’effets euphoriques de la molécule. La substitution, comme son nom l’indique, substitue non pas seulement un produit mais surtout un effet. Double mensonge, du reste, car la buprénorphine, loin de combattre le manque, rend les usagers beaucoup plus dépendants que ne le feraient des prises fluctuantes d’héroïne coupée du marché noir. L’autre non-dit, c’est le côté lucratif du « Sub », un succès commercial intégralement remboursé par la Sécu. Pour information, la très officielle Autorité de la concurrence nous donne quelques renseignements chiffrés(2) sur les bénéfices nets engrangés par l’industrie pharmaceutique en vingt-trois ans de bons et loyaux services. En 2005, Schering-Plough, le laboratoire américain détenteur du brevet jusqu’en 2012, dégage 90,8 millions d’euros de chiffre d’affaires par an avec le seul Subutex®3. Avec 120 000 à 150 000 utilisateurs depuis le début du siècle, on peut multiplier ce chiffre par dix pour avoir une idée des profits engrangés par la firme quand elle cède le brevet à Reckitt Benckiser Pharmaceuticals, un autre laboratoire américain. Cette manne aiguise tant d’appétits que l’on voit se constituer un véritable « lobby » de médecins addictologues relayant, encore et encore, un discours laudatif sur la supériorité de la BHD en matière de « traitement de la dépendance ». C’est à ce même lobby que l’on doit les théories biomédicales sur le caractère permanent de la pathologie cérébrale appelée « addiction aux opioïdes » et la nécessaire prescription à vie des TSO, seule garantie pour échapper au « relaps », la rechute. Un lobby qui s’appuie sur une particularité, celle d’être absolument fermé aux attentes des usagers. La BHD a rendu d’immenses services à la communauté en ouvrant grand la porte d’un système qui est partout ailleurs à l’étranger parfaitement verrouillé. Il n’y a qu’en France (et en Belgique pour la méthadone) qu’un usager de drogues peut aller dans la même journée se faire prescrire 28 jours de traitement et se le faire délivrer (en théorie(4) à la pharmacie du coin. Mais plus on s’éloigne de l’évènement fondateur que fut de l’épidémie de sida, plus la tentation est grande de réduire le libéralisme du système français dans un souci de contrôle, le mot clé quand on parle de drogues.

Le fiasco du Suboxone®

En théorie, chaque médicament nouvellement mis sur le marché, dit « princeps », profite temporairement d’une situation de monopole destinée à le rembourser de ses investissements. Ce monopole disparaît pour laisser la place à des copies, les médicaments génériques, beaucoup moins chers à produire, donc moins onéreux pour la collectivité. Le succès inattendu du Subutex® génère une multitude de « génériques », chez Arrow, Mylan, Merck… Devant la menace, Schering-Plough use d’abord de tous les artifices pour intimider la concurrence au point d’être condamné en justice5. Dans un second temps, c’est le lancement d’un nouveau princeps, le Suboxone®. Le Suboxone® est censé combattre le détournement du Subutex® en injection en rendant cette pratique désagréable pour l’injecteur(6).
Ces détournements constituent une pratique minoritaire très mauvaise pour l’image du médicament. On parle de 10 à 15 % d’usagers concernés, ce qui est loin d’être négligeable mais laisse les 85 à 90 % restants en dehors du coup. Depuis 2001, Asud est lié avec la firme par l’octroi d’un don de 40 000 € annuels alloués pour « soutenir les actions de communication de l’association », comprenez en faveur du médicament. En tant que militants historiques de la substitution et soutiens d’un système qui, rappelons-le, est le plus libéral du monde en matière de prescription, ce lien d’intérêt ne nous posait pas de problème, mais avec l’avènement du Suboxone®, il y a rupture tacite du contrat. La firme se lance dans un gigantesque round de propagande en faveur de Suboxone®, négligeant que contrairement au Subutex®, ce nouveau médicament ne correspond à aucune demande des usagers. Au principe d’autonomie des utilisateurs vient se « substituer » une logique purement pharmacologique. Destinée à regonfler des bénéfices mis à mal par l’arrivée des médicaments génériques, l’opération Suboxone ® se solde donc par un fiasco commercial retentissant : le Suboxone® est boudé par les usagers.

La demande des usagers

En principe, un patient qui souffre d’une maladie va chez le médecin exposer ses symptômes, physiques ou psychiques, et attend de son interlocuteur un éclairage scientifique qui se traduit ensuite en actes médicaux, une prescription dans la plupart des cas. En mettant en relation des patients surinformés sur la nature du médicament et pas nécessairement affligés de symptômes (si ce n’est celui de la dépendance aux opiacés), les TSO ont inversé la donne. Cette surinformation des patients face à ce qu’il faut bien appeler l’ignorance de beaucoup de praticiens conduit le marché à être influencé par la demande directe des usagers, à la différence du marché des antibiotiques par exemple. Les habituelles métaphores qui assimilent l’addiction aux opioïdes aux maladies chroniques ne fonctionnent pas car les malades souffrant de ces pathologies souhaitent avant tout guérir de leurs symptômes et font pour cela confiance à la science médicale qui leur propose telle ou telle molécule. En matière de TSO, c’est une molécule précise qui est ciblée par le patient : méthadone, BHD, morphine retard éventuellement. Si le médecin refuse, il y a généralement conflit ou changement de prescripteur.

Police, justice et TSO

En théorie, les usagers n’ont strictement rien à dire en matière de prescription puisque la loi interdit aux laboratoires de communiquer directement avec les patients considérés comme d’éternels mineurs, soumis au bon vouloir des médecins, seuls habilités à décider qui doit prendre quoi. Le modèle « addictologique » dominant crée un espace qui contourne habilement le défi politique permanent représenté par la pénalisation de certaines substances et l’industrialisation de certaines autres. En matière
d’addiction à l’alcool (17 000 morts par an) et au tabac (43 000 morts par an), les industriels et les représentants des grands groupes financiers liés à la production de vin et d’alcool sont des interlocuteurs incontournables qui représentent avec une grande efficacité la demande des consommateurs, qu’ils soient récréatifs ou pas. En matière d’opioïdes, le consommateur est évacué du débat. L’autre interlocuteur, le vrai, celui qu’on écoute avec respect, ce sont les représentants de l’ordre (police, justice, pénitentiaire). Or pour le ministère de l’Intérieur, le grand défaut du Subutex® reste le détournement vers la rue. C’est précisément pour répondre à cet objectif d’ordre policier que Big Pharma propose de répondre avec les nouvelles galéniques retard de la BHD.

Big Pharma et les galéniques retard

Depuis le fiasco du Suboxone®, Big Pharma, faisant contre mauvais coeur bonne fortune, s’est replié sans bruit sur le marché du Subutex®, toujours florissant. Après une période de stagnation, l’industrie nous propose ainsi aujourd’hui toute une gamme de nouvelles spécialités, les « galéniques retard de BHD »(7). De quoi s’agit-il ? L’idée est simple, toujours la même : rendre le pouvoir aux prescripteurs en éliminant la concurrence du dealer. L’exemple vient des psychoses. Dans les années 1980, une révolution technique a permis de remplacer les prises quotidiennes de neuroleptiques ou de régulateurs de l’humeur par une injection mensuelle, voire bisannuelle, selon un procédé qui diffuse la substance très graduellement dans l’organisme. Pourquoi ne pas reproduire ce procédé dans les MSO(8), ce qui aurait l’avantage d’interdire toute manipulation du produit au patient en faisant de l’injection des doses un acte strictement médical ? Les propositions fusent. Deux laboratoires ont fait une proposition d’injection hebdomadaire de BHD opérée uniquement en cabinet, suivie d’une seconde proposition du même procédé mais pour un mois de traitement. L’Autorisation de mise sur le marché (AMM) est à l’étude à l’Agence de sécurité du médicament (ANSM). Le top, proposé par Titan Pharmaceuticals (sic) : un acte chirurgical pratiqué sous anesthésie afin de placer dans l’avant-bras du patient un implant de BHD diffusant six mois de traitement retard. Cherchez l’erreur.

Reprendre le contrôle de sa vie

Les grains de sable de ces raisonnements pharmacologiques vertigineux s’appellent libre arbitre, autonomie, liberté de choix, autant de mots tabous quand on parle de drogues. Et pourtant, le succès de la substitution à la française, c’est bien la démonstration faite par les patients que l’effet de substitution existe autant dans le médicament que dans le fait d’organiser eux-mêmes leur addiction. Quiconque connaît un peu le sujet sait que le succès des TSO passe par le fait que chacun aménage sa propre « cuisine » à base de rituels et de ressentis. Untel optera pour deux prises par jour, l’autre pour une dose supérieure de temps en temps, le troisième diminuera subrepticement sa posologie sans nécessairement en informer son médecin, de peur d’être contraint à revenir à un dosage plus important pour ne pas « rechuter ». Toutes ces petites entorses à la règle ont un sens. Le grand succès de la substitution est d’avoir redonné confiance aux personnes dans leur capacité à organiser leur propre existence. La substitution s’est appuyée sur cette aspiration à l’autonomie antagoniste de la culture médicale dominante. La victoire d’un usager de TSO, c’est de reprendre le contrôle de sa vie après avoir été, consciemment ou non, l’esclave d’un produit. Toute l’ambigüité de la substitution est là : sortir de la dépendance en l’organisant soi-même pour qu’elle soit le moins envahissante possible. Cette autonomie accordée aux usagers de TSO a un coût social, la distraction au marché noir d’une partie des médicaments et leur détournement par injection, un coût qui est pointé par la police et la justice. Mais ce qui n’est jamais dit, c’est la remarquable révolution opérée par notre système unique de TSO, qui a fait de l’héroïne un produit marginal, très loin du fléau qu’elle fut dans les années 1980.

Pour un grand débat de la question opioïdes en France

Aujourd’hui, il est pratiquement impossible d’évoquer les opioïdes sans avoir une pensée pour la situation nord-américaine. En France, la grande presse se garde bien de mélanger le dossier de la prescription d’opioïdes antidouleur et celui de la prescription des mêmes molécules en substitution. Dans notre pays, la méthadone est pourtant largement en tête dans les décès par surdose d’opioïdes. La peur du populisme cloue les langues, ouvrant largement la voie à la désinformation et à la manipulation que des esprits mal intentionnés pourraient opérer. Ce que les statistiques ne disent pas, c’est que la catégorie la plus résistante aux surdoses d’opioïdes est probablement celle des usagers substitués. Les victimes d’OD, y compris de méthadone, sont le plus souvent des usagers qui se sont procuré la substance en dehors de notre système de prescription. Enfin, l’acteur masqué, toujours discret et pourtant nommément désigné par l’accusation dans l’hécatombe américaine, est l’industrie du médicament. Un coupable reconnu dans le scandale du Mediator®, mais qui reste protégé dans le domaine des addictions. En dehors du petit microcosme de l’addictologie, et notamment grâce aux articles du Flyer, jamais une enquête n’a été consacrée aux soubassements industriels des TSO. À l’inverse, on ne compte plus les centaines d‘articles dénonçant les trafics, vouant aux gémonies tel pharmacien, tel médecin ou tel « gros dealer de Subutex® », coupable d’avoir vendu trois cents boites. À l’âge des « addictions» où nous prétendons ne plus être aveuglés par le statut légal des produits consommés, les industriels du tabac, de l’alcool et demain du cannabis peuvent ouvertement défendre les intérêts de leurs consommateurs considérés avant tout comme des clients. En matière d’opioïdes, c’est encore trop souvent la police et la justice qui donnent le ton, efficacement secondées par une industrie pharmaceutique qui recommande toujours plus de soumission de la part des usagers. C’est l’enjeu du mouvement général de représentation des patients dans le domaine si particulier des addictions. Soit nous aurons des moutons suivistes englués dans l’hypocrisie du soin et refusant d’entrer dans l’énorme dossier éthique du droit de consommer, soit nous opterons pour une représentation indépendante, à l’image des grandes associations de lutte contre le sida qui acceptent le lien d’intérêt tout en proscrivant le conflit d’intérêt. C’est sur cette différence que se fera le choix entre une représentation au service des personnes qui consomment des drogues et une agence d’influence du pouvoir médical et des laboratoires pharmaceutiques.

Fabrice Olivet

  1. Le titre est emprunté au Flyer, « Buprénorphine, les nouvelles formes arrivent à la conquête de Bupréland », Robinet, Benslimane, Lançon, Lopez, Bernadis, Le Flyer n° 70, https://www.rvh-synergie.org/images/stories/pdf/ bupreland.pdf
  2. Autorité de la concurrence, décision n° 13-D-21 du 18 décembre 2013 relative à des pratiques mises en œuvre sur le marché français de la buprénorphine haut dosage commercialisée en ville : « les sociétés Schering- Plough, Financière MSD et Merck et Co. ont enfreint les dispositions des articles L. 420-2 du code de commerce et 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), en mettant en œuvre une pratique de dénigrement du médicament générique de la société Arrow. » https://www.autoritedelaconcurrence.fr/avis13-D-21.
  3. Autorité de la concurrence, op. cit.
  4. En théorie seulement, en pratique, c’est plus compliqué voir M. Dufaud Asud-Journal n° 60 et dans ce numéro p. 49.
  5. Autorité de la concurrence, ibid.
  6. Sur la communication du laboratoire sur le Suboxone®, voir Asud-Journal n° 49 http://www.asud.org/2012/04/11/suboxone-subi-ou-subutex-choisi
  7. En dehors des galéniques retard, l’innovation en matière de BHD, c’est également Orobupré® du laboratoire Ethypharm, voir p. 38.
  8. Lorsque l’on désigne le médicament lui-même, et le médicament seulement, on parle de MSO, médicament de substitution aux opiacés.

TSO et détox en Thaïlande

Il y a trois ans, Asud reçut au coeur de l’été une requête inattendue : une touriste française en vadrouille en Thaïlande nous appelait en catastrophe car elle s ’était fait voler son traitement méthadone dans le train lors d’un périple au coeur du pays. Le sauvetage in ex trémis de cette « Farang en galère »1 a inauguré une longue suite de dépannages du même ordre, orchestrée de main de maî tre par Pascal Tanguay. Pascal est Canadien francophone, installé à Bangkok depuis de longues années et engagé dans la lutte contre le sida. Il nous expose ici les différents services de prise en charge don t vous pouvez bénéficier si vous êtes un voyageur amateur de substances toujours illicites au Royaume de Siam. Si vous êtes sous su bstitution ou en
processus de se vrage et que vous pensez venir en Thaïlande pour vos prochaines vacances, voici quelques conseils pratiques à considérer. Ces conseils et suggestions ont été développés après pl us de trois ans de support apporté, grâce à Asud, aux francophones voyageant en Thaïlande avec le soutien de la Fondation Ozone, une ONG locale basée à Bangkok et le
plus important pourvoyeur de services de réduction des risques du pays.

J’ai personnellement quinze ans d’expérience de travail avec les utilisateurs de drogues en Thaïlande, dont cinq en tant que directeur des services nationaux de prévention du VIH auprès des injecteurs de drogues.

Métha très limitée et très contrôlée

La méthadone est disponible pour le traitement de substitution aux opiacés (TSO) en Thaïlande depuis plus de cinquante ans. Par contre, la plupart des services de TSO disponibles visent l’abstinence totale, et rares sont ceux qui préconisent la maintenance à long terme avec des dosages soutenus. Les dosages sont généralement très bas – 60 mg en moyenne – car les médecins pourvoyeurs sont inquiets quant aux risques d’overdose si les patients continuent de consommer des opiacés. C’est bien évidement une logique faussée, car les patients qui n’obtiennent pas une dose suffisante auront envie de consommer pour éviter les symptômes de sevrage. Or, la plupart des médecins créent les conditions qui les poussent à réduire les dosages à des niveaux inférieurs aux niveaux recommandés par les instances internationales.

La méthadone en Thaïlande est par ailleurs très contrôlée. Dans le système de santé publique, le principal pourvoyeur est l’hôpital Thanyarak à Bangkok, situé tout près du vieil aéroport2. Malheureusement, leur site web
n’est seulement accessible qu’en thaï, ce qui démontre l’absence totale de préoccupation concernant l’aide à fournir aux étrangers et aux touristes. Il est tout de même possible d’obtenir de la méthadone via l’hôpital Thanyarak, mais c’est toujours une aventure particulièrement difficile : il faut arriver tôt le matin à l’heure d’ouverture, compter une journée complète d’attente et payer environ 30 à 50 $ pour une bouteille de 300 ml. Notez bien que la possession de plus de 300 ml de méthadone est un délit, peu importe le fait d’être enregistré dans un programme officiel ou non.

Voyager avec des stupéfiants
Outre la Thaïlande, de nombreux pays restent opaques en matière de législation sur les stups. Asud a développé sur son site Internet une rubrique « Partir à l’étranger ». La législation étant fortement évolutive, nous vous conseillons de bien suivre les conseils donnés par le site, y compris ceux consultables via les liens vers l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) ou vers les Agences régionales de santé (ARS).
Une incertitude concerne la législation liée à la consommation de cannabis dans certaines parties de l’Amérique du Nord et au Paraguay. Dans quelques zones libérées du continent américain, il va être possible de consommer de la beuh, mais il est toujours illicite d’en importer et surtout d’en exporter.
Finalement, la drogue la plus facilement accessible en voyage reste la plus mortelle, celle qui tue des millions de personnes par an : le tabac, vendu en cartouches détaxées dans tous les aéroports internationaux.

Il est aussi possible d’avoir accès à la méthadone à travers le système de santé privé, mais les prix sont prohibitifs. Ces médecins sont souvent encore moins à l’aise avec la prescription d’opiacés que ceux du secteur public. En Thaïlande, il existe tout un réseau d’hôpitaux privés – le Bangkok Hospital Network, par exemple – qui couvre pratiquement tout le pays (du moins, les grands centres urbains). Ces hôpitaux privés peuvent prescrire de la méthadone et d’autres médicaments pour gérer les symptômes de sevrage, mais il faut tout d’abord convaincre ledit médecin.

Pour ce faire, il est fortement conseillé de venir en Thaïlande avec une ordonnance officielle. Idéalement, votre ordonnance sera traduite en anglais car ici les médecins n’ont pas nécessairement la capacité de comprendre le français3. De plus, si vous voyagez avec de la méthadone ou un autre TSO, il est important de toujours avoir votre ordonnance sur vous. Il est également utile d’informer votre médecin soignant de vos plans de voyage, de solliciter sa permission de le/la mettre en contact avec les médecins thaïlandais qui pourraient avoir des questions. Finalement, avant votre départ, procurez-vous le volume de méthadone maximum autorisé par les lois locales (vérifiez si les quantités permises sont plus élevées dans les autres pays que vous comptez visiter et planifiez votre itinéraire en conséquence). La méthadone en gélule n’est pas disponible en Thaïlande (seulement sous forme liquide en sirop), quant à la buprénorphine, elle n’est pas disponible du tout.

Détox enfer ou paradis

En ce qui concerne les services de détox, il existe des centres de traitement privés comme The Cabin à Chiang Mai et à Bangkok. Les coûts y sont exorbitants, les succès sont douteux, mais c’est un environnement paradisiaque pour faire un sevrage guidé. Les centres de détox publics sont essentiellement des prisons : en 2012, plus d’un demi-million d’individus se sont retrouvés privés de liberté suite à leur enregistrement dans ces soi-disant centres de traitement, souvent après un dépistage d’urine positif administré par la police, sans avoir accès à un avocat ou à quelque autre service de soutien légal. En 2012, plusieurs organisations onusiennes ont d’ailleurs émis un appel public pour la fermeture immédiate de ces centres de détention où de graves abus de droits humains sont régulièrement perpétrés envers les patients. Difficile donc de trouver un juste milieu entre les centres comme The Cabin et les centres gouvernementaux. Mieux vaut en fait éviter de faire une cure en Thaïlande car le soutien apporté aux clients est déficient et les services ne sont pas orientés vers l’épanouissement des clients/patients. La quête du profit et l’intention de punir sont malheureusement les motivations cachées derrière ces traitements.

Malgré les efforts des organisations locales comme la Fondation Ozone, la situation tarde à s’améliorer et les autorités continuent de favoriser la répression policière aux dépens des soins et des droits humains. Malheureusement, la situation concernant les services TSO, de détox et de réduction des risques est effroyable, comme à peu près partout à travers l’Asie.

J’espère que ces informations vous seront utiles et n’hésitez pas à me contacter par Asud si vous avez besoin de plus amples détails ou conseils.

Pascal Tanguay

  1. Voir « Farangs en galère », Fabrice Olivet, Asud-Journal n° 56 (http://
    www.asud.org/2015/03/30/une-fareng-en-galere-panne-de-tso-enthailande).
  2. Adresse : 60 Don Muang Tollway, Thanyaburi, Pathum Thani, 1230 ;
    téléphone : +66 (0) 24115657/8/9 ; heures d’ouverture de 8 h 30 à 16 h 30.
  3. Voir rubrique « Partir à l’étranger » sur le site d’Asud : http://www.asud.
    org/substitution/partir-etranger/

Naloxone : histoire d’une non-prescription

C’est l’histoire d’une non réussite commerciale, doublée d’un échec sanitaire grave, tout le contraire de ce qui fait de la France un modèle en matière de prise en charge des conduites addictives. Comment et pourquoi la naloxone, cette molécule miracle qui sauve tous les jours des consommateurs d’opioïdes de la mort, reste inconnue des Français deux ans après sa mise sur le marché ? Récit d’un Waterloo sanitaire lourd de conséquence

La trahison des héritiers du Subutex 
L’histoire commence en 2016 quand le laboratoire Indivior, détenteur du brevet, bénéficie d’une autorisation temporaire d’utilisation (ATU) pour un médicament sous forme de spray, destinée à préparer la mise sur le marché de la naloxone. Quelques mots sur ce labo, aujourd’hui distributeur de la buprénorphine dans notre pays. Si la France est une référence dans le monde en matière de prescription de traitements de substitution aux opiacés (TSO), elle le doit principalement aux efforts intelligents des devanciers d’Indivior, RBC Pharmaceuticals (pour la période 2011-2015) et surtout Shering-Plough (1996-2010), pionnier des TSO en France. Dans le contexte si sensible politiquement de la prise en charge des usagers de drogue, ces groupes pharmaceutiques ont réussi à s’insérer dans un réseau fiable et compétent, incluant pouvoirs publics, autorités médicales, intervenants de terrain, et, il faut le souligner, associations d’usagers. C’est l’avènement de la politique de réduction des risques liés à l’usage des drogues (RDR). Les résultats sont impressionnants: sortie des usagers de drogues du groupe des populations à risques VIH, baisse drastique des overdoses, jusque et y compris ces dernières années (1), et surtout autre particularité française, le classement de l’« épidémie d’héroïne » aux archives historiques de la nation (2). Ces succès mériteraient mieux que la micro-reconnaissance du milieu spécialisé, d’autant que cette révolution du soin rime avec la remarquable réussite économique de l’entreprise. Le seul Subutex® rapporte 96 millions d’euros en 2005 à Shering-Plough et, dixit une source proche du laboratoire Indivior, « à peu près la moitié de cette somme aujourd’hui », ce qui reste considérable pour le seul marché français. 

Or, une fois la parenthèse du sida refermée, le secteur de la « lutte contre la toxicomanie » est revenu à une approche verticale des problèmes de drogues, incarnée par l’apparition de mandarins spécialisés en addictologie. La doxa est d’aligner le tabac et l’alcool avec les produits stupéfiants dans un logiciel « patients », qui replace les usagers dans une situation de forte dépendance médicale comme d’autres patients chroniques. Dans une telle configuration, seule compte la parole du spécialiste, celle de l’usager ne vaut que pour mesurer son degré de compliance à l’égard des prescriptions. C’est une posture qui tourne le dos à la santé communautaire, en parfaite contradiction avec ce qui a fait le succès de la Rdr partout dans le monde. Pris dans ce mouvement général, les laboratoires ont déployé leurs procédés habituels pour obtenir le concours des pontes universitaires de l’addictologie avec l’idée que les patients suivront. 

Le fiasco du Nalscue®

Dans les années 2000-2010, les surdoses amorcent une remontée relative, le marché noir de « Subu » se sédimente tandis que les ventes sont mécaniquement grignotées au profit des différents médicaments génériques de buprénorphine, favorisés par la réglementation. Dès ce moment, le ver est dans le fruit.
En 2016, la mise en place d’une ATU par Indivior pour le Nalscue® obéit à cette stratégie verticale. L’idée est simple : les victimes de surdoses sont des drogués. Les drogués n’ont pas d’argent, il faut donc séduire les établissements spécialisés dans l’accueil des drogués, dont les centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa), structures médicosociales financées par de l’argent public. Un pari qui s’est avéré doublement faux. Tout d’abord les Csapa accueillent des drogués, certes, mais pas tous les drogués, et surtout ils ne touchent pas majoritairement les victimes potentielles de surdoses d’opioïdes en France, usagers occasionnels, intermitents, ex usagers en phase de reconsommation, jeunes expérimentateurs sans parler des patients douloureux. Ensuite,  la naloxone a besoin  d’un marketing consumériste qui responsabilise les personnes plutôt que les protéger malgré eux, c’est encore loin de la culture « csapa », malgré des progrès indéniables de quelques établissements de pointe. Le laboratoire Indivior coincé dans son chantage à l’exclusivité a exigé un prix de vente élevé, du fait de l’étroitesse du marché. En réaction, une communication obscure centrée sur l’inadéquation des prix demandés par la firme a noyé le débat. La focalisation sur les seuls Csapa a contribué à maintenir les échanges dans une étrange confidentialité et à rater la cible naturelle de la naloxone : la population générale. Une rapide consultation Google avec les mots clés « naloxone drogues » montre les conséquences délétères de cette querelle de spécialistes. Les rares organes de presse susceptibles de porter un message de prévention des surdoses, publient des contresens propres à décourager le public :

 « Opioïdes : L’antidote aux overdoses… ne sera finalement pas accessible à tous en pharmacie » Journal 20 mn, 1er/10/2018 

« Le spray anti-overdose n’est toujours pas disponible en pharmacie », France Info, 24/10/19

« Faute d’accord sur un prix remboursé en ville, la naloxone en spray nasal Nalscue® sera disponible uniquement en collectivités », Le Moniteur des pharmacies 

Tous ces gros titres relèvent du contresens, voire de la désinformation, car dès 2019, Ethypharm, un autre laboratoire a mis sur le marché un kit de naloxone injectable disponible en pharmacie à un prix raisonnable (23 € TTC) : le Prenoxad®. La naloxone est disponible en France, mais personne ne le sait, et surtout pas les victimes potentielles de surdoses.

Le faux procès fait aux pharmaciens 
Après s’être fourvoyé une fois avec le spray, on a remis une couche avec une fausse querelle avec les pharmaciens. Dans une polémique dénoncée par Le Flyer (3), les pharmacies d’officine sont désignées dans une campagne absurde comme étant responsables de la pénurie de naloxone. Le fait que les officines ne délivrent pas une molécule qui n’est pas prescrite et pas demandée, ne relève pas du scandale mais du constat d’évidence.  Un point important  a été omis: n’importe quelle pharmacie  peut commander de la naloxone en 4 h de temps.  Il s’agit d’un faux procès lourd de potentielles conséquences. Quelques esprits légers, en mal d’agitation médiatique, ont voulu chausser les lunettes du vrai scandale  que constitue la non délivrance de TSO et des kits Stéribox , dans le but  de secouer le landernau de la presse spécialisée.  Cette agitation est à la fois une erreur de méthode et une faute stratégique en ce qu’elle risque de se couper des premiers soldats du front de  la naloxone, les pharmaciens.  

La disponibilité de la naloxone et celle des TSO ne répond absolument pas aux mêmes critères. À la différence d’un patient en quête de TSO, celui qui cherche la naloxone n’a à gérer aucune urgence. Il ne risque pas d’arriver en état d’overdose à la pharmacie pour demander son traitement. Se fournir en kit Prenoxad® signifie, point capital, que l’on n’est pas nécessairement l’utilisateur, mais une tierce personne, proche, amis, conjoint, co-consommateur présent au moment de la surdose. La naloxone s’adresse à l’ensemble du public. Elle est moins perméable à la discrimination qui rend parfois difficile l’accès aux TSO. Faire naître une fausse querelle avec ceux qui vont distribuer le médicament, alors même que l’ensemble des spécialités destinées à combattre les surdoses n’est pas encore inscrit au catalogue de la pharmacopée française est donc une erreur stratégique. 

Naloxone pour tous 
Le message efficace pour diffuser la naloxone est limpide. La naloxone est efficace contre les overdoses. Elle s’adresse à un large public, potentiellement victime de surdoses d’opioïdes prescrits ou non, absorbés dans le cadre large de la lutte contre la douleur, la prise en charge des addictions, ou la consommation de drogues. Le principal problème rencontré sur le terrain est l’absence de demande venue des principaux concernés, la population susceptible d’être victime d’une surdose d’opioïdes. Cette population est à la fois composite et dissimulée. Les jeunes consommateurs d’héroïne ou de méthadone, inexpérimentés ou occasionnels, les de patients sortant de cures et les victimes d’une surconsommation d’opioïdes, prescrits contre la douleur ne forment pas un groupe homogène. Paradoxalement, les usagers installés dans un traitement de substitution depuis de longues année , vont être protégés par leur forte tolérance aux opioides. Le message se doit d’être généraliste s’il veut être efficace car le cordon sanitaire qui entoure généralement « les histoires de toxs » empêche toute identification de la société qui permettrait qu’elles deviennent des « histoires pour tous ». La tâche est énorme et nécessite une coordination de tous les acteurs intéressés pour monter un véritable plan de communication. Les semaines, puis les mois passés sur l’argumentaire du prix du spray n’ont fait que rajouter à la confusion, quand nous avons à disposition un kit de naloxone injectable en pharmacie remboursé par la Sécurité sociale.

Encore une fois le but est de permettre à des personnes consommatrices d’opioïdes de disposer de la naloxone. Toute focalisation sur la forme nasale s’effectue au détriment d’une communication globale sur ses mérites de la naloxone, et constitue un obstacle majeur à une plus grande disponibilité. Comme souvent quand on parle de drogues, la dynamique de la demande est balayée par l’attention portée par les professionnels à leur seule offre de services. Mais en l’état, notre cible est bien la société civile, vous, moi, le voisin, la coiffeuse, le boulanger… Ce qui, dans une communication sur les opioïdes, colore le discours d’un brin de subversion. Pour finir et, nous l’espérons, être compris, le problème est lié à la difficulté que nous rencontrons à remplir notre mission d’autosupport des usagers de drogues. Malgré la multiplication des instances règlementaires supposées garantir l’expression de cette catégorie particulière de patients, il est patent que cette voix ne pèse rien face au système pénal d’une part, mais également face au pouvoir médical peu habitué à s’effacer pour laisser les patients s’emparer de l’outil. La tâche, immense, consiste à changer l’image que les Français ont d’eux-mêmes. Leur faire admettre que peut-être, ils seront un jour victimes d’une surdoses d’opioïdes, quelle qu’en soit la raison.

1) Lorsque l’on compare les chiffres français à la moyenne internationale des surdoses d’opioïdes en Allemagne, Espagne, Australie, qui possèdent des populations comparables de consommateurs d’opioïdes. 

2) Coppel, Kokoreff, Péraldi, « la Catastrophe invisible, Histoire sociale de l’héroïne », Éd. Amsterdam, février 2018 

3) Éditorial du Flyer, n° 76, octobre 2019

COVID 19 : Les prescriptions de traitements de substitution (TSO) sont facilitées

Le gouvernement a procédé à des ajustements réglementaires qui assouplissent la délivrance des médicaments de substitution et la porte s’ouvre sur des possibilités de primo prescriptions de médicaments de substitution en urgence, ce qui revient à blasphémer contre la sainte bonne pratique médicale.

Pour les usagers en traitement de substitution aux opiacés  (TSO), le confinement imposé par le COVID 19 est inquiétant. Inquiétant parce qu’une épidémie ne développe pas nécessairement l’esprit de tolérance et de solidarité et que l’expérience nous a montré que même en période normale, prescription et délivrance d’opiacés se heurtent  à des préjugés et des comportements discriminants. La fermeture prévisible de certains centres, l’indisponibilité de prescripteurs malades ou contraints à l’immobilité, la diminution de l’offre globale de services des pharmacies d’officine, autant de facteurs qui ne peuvent que s’aggraver avec le temps, autant de situations qui conduisent  à anticiper et à prévoir, un vocabulaire pas toujours familier du monde de l’usage des drogues. La pensée dominante c’est évidemment, la terrifiante pénurie, le cauchemard de tous les usagers de TSO. L’épuisement des stocks du à une trop forte demande ou à des difficultés d’approvisionnement, signifie une seule chose, redoutée entre toutes, LE MANQUE. Jusqu’à présent les contacts d’ASUD, aussi bien les laboratoires pharmaceutiques qui produisent les molécules que les médecins libéraux ou du médico-social  (CSAPA), nous ont rassuré. Ils ne sont pas inquiets sur le court terme. Pour autant nous conseillons à tous les usagers de TSO de ne pas rajouter à la peur de la maladie, la peur du manque, une angoisse familière qui dans notre échelle de Richter de dépendants culmine tout en haut, et pour cela lisez cette article jusqu’au bout et posez si besoin des questions en commentaires. Car nous aussi , on connait ça, la peur de manquer.

Dans un premier temps nous avons rappelé sur notre page FB toutes les méthodes plus ou moins réglementaires qui permettent de faire des stocks, toujours utiles en cas de pénurie. Mais heureusement, depuis le 20 mars 2020, le gouvernement a publié un arrêté qui facilite considérablement les modalités d’obtention du précieux médicament dit de substitution. Voici reproduit l’extrait de l ‘Arrêté du 19 mars 2020 complétant l’arrêté du 14 mars 2020 portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus covid-19 publié au Journal Officiel

III. – Eu égard à la situation sanitaire et par dérogation à l’article R. 5132-22, dans le cas d’un traitement de substitution aux opiacés d’au moins trois mois à base de méthadone sous forme de gélules, de méthadone sous forme de sirop ou de buprénorphine comprimés, lorsque la durée de validité de la dernière ordonnance est expirée et afin d’éviter toute interruption de traitement préjudiciable à la santé du patient, les pharmacies d’officine dont l’officine est mentionnée sur la prescription peuvent, après accord du prescripteur, dispenser, dans le cadre de la posologie et des modalités de fractionnement initialement définies par le prescripteur, un nombre de boîtes par ligne d’ordonnance garantissant la poursuite du traitement.
« La délivrance peut être assurée pour une période ne pouvant excéder 28 jours, y compris pour la méthadone sous forme de sirop. Elle est renouvelable jusqu’au 31 mai 2020.
« Le pharmacien appose sur l’ordonnance le timbre de l’officine et la date de délivrance ainsi que le nombre de boîtes dispensées.
« Les médicaments délivrés en application des dispositions du présent III sont pris en charge par les organismes d’assurance maladie, dans les conditions du droit commun, sous réserve que ces médicaments soient inscrits sur la liste des spécialités remboursables prévue au premier et au deuxième alinéas de l’article L. 162-17 du code de la sécurité sociale. »

A bon entendeur donc, mais rappelons que malgré nos continuels appels aux autorités sanitaires , le fait que la plupart des pharmacies refusent de délivrer les médicaments de substitution fragilisent considérablement ces dispositions. Pire, malgré nos protestations, une réglementation idiote oblige les prescripteurs à inscrire le nom et l’adresse du pharmacien sur l’ordonnance, bloquant ainsi toute possibilité de switcher sur une autre officine en cas de refus ou de pénurie. A titre individuel, la sage précaution c’est le stock. Néanmoins soyons attentifs au fait que si tous les usagers se mettent ensemble, au même moment à commander un volume de médicaments supérieur à ce que les laboratoires sont en mesure de produire, la situation pourrait devenir critique. Encore une fois ce n’est pas encore le cas. C’est pourquoi notre conseil est de ne pas accumuler de réserves inutiles, mais de prévoir suffisamment à l’avance le moment du renouvellement en tenant compte des dispositions qui évitent de repasser chez le médecin. Aucune disette ne se profile à l’heure actuelle et nous comprenons très bien que l’ambiance générale de sinistrose n’incline pas à réduire sa consommation en ce moment. Autre conseil, n’hésitez pas à demander à votre pharmacien de la Naloxone , disponible aujourd’hui d’hui en kit , et informer vos proches sur l’existence de cette antidote de la surdose , pour le risque d’overdose inhérent aux dépassements de posologie.

Rappel de réglementation

1-Chevauchement 

Si pour une raison ou une autre vous avez besoin de faire renouveler votre prescription avant son terme normal, vous pouvez retourner à votre centre ou chez votre médecin pour lui demander une nouvelle prescription avec un CHEVAUCHEMENT , c’est à dire comportant la mention sur l ‘ordo en toute lettre » chevauchement du … au ... » avec le nombre de jours qui vous sépare théoriquement de votre renouvellement normal.

2- Doublement de posologie

Si le Coronavirus vous vrille le cerveau et que vous sentez la nécessité d’augmenter votre consommation quotidienne de MSO , vous avez parfaitement le droit de demander une augmentation voire un doublement de votre posologie à votre médecin , ce qui vous permettra peut-être de mieux traverser ce moment difficile. Dans ce cas de figure, vous serez contraints de repasser chez votre prescripteur. Attention quand on dépasse les doses prescrites, ne pas oublier la naloxone avec un mode d’emploi pour vos proches.

 3- Primo prescription

Les recommandations de bonnes pratiques médicales vouent aux gémonies la prescription en urgence de médicament de substitution, toutefois à période exceptionnelle, remède exceptionnel. Si vous êtes un usager de TSO qui se ravitaille habituellement au marché noir, si vous êtes accros à l’héroïne ou à un autre opiacé, vous êtes tous en danger de manque. Au regard de cette perspective nous vous conseillons de vous présenter dans l’un des centres listés ci-dessous en vue d’une prise en charge immédiate. Nous attendons des autorités sanitaires qu’elles encouragent les professionnels à élargir cette possibilité dans toute la France. Ce drame collectif que nous vivons peut être l’occasion de mettre en exergue toutes les potentialités du système français de prescription de TSO, l’un , si ce n’est le plus libéral du monde. Cocorico.

PRIMO PRESCRIPTION: pensez à contacter les structures avant de vous déplacer.

Région parisienne : La primo prescription de méthadone et de sulfate de morphine en urgence est possible dans les établissements suivants :

  • Charonne-Oppelia : 9 quai d’Austerlitz 75013 lundi au vendredi de 10h00 à 13h00 et de 14h00 à 16h00
  • Gaia CSAPA rue de la pierre levée Paris du Lundi au vendredi 10h15/13h- 14h15/18h sauf mercredi 14h15 à 18h.
  • Csapa EGO Aurore: Lundi: 9h30-17h, mardi: 13h-17h30, mercredi: 10h-17h, jeudi: 9h30-18h30, vendredi: 9h30-17h (horaires à confirmer)

En région :

Tous les services d’OPPELIA vous accueilleront pour une primo prescription de TSO après une consultation médicale et un simple examen indiquant que vous êtes bien utilisateur d’opioïdes

Csapa Clemence Isaure : 2 bis rue Clémence Isaure Toulouse du lundi au vendredi 9h30 à 17h.

Nous essayerons d’actualiser la liste suite aux informations qui nous serons transmises.

La Commission des stupéfiants face au défi des Nouveaux Produits de synthèse (NPS)

Depuis 2013, Asud a un nouveau copain, la Commission nationale des stupéfiants et psychotropes.À première vue, on s’étonne. Un peu comme si une souris proposait d’intégrer un groupe de matous spécialistes des aliments pour chats, ou comme un glaçon tombé amoureux d’un barbecue, bref, des trucs qui ne vont pas ensemble. Eh bien détrompez-vous, la proposition faite par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) ne cache aucun piège, sinon celui de considérer que le retrait du marché d’une molécule n’épuisait pas le sujet.

La Commission des stupéfiants et la logique de l’offre

La Commission nationale des stupéfiants et des psychotropes est l’organe institutionnel qui pro‑ pose de classer des molécules au tableau des stupéfiants. La « commission des stups », telle qu’elle est couramment désignée, propose au directeur de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) de rendre illégales la commercialisation et la consommation de substances auparavant considérées comme des médicaments et des produits industriels. En clair, il s’agit du bras technocratique de la prohibition, celui qui décerne le label officiel « drogue ». Tout cet édifice est assis sur une hypothèse intellectuelle que l’on a que trop tendance à valider comme s’il
s’agissait d’une évidence, celle de la prépondérance de l’offre: les substances créant, a priori, une dépendance et un besoin de consommer irrépressible. L’abolition de cette offre est donc considérée comme la condition première de la résolution des problèmes posés par l’existence d’une consommation de masse de substances illicites. Hélas, cette hypothèse est démentie par l’échec de la prohibition dans le monde, et particulièrement par celui des conventions internationales qui produisent des listes de substances prohibées toujours plus nombreuses depuis le début du xxe siècle.

Les NPS et la logique de la demande

Les New Psychoactiv Substances (NPS), aussi appelées Research Chemicals ou Legal High, forment une catégorie sociologique et non pharmacologique puisque l’on classe sous cette appellation des substances aussi diverses que des cannabinoïdes de synthèse, des opioïdes, des psychostimulants, des hallucinogènes… Au final, toutes les familles de drogues y sont représentées. Le caractère nouveau est lié au fait que leur synthèse chimique n’a fait l’objet d’aucune exploitation commerciale préalable et qu’ils échappent ainsi à l’interdiction qui frappe les molécules classiques dont ils sont supposés imiter les effets. Le grand avantage du point de vue des consommateurs est évident: une distribution intégrée aux nouvelles technologies, soit une facilité d’accès, une discrétion assurée,une livraison à domicile, autant de choses qui diffèrent du marché traditionnel de la rue ou même du deal en appartement. À l’inverse du cadre légal prohibitif, toute la logique de ce système repose sur une dynamique de la demande car seuls les produits qui remportent un succès d’audience sur la toile deviennent de véritables NPS. Chaque année, des dizaines de NPS « lancés » sur le Net ne rencontrent pas le public escompté(1). À l’inverse, les « succès» durables concernent plutôt des substances qui imitent les drogues classiques : cannabis, héroïne, amphétamine, LSD (ex: la méthoxétamine qui imite la kétamine, classée en 2013). Les NPS répondent à une demande précise de la part des usagers. Leur succès démontre l’importance de cette question en matière de politique des drogues, or le classement est la seule réponse proposée par le système prohibitif.

Asud à la Commission des stupéfiants

En matière de drogues, les médias généralistes adorent les « paniques morales » susceptibles de garantir un succès de vente auprès d’une prétendue « moral majority ». Cette attitude, conforme aux dispositions du cadre légal, exclut des informations objectives sur la nature des produits, leur mode de consommation, les attentes des usagers et même les conseils de consommation à moindres risques. En règle générale, cette communication grand public ne s’adresse pas aux usagers potentiels que sont les lecteurs, téléspectateurs ou internautes de la grande presse. Les NPS n’échappent pas à cette règle. La réduction des risques, cantonnée au cercle restreint des drogues injectables, reste largement ignorée du plus grand nombre, notamment des plus jeunes. Dans une certaine mesure, l’irruption des NPS sur la scène peut contribuer à briser les murs de ce ghetto.
Nous ne prétendons pas être des pharmacologues et nous ne sommes pas tous, loin de là, des consommateurs ou des ex-consommateurs de NPS. Notre légitimité vient du fait que la législation sur le droit des malades (Loi Kouchner 2002) a permis de développer une avancée démocratique au sein de l’ANSM. Au titre de la démocratie sanitaire, Asud représente les usagers de drogues à la Commission nationale des stupéfiants et psychotropes. À parité avec les autres membres, le représentant des patients a un statut d’expert validé par l’institution. Cette position valide un rôle d’acteur au lieu du rôle classique de « témoin » ou de « repenti ». Autre disposition démocratique: le classement est décidé par un vote nominal et les débats sont filmés et consultables sur le site de l’ANSM. Asud endosse ainsi un rôle de contestataire officiel du système de classement.

La commission des stups : l’institution paradoxale

Depuis 2009, des dizaines de NPS ont été inscrits au tableau des stupéfiants. Par exemple en 2012, on classe toute la famille des cathinones. Le vote nominal permet à Asud de développer sa pensée face caméra. Depuis 2012, Asud a voté 5 fois contre le classement. Pourquoi voter systématiquement contre? Pour souligner le caractère révolutionnaire de la présence d’un représentant des « drogués », car le vote à la Commission et la justification qui l’accompagne redonnent une dimension politique au débat(2). Asud est autant représentant des « patients » que des « consommateurs » non repentis. Quelle est la seule véritable question pharmacologique posée par les usagers de NPS? Ce qu’il faudrait nommer maladroitement « l’architecture pharmacologique du high », ce que les usagers tentent de décrire dans les « trip reports » des forums. Comment planer mieux, plus longtemps et avec le moins de risques possible? Quels sont les risques d’OD, le rapport qualité/prix, le degré de pureté, la fiabilité des informations… autant de questions qui représentent 80 % du questionnement usagers mais qui ne trouvent pratiquement aucune réponse dans le secteur institutionnel. La Commission a recommandé que ses avis de classement ou de non-classement soient accompagnés de recommandations sur l’usage à moindres risques des produits concernés. Pour rendre cette volonté effective, Asud a proposé à l’ANSM de bâtir un portail de communication comprenant une plate-forme d’informations et des pages interactives adressées directement aux usagers. Ce dispositif a comme finalité d’établir une ligne de communication directe entre les autorités sanitaires et les consommateurs de substances illicites. La nature spécifique des substances concernées permet d’innover en s’adressant à un public large, issu de toutes les catégories socioprofessionnelles et peu touché par les institutions classiques. Paradoxalement, c’est au sein d’une commission chargée de proscrire les drogues qu’est née l’idée de normaliser l’information qui s’y rapporte (voir encadré). Les débats menés au sein de la Commission des stupéfiants donnent toute son importance à la question politique en matière de drogues. C’est une évolution sanctionnée par le cadre réglementaire obtenu en 2004 qui cantonne la RdR à la prévention des risques infectieux VIH/VHC. L’irruption des NPS dans le débat souligne toutes les limites des réponses réduites à l’inscription de ces substances au tableau des stupéfiants. La multiplication des molécules, la généralisation de pratiques issues du Net, l’augmentation continuelle du nombre de consommateurs, vont contraindre des organismes conçus au départ pour perpétuer la prohibition à se muer en porte-parole du changement.

(1) Exemple : les NBOMe classés le 6 novembre 2015.
(2) Commission du 21 mars 201, « L’évaluation du potentiel d’abus et
de dépendance de la méthoxétamine en vue du classement comme
stupéfiant (Avis) ».

Fabrice Olivet

Un nouveau portail sur l’actualité de la réglementation sur le site d’Asud

Vous y trouverez des articles de fond rédigés par Asud ou nos partenaires sur l’actualité de la réglementation française en matière de drogues, des comptes rendus et des extraits vidéo des sessions de la Commission des stupéfiants. Vous avez un message à faire passer à la Com’ des stups ? Vous trouverez aussi une partie interactive (« sondages et questionnaires ») mise en place pour recueillir votre expertise afin de pouvoir vous représenter au mieux lors des prochaines sessions de la Commission des stupéfiants. Ouvert à tout-e-s, un premier questionnaire vous permet de vous exprimer librement sur le sujet de votre choix, les 3 autres (anonymes et rapides : moins de
5 minutes) concernant des sujets sur lesquels nous avons besoin de chiffres pour défendre les usagers : les refus de prescription et/ou de délivrance de traitements de substitution opiacés (TSO), la codéine, etc. Nous avons besoin de vous, donc si vous consommiez de la codéine et que vous avez été impacté par son passage en prescription obligatoire, ou si vous consommez ou avez consommé des TSO, n’hésitez pas !

Opioïdes et paniques morales

C’est l’histoire de la revanche des opiacés. Voués aux gémonies par la guerre livrée à l’héroïne et l’épidémie de sida, ils sont revenus en grâce dans les fourgons de l’industrie du médicament. Mais au-delà d’une lecture complotiste de la consommation de psychotropes llicites – celle qui a toujours besoin de trouver un coupable –, c’est toute notre conception de l’histoire des drogues que la crise américaine des opioïdes nous oblige à revoir.

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Le fun, c’est interdit

Analyser les drogues du marché noir ? Pour quoi faire ? Pour être informé d’un point de vue sanitaire ou pour pécho le meilleur plan ? La vérité oblige à dire que le premier souci du drogué ou de l’apprenti drogué quand il achète un prod est de savoir si « yen a ». Tout le paradoxe – d’aucuns disent l’hypocrisie – de la politique de la réduction des risques (RdR) réside dans cet écart entre la rationalité sanitaire affichée et les stratégies de contournement de la loi. Un écart qui existe à tous les étages. Les traitements de substitution aux opiacés, les salles de consommation à moindres risques, tous les fondamentaux de la RdR peuvent être décryptés à l’aune d’un détricotage patient de la prohibition. Mais ça, il ne faut pas le dire et encore moins l’écrire. Ne dites jamais qu’aux États-Unis, la multiplication des officines de cannabis pour se soigner a ouvert la porte aux boutiques de cannabis pour rigoler. La consigne est simple : toujours parler des malheurs et ne jamais parler du fun. Le fun c’est… comment dire… interdit. Les psychoses, la douleur, le VIH, les hépatites, les abcès, la misère, la rue, sont les sujets autorisés. Les fous rires, la stimulation sexuelle, l’euphorie intellectuelle, l’inénarrable plaisir du « high » sont les sujets interdits…

Le problème, c’est qu’en agissant ainsi, on oppose deux domaines qui, en matière de drogues, se complètent merveilleusement : la santé et le plaisir. Qui n’a pas rêvé de dénoncer son dealer à 60 Millions de consommateurs pour infraction à la législation sur les coupes toxiques qui gâchent la montée ?

Second problème, cette omniprésence du sanitaire dans les revendications des partisans du changement est désastreuse politiquement. L’ « addictocratie », la branche stupéfiante du pouvoir médical, continue de surfer sur le caractère anxiogène du « fléau de la drogue » avec l’argument suivant : pour protéger vos enfants des ravages de la drogue, nous allons la mettre en vente libre. Pas forcément probant. Force est de constater que les États-Unis ont changé de paradigme grâce à deux arguments absolument étrangers aux questions de santé, l’incarcération de masse des minorités et l’intrusion de l’État dans la vie privée des citoyens. Pour une majorité d’électeurs d’outre-Atlantique, soutenir la guerre à la drogue est à la fois raciste et tyrannique, c’est-à-dire anti-américain. Résultat : 56 % d’entre eux déclarent que la marijuana devrait être légale au niveau fédéral et 54 % disent en avoir fumé1.

Tout est là. Changer l’opinion publique à propos des drogues suppose de basculer dans le camp des gentils car il est impossible de sortir du schéma moral binaire, en matière de drogues… comme en matière de religion. Car enfin, curieusement, toutes les sociétés humaines sont caractérisées par la consommation de drogues et l’existence de religions, souvent partiellement confondues. Curieusement aussi depuis toujours, les drogues, comme les religions, ont servi de drapeau aux « méchants » pour réprimer des minorités, interdire le plaisir et faire la guerre.

Nice people…

La bannière étoilée, le shérif planétaire inventeur de la guerre à la drogue, offre de consommer du cannabis dans un cadre thérapeutique dans vingt États et légalise la fumette dans six autres. Plus au Sud, c’est la totalité des pays d’Amérique latine qui ont peu ou prou abandonné la répression de l’usage au profit de politiques allant de la simple dépénalisation à la régulation publique du marché, comme en Uruguay. Enfin, pour boucler ce tour d’Amérique, c’est au Canada, sous la houlette de son charismatique Premier ministre, Justin Trudeau, de proposer du « pot » légal aux autochtones d’ici la fin 2016.

En Europe aussi, même si on se donne beaucoup de mal pour ne pas en avoir l’air, les rats quittent le navire du prohibitionnisme dur. Après les Pays-Bas, l’Espagne, la Tchéquie et le Portugal, c’est l’Autriche qui rejoint le club des pays ayant dépénalisé le cannabis, sans doute suivie par l’Italie et l’Irlande en 2016 si l’on s’en tient aux déclarations de leurs gouvernants. Ajoutons que l’Allemagne et la Croatie ont remplacé les sanctions juridiques par des amendes, et que la Suisse reste le champion du monde incontesté du nombre de programmes d’héroïne médicalisée. Sans rompre formellement avec la guerre à la drogue, la majorité des pays européens semble se rapprocher singulièrement de la demande d’armistice.

Si ce parfum de réforme imprègne les discussions préparatoires de la prochaine session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations unies (lire Rien ne va plus à Kuala Lumpur !), la France, elle, reste de marbre. Toute remise en cause de l’interdit légal est frappée de nullité au nom de la sacro-sainte protection de la jeunesse, tout orateur responsable commence par une profession de foi : les drogues sont un fléau qu’il convient de combattre pour protéger la santé des jeunes. Étrangement, le caractère éminemment moral de ce préalable obligatoire n’est jamais souligné, et l’idée qu’il pourrait exister une demande légitime et rationnelle de stupéfiants est tout simplement inconcevable. Or la consommation exponentielle telle qu’elle se manifeste depuis quarante ans ne se résume ni à l’attrait des plaisirs défendus, ni à une vulnérabilité sociale ou psychique. Il existe une demande rationnelle de drogues, volontaire, raisonnée, une demande qui plébiscite les consommations modérées à risques réduits. Cette demande rationnelle de stupéfiants est sans doute l’acteur central du débat. Un acteur, souvent issu des classes moyennes, qui a de plus en plus d’exigences en matière de sécurité des échanges, de rentabilité de ses investissements, et même de respectabilité sociale. C’est précisément cet ectoplasme qui justifie le changement de la politique américaine. De l’autre côté de l’Atlantique, il se fait entendre en espèces sonnantes et trébuchantes lorsqu’il est contribuable au Colorado mais aussi comme électeur excédé par la violence des barrios. Hélas, le diktat moral qui pèse sur le débat français empêche encore pour de longues années tout partisan du changement de s’allier publiquement avec cette ombre toujours présentée masquée dans les médias.. Il lui faut encore et toujours tenter le pari impossible d’expliquer que si l’on veut rendre les drogues plus accessibles, c’est pour mieux les combattre…. Et l’on s’étonne de ne pas réussir à convaincre. Le camp des réformateurs doit accepter enfin de mettre bas les masques : moins d’« evidence based » et plus de « nice people takes drugs », un slogan qui, vu sous un certain angle, est aussi une évidence.

Bloodi, le premier droguézeureux

Asud vous parle de dope depuis vingt-quatre ans sur un mode particulier qui peine à trouver une définition mais qui explique peut-être notre longévité. Pour caractériser ce ton, on pourrait inventer un néologisme : le « bloodisme ». Et on dirait d’une situation qu’elle est « bloodiesque », comme on écrit « dantesque », un adjectif qui ne se comprend que si l’on connaît l’univers particulier de l’auteur qui l’inspire. Le bloodisme, c’est une façon de parler des drogues qui n’est ni du pathos, ni du ricanement, ni du scientisme. C’est un mix de gore et d’humour au second degré. L‘élégance de parler de la dureté de la vie de tox avec infiniment de légèreté. C’est une recette difficile, un chemin étroit qui sert de marquage de nuit. Grâce à Bloodi, nous suivons… une ligne… de crête…

Il existe plusieurs façons de parler des drogues. Le mélodrame reste la plus facile, mais la petite déconne sur le pétard gagne aussi des parts de marché. Depuis quelques années, nous subissons également la montée du discours addicto « scientifique et objectif », ayant le mérite de prétendre se baser sur des statistiques, ce qui ne l’empêche pas d’être aussi faux-cul que les deux autres.

Dis-moi comment tu parles des drogues…

Commençons par le plus classique, et il faut bien le reconnaître, le mieux partagé : la dramatisation avec une pointe de pathos… Ce ton est d’autant plus surprenant que, soyons honnêtes, pour la grande majorité d’entre nous, les drogues et l’alcool ne riment pas avec tristesse et désespoir. Mais il est admis une fois pour toutes que le mode geignard, voire l’imprécation vertueuse doivent demeurer les véhicules standard dès lors qu’il s’agit de donner des informations sur les drogues, la manière de les consommer, sur qui les vend et qui les achète. C’est le royaume des fameuses paniques morales (lire Flakka : la panique morale à 5 dollars) qui empruntent les faux-nez du moment, les « drogues du viol », les « drogues qui rendent accro à la première prise », les drogues qui font semblant d’être douces mais qui rendent schizophrène… Bref, au même titre qu’il n’y a pas de drogués heureux, il n’y aurait pas de drogues innocentes. Le pire est que les consommateurs eux-mêmes utilisent volontiers ce véhicule confortable pour narrer leurs propres expériences. Le cinéma et la littérature nous régalent de biopics plus ou moins authentiques où Christiane F. se donne la More sur les Chemins de Katmandou. À titre d’exemple, il faut visionner Requiem for a Dream, le film inventé pour casser le moral au fêtard le plus endurci.

À l’autre bout du spectre, vous avez le genre « rigolade de potache ». « Il a fumé la moquette ! » Et voilà un vilain petit sourire qui pointe sur le visage des animateurs de plateaux télé dès que l’on parle de fumette ou même de lignes de coke. Dans la foulée des Frères Pétards ou de la série Weeds, un minuscule coin de tolérance s’est glissé dans la solennité officielle avec la popularisation du cannabis, mais un tout petit coin strictement réservé aux divertissements façon amateur de « l’esprit Canal ». Un clin d’œil entre initiés, certes, mais un espace sans doute appelé à prospérer à l’ombre d’une censure officielle qui reste la norme pour les discussions sérieuses entre adultes responsables.

Ouin Bloodi prend de la drepouÀ propos de sérieux, la troisième langue utilisée par les médias Main Stream est celle des articles à connotation scientifique, ceux qui référencent l’OFDT toutes les quatre lignes en citant abondamment psychiatres et neurobiologistes. Cette communication, qui se veut moderne et non moralisatrice, a tout de même pour objet essentiel de ne parler que des dangers liés à la consommation de substances. Elle reste en cela profondément influencée par cette loi de 1970, qui prescrit de ne jamais présenter une substance interdite « sous un jour favorable ». Les addictologues tentent bien de se dédouaner en disant beaucoup de mal de l’alcool et du tabac mais au final, on reste dans une communication calibrée pour stigmatiser l’ivresse. Seule différence : les prescriptions sanitaires se substituent aux anathèmes moralisateurs. Que faire pour passer les mailles d’un filet solidement tressé par des lustres d’hypocrisie ?

Bloodi et le bloodisme

Depuis un peu plus de vingt ans, nous essayons de tracer notre route entre ces trois chemins. Le pathos et les ricanements de potaches restent bien en cours dans les médias, le discours addicto, passablement ennuyeux, étant plutôt réservé à la presse écrite. Soyons juste, notre journal est lui-même souvent marqué par ces trois courants qui se succèdent parfois dans nos colonnes sans forcément se juxtaposer. C’est pourquoi nous sommes débiteurs vis-à-vis du petit bonhomme à crête. Lorsque Pierre Ouin débarque à la rédaction d’Asud journal avec sa BD sous le bras (lire Et Pierre est arrivé…), nous ignorions que son personnage fétiche allait devenir notre meilleur porte-parole pour pratiquer une novlangue sur les drogues.

Ça commence comme une voix off de commentaire animalier : « Bloodi s’est payé un demi-gramme d’héroïne et s’est troué les veines avec une seringue. » Douze cases se suivent, identiques, nonobstant la taille grandissante de la cendre qui refuse de tomber avant que le mégot incandescent n’entre en contact avec le doigt du fumeur. Puis il reprend la pose, les paupières se baissent comme le rideau du IIIe acte… et la vie continue, indéfiniment, identique elle aussi. Bloodi prend de l’héro est un chef d’œuvre d’Understatement. Le temps est suspendu par cette stupeur indéfinissable de l’héroïne qui offre pour une somme modique le même confort aux princes et aux mendiants.

Popeye SubuDans le n°27, sorti en 2005, un Bloodi transformé en Popeye nous dit « Shootez pas le Subutex les mecs, on a l’air con ». Là aussi, tout est dit…

Nous tentions déjà de décrire cette convergence entre Asud et Pierre Ouin en présentant le Courrier toxique : « Pour naviguer dans l’étroit goulet qui sépare l’exhibitionnisme du pittoresque, une solution existe : c’est le rire. » (lire Pierre Ouin et ASUD vous présentent Courrier Toxique).

Le bloodisme, c’est cette faculté de choper le détail qui tue, au sens propre, le truc craignos que l’on évite de placer dans les dîners en ville. Puis de faire de cette marque, considérée comme horrible par l’extérieur, un gag, une phénoménale rigolade qui dit les choses en restant à la hauteur du sujet, de l’intérieur, en se regardant face au miroir, d’aucuns diraient du point de vue de la communauté.

Le Tintin au pays des junkies ?

Bloodi, c’est le Tintin des junkies, un punk à la crête indémodable qui incarne à la fois un style de vie bohème, une obsession assumée de la défonce et une absence de sens moral revendiquée. Malgré cette accumulation de stéréotypes désobligeants, une vraie tendresse imprègne la narration des aventures du petit punk perfecto noir. Bloodi restera pour Asud le vrai, le seul symbole ouvertement communautaire.

Olive & Ouin BloodiExiste-t-il un sentiment communautaire parmi les tox ? Vieux débat. Nous avons souvent répondu par la négative, mais quand on prend de la dope, tout le monde se retrouve sur un point : comment se procurer des substances le plus rapidement possible, à moindre coût et dans la plus grande discrétion ? Bloodi a tout de suite incarné quelque chose qui est aux antipodes de la solidarité : l’appât effréné du gain, le goût des arnaques, le mépris pour les faibles qui ne savent pas flotter dans ce monde de brutes. Une caricature insupportable quand elle est énoncée de l’extérieur, par des soignants ou des journalistes en mal de sensations, mais qui devient un signe de reconnaissance quand elle est un clin d’œil complice lancé par un keupon qui fait partie de la famille.

Bloodi est bien le premier des droguézeureux. Celui qui sait nous parler de nos plaies avec tendresse. Il incarne l’antithèse du pathos, des ricanements ou du scientisme qui sévissent quand on parle des dopes car il aime avant tout se moquer de lui-même. Bloodi, c’est nous, sans concessions, sans pudeur mais avec tellement d’humanité qu’il nous oblige à nous rappeler que si le rire est le propre de l’homme, l’usage des drogues n’arrive pas très loin derrière.

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Substitution aux opiacés : vingt ans d’hypocrisie

Tribune par Fabrice Olivet Directeur de l’Autosupport des Usagers de Drogues (Asud) et Olivia Hicks-Gracia Première adjointe au maire du IIème arrondissement de Paris

Malgré la généralisation des traitements de substitution, la plupart des professionnels de santé restent réticents à remplir leurs obligations de prescription et de délivrance, refoulant les usagers de drogues dans une semi-clandestinité. Cette situation souligne le manque de cohérence d’une politique de réduction des risques.

Après un long parcours institutionnel, la nouvelle loi de santé publique vient enfin d’être votée, légalisant, pour la première fois dans notre pays, les salles de consommation à moindre risque. Cette disposition, qui s’inscrit clairement dans l’approfondissement de la politique de réduction des risques liés à l’usage des drogues (RdR), va concerner tout au plus quelques centaines d’usagers dans l’Hexagone. Or, derrière le théâtre d’ombres des «salles de shoot», propice aux postures vertueuses, une pièce beaucoup moins connue se joue en coulisse. Il s’agit du dossier sulfureux des traitements de substitution aux opiacés, une tragicomédie mise en scène depuis vingt ans dans une indifférence pour le moins suspecte.

Le saviez-vous ?

Ier acte : Saviez-vous, qu’en France, un toxico en manque, ou simplement désireux de rompre avec le marché illégal, peut se rendre chez n’importe quel médecin généraliste et ressortir quelques minutes plus tard avec vingt-huit jours de traitement à la Buprénorphine haut dosage (BHD), un opiacé de synthèse, plus connu sous son appellation commerciale de Subutex. Saviez-vous que ces traitements, dits de substitution aux opiacés (TSO), sont en train de fêter leurs vingt ans d’existence légale ? Saviez-vous que plus de 160 000 patients bénéficient de ces médicaments d’un genre particulier et que leur nombre augmente régulièrement de 4 % par an ?

IIe acte : Saviez-vous que, malgré l’ancienneté de la réglementation, la plupart des pharmaciens refusent de délivrer ces traitements sous divers prétextes, assortissant leurs refus de commentaires variés : «On ne fait pas ça ici !», «Revenez demain», «Nous avons besoin de l’original de votre récépissé de carte Vitale».

IIIe acte : Saviez-vous que nos tribunaux voient défiler, chaque année, de nombreuses affaires judiciaires concernant des médecins ou des pharmaciens qui prescrivent et délivrent des médicaments de substitution aux opiacés. Ces professionnels risquent leur carrière, voire de la prison ferme, pour faire ce que la grande majorité de leurs confrères ne fait pas : prendre en charge des usagers de drogues exclus de la plupart des autres dispositifs.

Le secret de famille

Quel sens politique général faut-il donner à ces trois actes ? Tout d’abord, reconnaître qu’il existe un décalage énorme entre les succès de la substitution et la méfiance qu’elle suscite toujours chez les professionnels de santé et dans la société en général. Il y a vingt ans, la prescription de méthadone s’est heurtée à l’opposition unanime des experts de l’époque sous le prétexte qu’il s’agit après tout de «donner de la drogue aux drogués». Cette opinion demeure dans les esprits d’une part non négligeable des acteurs de santé. En plus de retarder la mise en place des traitements, cette opposition a persuadé durablement nos gouvernants du risque politique de dérapage lié à toute communication de grande ampleur sur la substitution aux opiacés. Nous avons donc mis en place le système d’accès aux TSO le plus libéral du monde, dans une quasi-absence de débat. Ce dispositif a sorti la population des usagers des drogues des statistiques du sida, puis a contribué à résoudre le problème de la petite criminalité liée à la consommation d’héroïne, véritable plaie de l’époque, avant de réduire considérablement le nombre d’overdose. Or, tout se passe comme si la France vivait cet indéniable succès comme un honteux secret de famille. Aucune campagne nationale n’a jamais été mise en place par l’État sur les TSO. Pire, pendant que les laboratoires Bouchara-Recordati commémoraient vingt années de prescription de méthadone le 7 décembre devant un public clairsemé, le tribunal de Sarreguemines requérait un an de prison ferme contre le docteur Furlan, un médecin accusé de prescrire du Subutex avec trop de libéralité.

Le syndrome du maillon faible

L’histoire du docteur Furlan est, hélas, une histoire banale, semblable à des centaines d’autres, qui émaillent depuis vingt ans la chronique «faits divers» de la presse régionale. Le spectre du «dealer en blouse blanche», la formule, utilisée depuis toujours pour disqualifier la substitution, continue de rôder dans les têtes. A force d’être rejetés de la plupart des pharmacies et de ne pas trouver de médecins disposés à prescrire des médicaments de substitution aux opiacés (MSO), la plupart des usagers de drogues en traitement se rabattent sur un petit nombre de professionnels, isolés, parfois militants, parfois escrocs, toujours dépassés par le nombre sans cesse grandissant de leur file active. Dépassements des délais, renouvellements automatiques, posologies injustifiables, la multiplication des dérapages réglementaires est le prolongement inévitable d’une stigmatisation qui concerne autant les usagers que les rares professionnels qui les suivent en médecine libérale. C’est le syndrome du «maillon faible», un biais créé de toutes pièces par la pénurie de l’offre et cautionné par l’indifférence générale des autorités sanitaires et ordinales à l’égard de ce scandale de santé publique.

Livrés à eux-mêmes, les usagers de drogues et les associations qui les représentent ne peuvent pas grand-chose. En 2011 déjà, Safe et Asud [Autosupport des usagers de drogues], deux acteurs historiques de la politique de réduction des risques, avaient dénoncé cette situation au ministère de la Santé en présentant une enquête [publiée dans ASUD Journal n°48] sur la non-délivrance des traitements de substitution dans les pharmacies de la capitale (voir les illustrations ci-dessus). Sans grand succès. Aujourd’hui, le défi est relevé par la mairie du IIe arrondissement de Paris. Alertée par les usagers et les professionnels de son secteur, elle a décidé d’interpeller l’ordre des pharmaciens et l’agence régionale de santé (ARS) dans un courrier officiel pour faire cesser le scandale de la non-délivrance de TSO. Le document précise : «Les médecins sont souvent obligés de perdre un temps précieux à joindre de nombreuses pharmacies» et conclue en demandant aux autorités ordinales d’intervenir auprès des pharmaciens pour que cessent «ces manquements répétés à leur obligation déontologiques.» Prochainement, ce sera au tour de la Buprénorphine haut dosage (BHD) – commercialisée le 26 février 1996 – de fêter ses 20 ans d’autorisation de mise sur le marché du médicament (AMM). Cet anniversaire sera peut-être l’occasion de lever le rideau sur les vingt années d’hypocrisie du théâtre d’ombre de la prescription d’opiacés en France.

source : http://www.liberation.fr/france/2015/12/27/substitution-aux-opiaces-vingt-ans-d-hypocrisie_1423123

Synthèse de l’enquête PharmAsud 2010-2011

Pour plus de détail lire Résultats de l’enquête PharmAsud

Réactions

 

Drogués, sortez à découvert !

L’autre jour, je croise deux pêcheurs au bord d’un lac. L’un amorce la ligne, l’autre roule un joint. Je regarde mieux, pas de signes extérieurs d’exotisme ni de branchitude…Un kil de rosé dépasse de la musette, l’œil est placide… Ces deux-là sont de vrais pêcheurs, deux pépères à moustache bien de chez nous, simplement le pétard a remplacé la pipe. D’aucuns pourraient croire que la drogue est devenue un non-objet, un élément de décor habituel de notre société addictogène selon la formule consacrée.

« Je ne sais pas quel lien il y a entre le vin et l’alcoolisme. J’ignore s’il existe… »
Philippe Meyer, France Culture, L’esprit public, Dimanche 05 juillet 2015, 11h 45

Il y a un an, Libération titrait « droguez vous avec modération ! ». Michel Henry pointait l’avènement du cannabis comme drogue de masse et la montée en gamme des nouveaux produits de synthèse sur le web. A l’époque nous répondions « Droguez-vous avec… libération » pour insister sur le caractère libératoire de cette parole d’un grand quotidien de gauche longtemps partagé entre la dénégation en mode «honteuses » et la dénonciation de l’opium du peuple.

« Le darknet, c’est « génial » » nous dit Olivier Peron, journaliste à Humanoïde. Plus sûrs que dans la rue, moins chers et de meilleure qualité, les produits vendus en trois clics sont en passe de renvoyer les dealers au rayon des accessoires vintage. Parce qu’avec Internet, l’absurdité de la prohibition éclate au grand jour, nous dit Pierre Chappard. Le classement d’une molécule comme stupéfiant n’empêche pas sa diffusion et participe quelques fois de sa promotion.

Mais si la vente de drogues sur le Net réduit considérablement le risque policier, il est bon de rappeler que, selon que vous êtes puissant ou misérable, l’usage, l’achat ou la vente d’une substance prohibée n’ont pas les mêmes conséquences sur votre vie. La couleur de votre peau peut devenir un signal qui attire le regard policier, comme nous le racontent les nombreux témoignages du site GDGR. C’est aussi la société addict aux gênes !

Au-delà du risque sanitaire, le risque pénal est celui que la foule des « usagers cachés » craint par-dessus tout. La fouille humiliante, la garde à vue suivie de l’inénarrable « stage de sensibilisation aux dangers de l’utilisation de produits stupéfiants » où des psychonautes de 50 berges, vétérans de toutes les ivresses, se retrouvent à devoir ânonner des « je ne recommencerai plus » devant un addictologue boutonneux.

En 2013, 163 000 personnes ont été interpellées pour ILS (Infraction à la législation sur les stupéfiants). Parmi elles, certains sont des travailleurs sociaux exerçant en Caarrud ou en Csapa. Or, malgré tous nos beaux discours sur la réduction des risques, le cadre réglementaire de ces professions double la sanction pénale d’une sanction professionnelle en cas de délit lié à l’usage de stupéfiants (lire Les usagers-salariés du médicosocial).

Voilà clairement posées les limites de cette banalisation de l’usage de drogues dont on nous rebat les oreilles. Banales, les drogues le sont au quotidien, mais les consommateurs, gibiers de prétoire potentiels, demeurent les contestataires d’un ordre qui reste moral sous des discours sanitaires lénifiants.

Alors sortons du bois, marchons à découvert, éducateurs, journalistes, pêcheurs à la ligne, faisons l’Addicto Pride, fondons les « Narcotiques unanimes » pour redonner un sens commun à cette consommation de stupéfiants dont on veut nous faire croire et nous faire dire qu’elle est insensée.

 

ÉGUS IX Culture de l’interdit et revendication citoyenne : les chemins de l’usage de substances

Cette année, les États généraux des usagers de substances (Égus 9) ont décidé de vous présenter un paradoxe : d’une part, la visibilité des usagers de drogues considérés comme patients par ce qu’il est convenu d’appeler « l’addictologie » ; d’autre part, le maintien d’un cadre répressif qui produit des effets de transgression en constante évolution.

La mise en place progressive de la politique de réduction des risques et les dispositions relatives au droit des malades ouvrent aux usagers de drogues des espaces de citoyenneté garantis par la démocratie sanitaire et sa réglementation. Parallèlement, la culture de transgression liée à la consommation de substance épouse naturellement les nouvelles technologies et imprègne la circulation des traitements de substitution.

Asud vous propose de réfléchir sur ces nouveaux défis lancés à la citoyenneté des usagers de drogues. Le croisement de l’intangibilité des dispositions pénales avec l’évolution continue des doctrines de soin.

« Une immense hypocrisie »

Cette dernière session des égus était donc consacrée aux personnes qui prennent des drogues et qui travaillent dans des structures médicosociales, parce qu’il semble que dans ce pays, cela pose problème alors que dans certains pays anglo-saxons, c’est quasiment la règle.

Cet article fait partie du dossier Les usagers-salariés du médicosocial.

J’ai par exemple été frappé aux États-Unis où l’ensemble du secteur de base, ceux qui sont au contact avec les usagers, sont des gens qui se définissent comme ex-usagers et savent du coup exactement de quoi ils parlent. Même s’ils sont par ailleurs diplômés, les gens ne se cachent jamais d’avoir été consommateurs. En France, cela aboutit à un paradoxe : ceux qui travaillent dans les structures et consomment eux-mêmes des drogues seront les derniers à pouvoir profiter des services proposés par leur structure. C’est une cause d’invalidation de leur parole et de leur profession. Il serait pourtant intéressant que l’ensemble des gens qui travaillent dans ce secteur et qui consomment des substances aient à un moment la possibilité de s’exprimer publiquement, collectivement ou anonymement sur leur usage pour changer les représentations au niveau de la société. Que l’on s’interroge enfin sur cette immense hypocrisie qui consiste à avoir les usagers d’un côté et les professionnels de l’autre.

 

Cet article fait partie du dossier Les usagers-salariés du médicosocial.

Il était une fois la rose

Novembre 1983, « la chinoise » une étrange héroïne de couleur rose envahit soudainement le marché parisien. Pourquoi ? Comment ? Qu’est-ce qui se cache derrière cette couleur improbable ? Le marketing d’un dealer particulièrement avisé ou le résultat d’une expérience de laboratoire ? Retour sur le décor vintage des années 80 où la dreupou régnait en maître.

«La rose », le simple énoncé de cette substance laissait planer un parfum de mystère. Rose ? Vraiment rose ? Les premières informations émanaient de la presse : « Saisie massive d’héroïne rose dans le quartier chinois ! » Puis vinrent les premiers jugements de connaisseurs fraîchement débarqués de la planète junk : « Mec, j’ai pécho une came d’enfer chez un “noich” dans le XIIIe ! Mec, la dope est rose, vraiment rose ! ! ! »

Rose, jaune ou bleue…

En effet, la poudre était rose, vraiment rose. Des petits cristaux granuleux couleur bonbon…Vous ajoutez de l’eau, vous chauffez jusqu’à ébullition, le contenu de la cuillère devient absolument translucide et vous shootez ! Ça, c’est l’info n°1. L’info n°2, c’est que la rose, c’est de la bombe. Un flash puissant qui vous décolle la tête puis vous laisse baigner dans une douce euphorie opioïde, de la bombe quoi ! Très vite, cette réputation a fait le tour de Paname : « T’as de la rose ? Tu sais pas où y en a ? » Après les Chinois légendaires du XIIIe qui auraient écoulé les premiers kilos, les dealers tunisiens se sont emparés du créneau. Seulement la rose a cessé d’être rose, elle était parfois orange, jaune ou grise, d’aucuns m’ont juré en avoir shooté de la bleue… Quand la rose devient bleue, il faut se poser des questions. Alors, on s’en est posé à l’époque. D’où sortait cette came ? Quelle était son secret de fabrication ? Autre particularité, cette dope gélifiait en refroidissant dans la cuillère. Au bout de quelques minutes, le liquide devenait une espèce de pâte compacte. Les amateurs incapables de trouver leur veine parce que trop fébriles ou ayant abusé de leur capital veineux bouchaient régulièrement leur pompe s’ils tardaient trop à envoyer la sauce. Une pompe bouchée, c’est l’horreur. Sous la pression, le contenu – mélange de sang et de came – gicle en dehors de l’aiguille et… vous perdez votre shoot. Abominable !

… jusqu’à perdre la cote

Enfin, et ce n’est pas le moins intéressant, la rose a très vite cessé d’être de la bombe, comme pour les tomates en branches ou les fraises Gariguette, le commerçant a usé et abusé du marketing lié à l’image du produit. Au fil des années, le pourcentage d’héro contenue dans les képas a diminué tandis que le volume de caféine augmentait en proportion. La caféine a la particularité de booster légèrement la sensation de flash, tout en intensifiant le craving. Shooter de la rose est donc devenu une espèce de cérémonie masochiste à base de tachycardie et de protocole de descente de coke.

La rose est restée rose mais ses effets furent de moins en moins convaincants, au point que vers le début des années 90, époque de sa disparition des rayons, elle n’avait plus la cote du tout. On peut même émettre l’hypothèse que c’est cette désaffection des acheteurs potentiels, beaucoup plus friands de cames traditionnelles type « blanche » ou « brown », qui serait à l’origine du retrait de la rose du marché. Une hypothèse qui validerait le postulat – toujours contesté par certains – selon lequel en matière de came, c’est toujours la demande qui est déterminante.

Après Charlie, d’un pharmakon à l’autre

Nous sommes donc entrés dans l’ère post-Charlie. Une de ces périodes historiques en forme de césures où l’on se surprend à penser à l’avant et à l’après. Après Charlie, plus rien ne sera comme avant. Chacun se rappelle ce moment crucial du 7 janvier : À qui a-t-on parlé ? Où étions-nous ? Le 11 septembre français a éclipsé des événements majeurs comme les aventures littéraires de Valérie Trierweiler ou le périple carcéral de Nabila. L’espace d’un court instant, nous voilà tous obligés de réfléchir à nos vies, nos métiers, et forcément ici, à la rédaction d’Asud, la question est venue d’elle-même : Et la drogue dans tout ça ?

La réponse, c’est le pharmakon, ce mot grec signifie à la fois le remède, le poison et la victime expiatoire, le bouc émissaire que l’on sacrifie… On comprend aisément pourquoi ce mot fascine les spécialistes des addictions. Il désigne à lui seul les faces multiples du monstre connu sous le nom de « drogue ». Poison pour les uns, remède pour d’autres, mais surtout bouc émissaire, prétexte idéal, casus belli de rêve. Le pharmakon, c’est une entrée permanente pour les chars en Pologne, un attentat quotidien de Sarajevo. Grâce à lui, les hommes riches et puissants de nos vieilles démocraties d’Occident peuvent dormir tranquilles, il sera toujours là pour être brandi si nécessaire. Depuis 1970, le pharmakon nous aide à maintenir l’ennemi sous pression, à savoir les jeunes, les minorités d’origine africaine, les pauvres, et de préférence, ceux qui sont tout cela à la fois.

Le pharmakon, donc. Il y a quelques années, nous avions déjà évoqué ce lien entre l’usage de substances psychoactives et le recul de la religion. Nous avions suggéré de considérer la place occupée dans nos sociétés matérialistes et athées par le nouveau clergé en blouse blanche qui détient le pouvoir magique de prescription. Nous avions écrit sur les « chimiocrates », ceux, addictologues ou addicts tout court, qui croient au pouvoir des petites pilules pour changer la vie. À l’époque, les fous de Dieu commençaient à faire la Une des journaux, mais les quartiers dits « sensibles », peuplés de descendants d’immigrés, étaient depuis longtemps engagés dans une sinistre dialectique entre le dealer d’un côté et l’imam de l’autre, la République ayant déclaré forfait.

Le temps a passé, creusant toujours le même sillon… Pharmakon : poison, remède et bouc émissaire. Aujourd’hui, c’est l’islam qui colle point par point à ces trois définitions. Attention, un pharmakon peut en cacher un autre…

edito-asud-56 Djihadistes anonymes

Nouvelles drogues, nouvelles routes vers la citoyenneté

Salle de shoot, légalisation des sulfates de morphine, méthadone en ville, cannabis thérapeutique, autant de serpents de mer qui n’en finissent pas de ne jamais commencer. Mais avec les « Nouvelles substances psychoactives » (dites « NPS » pour avoir l’air averti), pour une fois, tout est nouveau : les produits, les technologies, les modes d’acquisition, et même l’inclusion des consommateurs, c’est-à-dire la citoyenneté.

«Research Chemicals » (RC), « Legal High », « New Psychoactive Substances » (NPS), « Designer Drugs », MT-45, antagonistes des NMDA… ça vous parle ? Il s’agit pourtant d’un florilège du vocabulaire de base de l’amateur de substances interdites du XXIe siècle. Le mélange de sigles, d’anglicismes et de novlangue wikipédiesque, rend le dossier absolument hermétique aux dinosaures qui croient encore que la dope s’achète dans un képa vendu par des dealers. On cause molécules, dosages au micron où l’acide n’est plus que l’inverse de la base, bec Bunsen et tube à essai. Professionnels du champ, remisez donc vos œuvres complètes de Freud et vendez sur eBay votre exemplaire dédicacé de Surveiller et punir pour acquérir au plus vite Chimie 2000, le champion des cadeaux de Noël des années 70.

Légales avant interdiction

Les NPS devraient faire un tabac chez tous nos sympathiques amateurs de secrets, de langage codés, de réseaux parallèles. Les éternels comploteurs qui savent des trucs que seuls les initiés peuvent comprendre, une culture du complot partagée à la fois par les dealers et par la police. Perplexe devant un sachet de poudre blanche, un douanier de la Réunion a cru bon de vouloir la goûter avec son doigt. La suite se passe aux urgences psychiatriques, car l’absorption suffit à déclencher de puissantes hallucinations. Comble de l’ironie, cette substance n’était, à l’époque, pas encore classée stupéfiant, donc autorisée à la vente, et c’est le cœur du sujet : les nouvelles drogues ont comme particularité d’être légales… jusqu’à ce qu’elles soient interdites.

Lancées dans une course poursuite avec la loi, les NPS doivent leur succès à l’existence d’un espace juridique laissé vacant par les organes internationaux de classement des stupéfiants. Une substance apparaît, vit quelques mois de croissance sur la toile, avant d’être ciblée par les autorités et d’être remplacée par une petite sœur. Rien qu’entre 2013 et 2014, huit nouvelles familles de pilules du bonheur ont été identifiées par l’Agence du médicament (ANSM) : les phényléthylamines, les benzofuranes, les bonnes vielles cathinones, les cannabinoïdes de synthèse, les aminoindanes, les substances type phéncyclidine, comme la kétamine ou sa petite sœur la méthoxétamine, les pipérazines et enfin, les tryptamines.

Les nouvelles drogues nous obligent donc à regarder en face l’absurdité du système de classement. Constamment à cheval entre licite et illicite, poussées par une demande de plus en plus spécialisée, elles sont vendues sur des sites officiels, quand elles ne sont pas carrément légalisées comme en nouvelle Nouvelle-Zélande, où le Psychoactive Substances Bill a officialisé le commerce de certaines catégories de Designer Drugs. Dans un tel contexte, il est logique de voir les consommateurs et leurs associations demander des informations précises sur la composition exacte des échantillons et la nature des excipients. La logique de prohibition est mise à nu. Les autorités de Wellington ont compris que, plus le contexte est répressif, moins les vendeurs ont à répondre de la qualité de leur produit. Quand une substance est classée, elle quitte l’univers de la consommation pour plonger dans celui beaucoup moins fiable du deal.

Dénoncer l’absurdité du système

Symétriquement, les pouvoirs publics sont de plus en plus enclins à communiquer directement avec les usagers de drogues assimilés à des usagers du système de soins. Pilotés par l’Agence du médicament, les centres de pharmacovigilance (CEIP) ont récemment élargi leurs missions en direction des consommateurs. Les effets des NPS, le ressenti des usagers sont autant de jachères que la santé publique souhaite mettre en valeur. Depuis la mise en place de la politique de réduction des risques, et plus encore grâce aux dispositions relatives aux droits des malades, les usagers de drogues ont progressivement investi des espaces de citoyenneté garantis par la démocratie sanitaire et sa réglementation. Ce système a permis à Asud d’intégrer en 2013 la redoutable Commission des stupéfiants et des psychotropes. Véritable bras armé de la prohibition, cet organisme est poussé dans ses retranchements par l’existence même des NPS. La logique de classement oblige la Commission à se prononcer de plus en plus souvent sur le sort de telle ou telle nouvelle molécule et notre présence au cœur du système nous permet de dénoncer publiquement son absurdité. Nous sommes voués à devenir les avocats permanents des molécules mises en accusation. Mettre en exergue la contradiction induite par le mouvement intégratif de la démocratie sanitaire et la culture de transgression qui subsiste au sein de la communauté des usagers de drogues est, du reste, le sujet des 9èmes États généraux des usagers de substances.

Fareng en galère (panne de TSO en Thaïlande)

Les « farangs », ce sont les nombreux étrangers qui déambulent sur les trottoirs de Bangkok ou sur les plages de Ko Phi Phi. Ce nom dériverait de « farrangset », le mot pour dire « Français » en langue thaïe. Notre pays entretient depuis de longues années une relation privilégiée avec cette destination qui réussit le tour de force d’être à la fois le pays de la  boxe et celui des massages, mais qui fut aussi longtemps célèbre pour la qualité de son héroïne blanche. Récit de galère stupéfiante au royaume de Siam.

Le drame

L’histoire débute avec un mail reçu le 5 août 2014, à 13h38, dans les locaux d’Asud :

« Je suis en Thaïlande depuis 2 semaines… je suis très emmerdée. J’ai pris le train de Bangkok à Ko Pha Ngan, une île à l’est de la Thaïlande, et durant le trajet de nuit je me suis fait voler mon sac à dos contenant mon traitement méthadone, des vêtements et quelques objets sans importance. Je prends 40 mg par jour en gélules. Dans mon malheur, j’ai toujours mon sac à main qui contient mon passeport, une ordo en anglais, une ordo en français, bref, tout ce qu’il faut pour être « en règle » avec les autorités, ce qui prouve ma bonne foi. Je commence à être vraiment très mal, à pas dormir, à ressentir des “coups de jus” dans tout le corps… j’ai très froid… je me sens hyper émotive… Je suis allée hier à la clinique locale mais j’ai dû patienter trois heures pour voir le médecin qui, au final, m’a dit qu’il n’y avait pas de méthadone sur l’île. Il m’a juste conseillé d’acheter du Valium® à la pharmacie du coin (10 comprimés pour 500 baths, 15 euros environ…) pour pouvoir dormir mais sans succès… je n’ai pas réussi à fermer l’œil. Je vais écourter mon séjour sur cette îile pour me rendre à Bangkok afin de régler ce problème qui me pourrit la fin de mon voyage. J’aimerais pouvoir voir un médecin ou me rendre dans un hôpital mais je n’ai aucune adresse. Je repars à Paris le 12 août, mais cela me semble tellement long que je ne vais pas pouvoir tenir, je suis très mal !! Avez-vous une adresse sur Bangkok ? Le nom d’un médecin, d’un hôpital, d’un centre méthadone ? Que puis-je faire ? Quelle est la marche à suivre ? Merci si vous pouvez m’aider », Chantal.

Trouver une prescription de méthadone en urgence à Paris au mois d’août, c’est déjà pas gagné, tout le monde est en vacances, alors en Thaïlande… Cet appel sonne comme un véritable défi lancé à notre réseau. En l’occurrence, notre seul espoir réside dans le maillage international des militants de la réduction des risques que nous rencontrons depuis de longues années dans les différentes conférences. Pour la Thaïlande, notre meilleur contact s’appelle Karyn Kaplan. En 2002, après une décennie au service des populations les plus stigmatisées du royaume, Karyn fonde avec Paisan Suwanawong le Thaï Aids Action Group, la première ONG dont l’objet est de dénoncer les atteintes permanentes aux droits de l’homme endurées par les prostitué(es), les junkies et les membres de minorités ethniques. Karyn vit aujourd’hui à New York mais n’hésite pas à sonner le tocsin sur Internet pour trouver une relais local à Chantal.

George Barbier - Chez la marchande de pavots
George Barbier (1882-1932), Chez la marchande de pavots, 19 , tirée de l’ouvrage « Le Bonheur du Jour, ou Les Graces a la Mode » assemblé et publié par Jules Meynial, 1924.

La remédiation

Deux jours passent, et le 8 août à 14h13, nous recevons ce mail incroyable : « Je suis avec Chantal a l’hôpital Thanyarak – elle a reçu sa méthadone à l’instant. Tout est en ordre », Pascal. Que s’est-il passé en quarante-huit heures ? Qui est ce mystérieux Pascal capable de transformer l’eau en opium ? Le SOS lancé par Karyn a été entendu par Pascal Tanguay, militant des droits de l’homme, lui aussi mobilisé depuis de longues années au service des plus démunis. D’abord engagé avec l’Asian Harm Reduction Network (Réseau asiatique de réduction des risques), il a ensuite travaillé pour une organisation thaï, la PSI Thailand Foundation, officiellement chargée de venir en aide aux toxicos.

Chantal n’en revient pas de la réactivité dont elle a bénéficié à 8 000 km de la Sécurité sociale, mais reste mesurée quant à celle déployée par les Thaïlandais :

« Encore merci à tous… Quelle efficacité !! rapidité !!!!!! À peine arrivée de Ko Pha Ngan, j’ai vu Pascal dans l’heure qui a suivi mon arrivée. Nous nous sommes rendus à l’hôpital public des « toxicomanes » qui prend en charge les conduites addictives et problèmes de dépendance en tout genre… »

Suit le récit détaillé en 4 étapes d’une prise en charge qui n’a rien à envier aux meilleurs services de l’Hexagone :

« Tu rentres dans une salle d’attente ou il doit faire 15°C, la clim à donf, et là, tu attends :

– 1ère étape : Tu es d’abord reçu par le service administratif afin de créer ta petite carte comme à l’hosto avec ton nom et prénom, puis tu attends…

– 2e étape : Dans cette même salle d’attente, une infirmière ou aide-soignante prend ta tension, te pèse, demande ta taille, te pose quelques questions du genre “comment te sens-tu ? As-tu des douleurs ?” Puis, avec une lampe de poche elle regarde tes pupilles, apparemment pour éviter de donner des TSO à des gens trop défoncés. Et là, tu attends à nouveau, 1 heure, 2 heures, tu attends… et tu as de plus en plus froid avec cette clim… Et puis, ô miracle !, les derniers patients viennent d’être appelés et tu te dis c’est toi la prochaine…
Mais tu attends encore 20 minutes, puis, enfin, on t’appelle… 


– 3e étape : Un docteur arrive tout sourire… te fais la prescription, te demande si tu veux du Xanax® pour dormir, et te remet un document pour pouvoir transporter légalement tes fioles afin de passer la douane sans encombre.

– 4e étape : Tu sors de cette salle d’attente pour te rendre à la caisse et à la pharmacie.

Au total pour une semaine de traitement à 40 mg par jour et une plaquette de Xanax®, j’ai payé 1 750 baths (50 €), et peut-être même puis-je me faire rembourser en France. Sans Pascal, rien n’aurait été possible, il m’a accompagnée, a fait le traducteur, est resté toute l’après-midi avec moi, et toujours bienveillant, m’a rassurée de 14h30 à 19h afin de s’assurer que je parte avec mon traitement. M’a fait appeler un taxi. Bref, un mec en OR. Et respect pour son boulot dans un pays où les toxicomanes sont considérés comme des criminels, et où ceux qui ont l’hépatite n’ont pas accès aux soins. Bravo et encore merci Pascal qui est vraiment la personne que vous pouvez contacter pour les farangs en galère de TSO en Thaïlande. »

Épilogue

19 août, 13h40, retour à X, ville du sud-ouest de la France :

« Je suis de retour, je vais m’empresser de raconter mon histoire à ma généraliste, le docteur Bip, qui a REFUSÉ de me faire une attestation en anglais avant mon départ en m’expliquant que « traductrice, ce n’est pas mon métier »... »

Voici donc un récit édifiant sur les aléas de la traversée des frontières en mode TSO. Si vous êtes un farang en galère à Bangkok, ou si vous en connaissez un ou une, adressez-vous à PSI Thailand Foundation* et demandez Pascal Tanguay.

Enfin, n’oubliez jamais de préparer en amont votre voyage en faisant rédiger votre prescription en français pour la pharmacie et en anglais pour la douane, et renseignez-vous pour obtenir le certificat de transport de stupéfiants (voir encadré).

PSI Thailand Foundation – Q.House Convent Building- Unit 12A –12th Floor – 38 Convent Road – Silom, Bangrak, Bangkok 10500 – Thailand Tél. : + 66 (02) 234-9225-29 Fax : + 66 (02) 234-9230

Serial-Dealers

A retenir

Après avoir longtemps été le pays de production, de consommation, et de vente de la meilleure héroïne du monde, la Thaïlande a refusé de prescrire des TSO jusqu’en 2010. Depuis, comme le prouvent les aventures de Chantal, des prescriptions sont faites à Bangkok. Il est de toute façon impératif d’avoir une ordonnance rédigée en anglais et une attestation de transport de stupéfiants délivrée par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM).

Enfin, pour tous les volumes de médicaments supérieurs à la durée légale de prescription (28 jours pour la méthadone depuis 2014), une prise de contact de votre prescripteur avec un relais sur place est possible.

Dans tous les cas, n’hésitez pas à consulter la fiche pratique Partir à l’étranger de notre  rubrique Substitution.

Dr Hart : un neurobiologiste au pays des droits civiques

Sur le site de la conférence Albatros, la biographie du Dr Hart est un petit chef d’œuvre d’Understatement. On y parle de son action « pour contrer la consommation de cocaïne… » et de son « engagement en faveur des patients les plus défavorisés ». Dans les faits, l’auteur de High Price1 prescrit des psychostimulants dans un cadre médical et dénonce la guerre à la drogue comme une guerre menée contre la communauté africaine-américaine. La présence incongrue de Carl Hart le 5 juin dernier au rendez-vous annuel de l’addictologie universitaire à la française constitue en soi une petite révolution. Profitant de son passage à Paris, Asud a voulu en savoir plus sur ce neurobiologiste qui dénonce l’inanité de la neurobiologie.

ASUD : Ma première question est simple. Pourquoi voulais-tu devenir neurobiolologiste ?

Dr. Hart : Je voulais comprendre les mécanismes de la dépendance aux drogues car lorsque j’étais jeune dans les 70’s et les 80’s, le crack était très présent dans la communauté noire. Les gens disaient que le crack allait détruire ma communauté, je pensais que mon devoir était de découvrir les mécanismes neurobiologiques de la dépendance afin de pouvoir guérir les gens. La pauvreté, le chômage, tous ces maux étaient déterminés par le phénomène « crack cocain ». Donc j’ai commencé à étudier la drogue et le cerveau d’un point de vue scientifique.

Tu croyais à l’époque dans la capacité des neurosciences à guérir les gens qui prenaient des drogues ?

Oui, absolument, c’est vrai. En biologie, tu découvres à quel point la cocaïne occasionne des dommages cérébraux. Donc pourquoi ne pas utiliser une autre molécule pour guérir les gens ? C’est le modèle qui m’intéressait, la médicalisation du traitement de la dépendance.

Combien de temps as-tu persisté dans cette voie ?

Une décennie, de 1990 à 2000. En Amérique, on appelle cette période la « décennie du cerveau » (« the brain decade »). À cette époque, on a mis énormément d’argent dans l’étude scientifique du cerveau. Et moi, j’étais totalement immergé dans la médicalisation.

À quel moment as-tu eu tes premiers doutes sur les vertus de la médicalisation ?

Après avoir publié des dizaines de papiers sur l’emploi de dizaines de molécules différentes, j’ai commencé à me dire « ouais, on dirait que ça ne marche pas si bien que ça ! ». Sortir de la pauvreté et être inséré socialement fonctionne mieux pour réduire son usage de drogues. Après avoir vu cette situation se répéter mille fois, j’ai commencé à changer d’avis et à me dire que je devais explorer d’autres champs.

Tu as alors commencé à penser à d’autres méthodes de prise en charge ?

J’ai commencé à regarder les statistiques. En 1998, la phrase favorite de mon directeur de thèse était « montre-moi les statistiques ». Et lorsque j’ai sérieusement étudié ces données, j’ai compris que nous nous étions fourvoyés. Nos priorités auraient dû être orientées vers le psychosocial. La grande majorité des données allaient dans ce sens. Lorsque j’ai compris l’importance de l’étude rigoureuse des données statistiques, j’ai commencé suivre le chemin qui est le mien à présent.

De quelles données s’agit-il ?

Le problème est le suivant : les gens qui étudient les drogues s’intéressent d’abord à la dépendance, c’est une erreur car 90% des gens qui prennent des drogues ne sont pas dépendants… Même si tu ajoutes les consommateurs abusifs et les usagers dépendants, il ne s’agit que de 10 à 20% des personnes qui prennent des drogues.

Comment stabiliser les usagers récréatifs pour les empêcher de devenir dépendants ?

asud55 p04 Hight Price Carl HartCouvOk, laisse-moi te donner les chiffres des gens qui passent de l’usage simple à la dépendance :

  • 10% des buveurs d’alcool vont devenir dépendants ;
  • 9% pour la marijuana ;
  • 15 à 20% pour la cocaïne ;
  • 20% pour l’héroïne ;
  • et un tiers des gens qui fument un jour leur première cigarette.

Comme tu le vois, le tabac est donc en haut de la liste. La question est « Qu’est-ce que la société peut faire pour aider ces personnes à ne pas devenir dépendantes ? ». Il y a des tas de choses à faire. D’abord, regarder en face les vraies causes de la dépendance aux drogues. Il y a les comorbidités psychiatriques, la schizophrénie, les dépressions graves, etc. C’est une première cause de dépendance. Une autre catégorie de gens deviennent dépendants parce que, merde, ils se font chier ! Ils font un choix rationnel vers l’abus de drogues et de leur point de vue, c’est le meilleur choix qu’ils puissent faire…

Est-ce la responsabilité de l’État de nous apprendre à consommer des drogues ?

Prenons le cas des automobiles. Qui a la responsabilité d’apprendre aux gens à conduire prudemment ? C’est la responsabilité de l’État de dire que lorsque tu fumes une drogue, tu prends moins de risques que lorsque tu l’avales. C’est la responsabilité de l’État d’informer sur les doses, de dire « n’en prends pas trop si tu es un consommateur novice ».

Mais qui dans l’État, les docteurs ?

Hein ??… Non, les médecins ne doivent pas avoir le monopole du discours sur les drogues. Qui a des compétences pour aider à l’éducation des personnes qui prennent des drogues ? L’État fait travailler des pharmacologues, des éducateurs, des juristes. Il doit les employer pour aider à réguler la consommation comme il régule le trafic aérien.

Est-ce que cela signifie que ces personnes doivent avoir l’expérience des drogues ?

C’est encore l’histoire du chirurgien qui doit forcément avoir une expérience d’accident pour opérer ?

Non, je parle de professionnels qui se mettent dans la perspective de l’usage, c’est tout.

Appelons cela la compétence. Être compétent signifie ce que tu dis : ouvrir son esprit pour pouvoir envisager l’usage du point de vue des personnes concernées. être capable de se mettre dans une perspective de consommation, c’est tout simplement être compétent.

Parlons maintenant des deux points aveugles français ?

Le premier point aveugle, c’est l’interdiction de présenter les drogues sous un jour favorable. Le second point aveugle, c’est l’interdiction d’évoquer les origines ethniques des personnes dans n’importe quel document officiel.

Quel rapport peut-il y avoir entre ces deux points aveugles ?

Parlons du premier point. Quand j’ai commencé mon speech ce matin [à la conférence de l’Albatros] j’ai tenu les propos suivants :

« Si c’est la première fois que vous entendez dire des choses positives sur les drogues dans un congrès, cela jette un doute sur la compétence des médecins présents dans la salle, vos patients doivent souffrir… »

J’étais le premier à parler alors forcément, les médecins qui ont pris la parole ensuite ont tous dit

« oui, il existe des choses positives dans la consommation de drogues » car ils pensaient « bien sûr que je suis compétent ».

Le problème, c’est le « mais » (« il existe des choses positives, mais… ») : en général, l’ensemble de la démonstration est basée sur ce « mais ».

Ha ha ha !!! Le second point aveugle concernant les races est stupide. On vit dans une société de diversités puis on prétend ne rien voir. On peut comprendre l’esprit généreux qui a présidé à cette réglementation mais en pratique, cela revient à empêcher toutes les statistiques qui permettent de mesurer les niveaux de discrimination…Tu dis que la société ne veut pas mentionner les races, mais il semblerait que certains courants d’opinion, notamment très à droite, évoquent les races, particulièrement quand on parle de drogues ou de prison. Nous avons besoin de connaître la vérité sur ces choses. La seule chose dont les gens pauvres ont besoin, c’est la vérité des chiffres. Ils n’ont pas d’argent, pas de charisme, leur seul espoir, c’est la statistique.

Pourrais-tu essayer de définir pour un public français les liens entre dépendance et discrimination raciale ?

Le rapport entre l’addiction aux drogues et la discrimination ? Il n’y en a pas. Il existe seulement un rapport entre la politique appliquée en matière de drogue et la discrimination raciale. Le rapport entre le racisme et la consommation de drogues est politique. Le titre de mon intervention au congrès était « La politique de drogue, un outil pour continuer la discrimination raciale ».

Alors disons plutôt : existe-t-il un lien entre l’usage de drogue et les problèmes liés à l’identité ?

Bien sûr. J’ai dit tout à l’heure que les gens font des choix rationnels. Donc oui, les gens prennent des drogues quand ils ont mal.

Interview réalisée par Fabrice Olivet à Paris le 5 juin 2014


Notes :

1/ Carl Hart, High Price, drugs, neurosciences and discovering myself, 2013

Le « A » de MILDECA

La Mildt, Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, est devenue en mars 2014 la Mildeca : Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives. Petite analyse sémantique qui illustre l’adage du prince Salina : tout changer pour que rien ne change.

Subrepticement, le « A » de addiction boute le « T » de toxicomanie hors de tous nos acronymes stupéfiants. L’Association nationale des intervenants en toxicomanie est devenue la Fédération Addiction, les Centres d’accueil et de soins pour toxicomanes ont rendu l’âme pour laisser place aux Centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa), bref, plus personne ne veut ni soigner, ni représenter, ni même avoir quoi que ce soit en commun avec… les toxicomanes.

La prison ou la cure !

Quelques mauvais esprits auraient la cruauté de rappeler que « toxico » reste le terme usuel pour stigmatiser un consommateur abusif plutôt désargenté, mais il paraît que cette révolution du A représente globalement un progrès sémantique dont il faut se réjouir. Certes, la toxicomanie ramenait le consommateur de substances illicites à l’univers « psychiatrisé » des années Antonin Artaud (1916). Ce module prison-camisole s’est maintenu jusqu’à la fin du XXe siècle où il a régné en maître, puis sous une forme atténuée ensuite. La prison ou la cure ! Disons le clairement, c’est la prison qui a gagné, et largement, suivie comme une ombre par sa commère la faucheuse. Le maniaque des toxiques fut soigné à la douche froide, au pain sec et à l’eau, puis aux neuroleptiques, benzodiazépines et autres myorelaxants, avant de connaître les délices de la prescription légale d’opiacés pour cause de maladie chronique invalidante : c’est la fameuse addiction.

Addiction piège à…

Osons poser la question : ce changement de nomenclature est-il révolutionnaire pour les usagers ? L’addictologie possède le mérite de médicaliser la consommation de substances, toutes les substances. Nous l’avons écrit mille fois, cette fausse neutralisation de la coupure légale entre cannabis et alcool par exemple, n’a aucune incidence en termes de droits de l’Homme, puisque la ganja, qui n’a jamais tué personne directement, continue de fournir son quota de fumeurs au commissariat alors que la drogue dure tirée du raisin, responsable de plus d’overdoses (dits « comas éthyliques ») que l’héroïne et le crack réunis, continue d’être servie à l’Élysée dans des verres en cristal. Oui, c’est facile, mais c’est également vrai. Le « A » de addiction n’a jamais sauvé un seul usager des griffes du gendarme, ni des foudres d’un procureur zélé parti en croisade. D’ailleurs en y réfléchissant, la croisade contre les addictions, avec son petit air de bonne conscience thérapeutique, peut occasionner encore plus de dégâts en embarquant dans ses fourgons tous les furieux de la prohibition du tabac et les nostalgiques de la prohibition de l’alcool. Passons.

Le « S » de drogues

asud55 p06 Danièle Jourdain-MenningerDonc, côté bouteille à moitié pleine (mais à consommer avec modération), cochons la disparition définitive du vieux concept de toxicomanie et ses relents de camisole. Intéressons-nous également au « S » de « lutte contre les drogues ». Ce pluriel qui s’installe l’air de rien à la fin d’un mot qui ne souffre habituellement pas d’autre nombre laisserait entendre que l’on n’est plus dans la propagation de La Drogue, l’ogre qui dévore les petits enfants, mais dans une approche plus pragmatique qui valide des conceptions scientifiques attachées à différencier les substances du point de vue pharmacologique. Or, ces bonnes intentions sont immédiatement ramenées à l’aune de ce qui reste la politique officielle de notre pays, réaffirmée par Madame Jourdain-Menninger, l’actuelle présidente de la Mildeca. Envoyée en mars dernier comme missus dominici à Vienne lors de la convention annuelle de l’ONUDC, l’organe onusien de lutte contre la drogue, elle s’est exprimée ainsi :

« Nous devons protéger nos concitoyens et nos États des conséquences néfastes sur la santé, le développement et la sécurité, provoquées par la drogue. »1 Chassez le naturel…

La lutte finale

Et puis dans Mildeca, il y a le « L » de lutte. Ce qui résiste, c’est ce fantasme de la lutte, du combat, bref, de la guerre qui doit fatalement terrasser un ennemi. Et là, addiction ou toxicomanie, drogue avec ou sans « S », nous savons nous autres usagers – petits trafiquants, consommateurs, habitants des quartiers périurbains, et divers noctambules – que nous en serons les victimes directes ou indirectes.

Quelques voix commencent à se lever parmi les gens « respectables » pour déplorer cette logique du contre, mais hélas, pas au sein de notre gouvernement. « La guerre à la drogue est d’abord une guerre menée contre les usagers », disait feu John Mordaunt. Le « A » de la Mildeca risque de continuer à rimer pour les Addicts avec Avanies, Attrition et surtout, Arrestations.


Notes :

1/ Lire sur a-f-r.org la Déclaration de la France lors de la 57ème session de la commission des stupéfiants à Vienne le 13 mars 2014.

La drogue racontée aux enfants

Il était une fois un pays où les gens qui fumaient de l’herbe et qui ingurgitaient des pilules pour découvrir la vraie couleur des éléphants étaient pourchassés et mis dans une cage peinte en gris qui perdait alors sa couleur (ça s’appelle dégrisement). Une malédiction lancée par une sorcière habillée en blouse blanche et un sorcier en uniforme bleu… marine, dont la formule magique était la suivante : « La drogue est un fléau pour la jeunesse.»

Eh oui, il existe encore des choses avec lesquelles on évite de déconner. La drogue, le sida, les chambres à gaz, la pédophilie… Vous voulez casser l’ambiance d’une soirée pétards où tout le monde la ramène avec les coffeeshops ? Dites simplement « crack babies » (les bébés nés sous crack) ou « crack mothers » (les mamans crackeuses), vous verrez que les partisans de la légalisation ne la ramèneront plus. C’est un fait, c’est connu, c’est évident, la drogue est un fléau pour la jeunesse.

La drogue, c’est qui ?

Étudions l’affaire en détail : qu’entend-on exactement par « jeunes » ? S’il s’agit des enfants de 0 à 12 ans, je crains que le dossier ne soit mince. Bien sûr, on trouve toujours le cas d’espèce de tel gamin de 11 ans qui sniffe de l’héro ou de la coke à la cité Youri Gagarine de Savigny-sur-Orge. Ok. Soyons sérieux. S’agit-il d’un phénomène de masse ? Non. La très grande majorité des enfants de 0 à 12 ans ne prend ni ne voit de drogues en France. Alors comment justifier l’hystérie de la plupart des gens qui proclament « la drogue est un fléau pour la jeunesse » ?

Il s’agit sans doute de la seconde tranche, celle des 13-18 ans. Ceux-là sont concernés sans l’ombre d’un doute. La moitié d’une classe de première a au moins testé le pétard, et le méchant dealer qui traîne à la sortie des écoles a toutes les chances d’être un enfant, voire votre enfant. Alors c’est dramatique… Enfin, c’est grave… Enfin, préoccupant. Qu’est-ce qu’ils deviennent ces pauvres gosses ?

La majorité d’entre eux vont devenir consommateurs récréatifs et s’arrêter d’eux-mêmes aux alentours de 30 ou 40 ans, époque où ils seront à leur tour parents et pourront entonner le refrain alarmiste sur les dangers de la drogue sur le mode « oui , mais de mon temps, ça n’avait rien à voir ». Certes, le phénomène est amplifié de génération en génération, ce qui au moins interroge sur les mérites de l’interdit qu’il faudrait, paraît-il, « maintenir ». Mais globalement, les 13-18 ans sont-ils à ce point menacés que le sujet suscite autant de mines graves, promptes à dégainer sur le thème « la drogue est un fléau pour la jeunesse » ?

Passons à la troisième tranche. Ceux qui ne sont pas récréatifs et/ou qui vont tester d’autres drogues entre 18 et 25 ans. En statistique pure, quand on parle des « drogués », ce sont eux. Les toxicos, c’est eux. Pas des seniors de 40 ou 50 ans, restés en vie grâce à la substitution puis installés dans la dépendance par les vertus de la médicalisation. La grande majorité des gens qui cherchent, prennent, achètent et vendent des drogues, appartient à cette classe d’âge. Ceux qui déboulent à pas d’heure, qui ne savent pas s’arrêter et finissent à quatre pattes pour retrouver des bonbonnes imaginaires sur le lino. Ceux qui tiennent les murs, vont en teuf, achètent sur Internet, crient, cassent, courent pour en avoir, plus, toujours plus. La drogue, c’est eux, ils aiment ça, ils en veulent pour bosser, pour baiser, pour danser, pour séduire, pour se battre, pour écouter de la musique, pour conduire, pour dire « j’existe ». Une frénésie qui se relativise avec l’âge. Alors, pourquoi répéter à longueur d’antenne que la drogue serait un fléau pour la jeunesse quand, pour eux, le fléau c’est « y a plus rien ! » ?

À ce stade, d’aucuns vont nous dire : « On vous voit arriver de loin avec vos gros sabots d’Asud, votre projet c’est open bar, base à tous les étages, puisqu’ils en veulent, il n’ y a qu’à leur en donner. » Grave erreur. Si nous proposons un dossier sur ce thème, c’est justement parce que les anciens jeunes que nous sommes considèrent que le discours entendu sur la drogue au moment de nos pics de consommation ne nous a ni aidés, ni même alertés, sur le vrai danger que constitue la dépendance. Et il ne s’agit pas d’une affirmation gratuite. Marcha Rozenbaum (voir p.20), dans Safety First, a trouvé une formule choc pour résumer notre malaise : « Just say no or say nothing at all » ! Dire non à la drogue ou ne rien dire du tout. Nous l’avons souvent écrit, la logorrhée antidrogue est une tautologie qui ne convainc que les jeunes (de plus en plus rares) qui, pour des raisons psychosociales, ne transgresseront jamais l’interdit. Pour tous les autres, c’est le chiffon rouge.

Une prévention très primaire

Prévention primaire, la bien nommée

En langage médicosocial, la prévention primaire consiste à mettre en place des actions qui dissuadent les non-consommateurs de franchir le pas. Elle se distingue de la prévention secondaire qui vise à accompagner des usagers confirmés en leur fournissant des outils conceptuels et matériels pour garder la tête hors de l’eau. Cette savante distinction est destinée à traduire la politique de réduction des risques dans un langage politiquement correct. Or, elle marche sur la tête. Cette doxa enracinée dans la prévention des épidémies reste cohérente avec le mythe de « la drogue, fléau de la jeunesse ». Hélas, qui aurait précisément besoin de conseils de consommation à moindres risques ? Les apprentis, justement, ceux qui n’ont pas encore franchi le pas ou qui sont sur le point de le franchir. À l’inverse, qui s’intéresse naturellement à une baisse puis un arrêt progressif de ses consommations ? Les usagers de 30 ou 40 ans. On ne peut s’empêcher de penser que la prévention secondaire, réservée aux « toxicos » confirmés (es malades chroniques récidivants du DSM V), est un alibi social qui masque une grande hypocrisie. Les autres, les jeunes, partie encore saine de la population, doivent être préservés à tout prix du virus de la drogue. On marche sur la tête.

La stratégie de prévention primaire (voir encadré), celle qui consiste à vouloir empêcher ou même retarder les consommations, et notamment celles de cannabis, est un échec retentissant. Pourquoi ? Parce qu’elle est assise sur ce dogme du fléau de la jeunesse qui n’a jamais pris soin de consulter les premiers intéressés. Qu’est-ce que la culture rock sinon une histoire de jeunes, de musique… et de drogues ? Tout le quiproquo vient de l’impossibilité d’intégrer l’usage de psychotropes dans sa dimension culturelle, comme phénomène sociétal délibérément et même rationnellement choisi (comme le dit Carl Hart, voir p.4) par la jeunesse. Plutôt que de focaliser sur l’hypothétique future dépendance de nos enfants, aidons-les à rester usagers récréatifs, mais cela suppose de quitter le registre de l’interdit (ça, c’est Alain Roy qui en parle p.21). Nul ne doute de l’opportunité des conseils de prudence quand on commence un cursus d’usager de drogues. Nul ne doute que les jeunes soient les plus à même de modifier leurs habitudes dès lors qu’ils créditent les donneurs de conseils d’une véritable empathie pour des objectifs qui ne coïncident que rarement avec l’arrêt de la consommation. Du reste, les conseils les plus suivis sont ceux donnés par d’autres jeunes, en général consommateurs eux-mêmes. Les bons comme les mauvais conseils.

Guerre à la drogue & guerre à la jeunesse

Et si finalement toute cette affaire n’était que l’un des nombreux subterfuges mis en place par les croisés de la guerre à la drogue ? Comme pour les minorités visibles (C’est Michelle Alexander qui dénonce ça), la guerre à la drogue est l’instrument idoine pour contrôler, réprimer, voire stigmatiser, un certain type de population. Alors malgré le jeunisme officiel, peut-être que nous détestons les jeunes et que l’une des fonctions de l’interdiction de consommer des drogues est de leur faire la guerre. Ce fut vrai dès les années 70, c’est toujours vrai dans les teknivals ou dans les cités. Du hippie aux racailles de banlieue, le policier a depuis quarante ans un portrait-robot du délinquant que l’on peut arrêter et fouiller au corps pour présomption d’usage ou de vente. Cette cible, étrangement, a toujours eu le visage de la jeunesse.

« La drogue, fléau de la jeunesse » est donc bien ce conte pour enfants raconté aux grandes personnes qui s’abritent derrière lui pour poursuivre leurs objectifs de grandes personnes : punir, réprimer et brutaliser sous prétexte de morale ou d’hygiène. Le concept de jeunesse est une invention relativement récente qui est, depuis, l’obsession de ceux qui veulent faire votre bien malgré vous, qu’ils soient en blouse grise, en blouse blanche ou en uniforme bleu.

Des lignes blanches sur le continent noir

Faire de la réduction des risques en Afrique francophone : voilà le défi qui va s’imposer dans les prochaines années. La consommation locale de drogues dures progresse sans que les tabous qui pèsent sur ce phénomène ne reculent d’un pouce. Hypothèse de travail en noir et blanc, avant de passer à la couleur.

Je me souviens d’une réunion tenue à Amsterdam entre plusieurs ONG européennes et africaines de lutte contre le sida. Nous étions une douzaine, des Noirs, des Blancs, des gays, des hétéros, des francophones, des anglophones, des toxicos, bref, la clique habituelle des militants séropos qui veulent changer le monde en pensant que la planète est une grosse boule hérissée de pointes.

Des histoires de pédés blancs

Dès la fin de la conférence, un de mes frères blacks vient me voir pour me glisser d’un ton de confidence :

« Tu sais ces histoires de pédés blancs, c’est juste pour la money. De toute façon, c’est comme ça depuis le début, tout l’argent est pour eux. »

Je tentais vaguement de protester en disant que peut-être le continent noir lui-même ne représentait pas nécessairement un bloc d’hétérosexualité granitique. Mais mon compère était lancé :

« Non, les pédés, y en n’a pas chez nous, c’est des trucs de Blancs… et puis les toxicos, c’est pareil, c’est un truc des Blancs pour faire du fric avec le sida. »

J’étais présent en tant que représentant d’INPUD (International Network of People who Use Drugs), le réseau international des tox, et peut-être que mon interlocuteur fut pris de la crainte que mon teint halé ne fut que la conséquence de l’ardeur du soleil batave. Bref, nous nous quittâmes bons amis, mais bousculés dans nos certitudes réciproques.

Que conclure de ce type de représentations, hélas souvent partagées dans le milieu des ONG africaines ?

Le sida, calamité naturelle

Tout d’abord, que les causes sociétales du sida sont restées largement sous-estimées, une situation que le caractère massif de la pandémie dans certains pays n’a fait que renforcer. Le sida est en Afrique une autoroute pour la culpabilité occidentale mâtinée de condescendance, un cocktail baptisé Le sanglot de l’homme Blanc par Pascal Bruckner. Au-delà des stéréotypes racistes que l’on est implicitement prié de ne jamais commenter, comme l’exubérance sexuelle, la prostitution galopante avec en creux le poids des injonctions papales, le sida en Afrique reste perçu comme une sorte de calamité naturelle.

Aujourd’hui encore, lors de la conférence de Melbourne, une déclaration apparaît comme révolutionnaire quand elle évoque le stigmate de certaines populations comme agent incontournable de la maladie, en l’occurrence les homosexuels en Afrique et les toxicomanes en Russie. Malgré l’action des grandes ONG internationales, dans la plupart des pays en développement, le sida n’est pas devenu cette maladie politique qui a bouleversé les représentations que nous avons des relations sexuelles entre personnes de  même sexe et, dans une moindre mesure, des usagers de drogues.

Réinventer la réduction des risques

Pourtant, l’homophobie, le racisme, le sexisme, la stigmatisation des usagers de drogues et des prostituées règnent en maître sur le continent noir. La difficulté à instaurer une approche politique de ces phénomènes est particulièrement prégnante dans la question de la consommation de drogues. En effet, il semblerait que des pans entiers de la zone subsaharienne passent de la catégorie « transit du trafic international » à celle de « pays de consommation locale ». Si c’est avéré pour les anciennes colonies de l’Empire Britannique que sont la Tanzanie, le Kenya ou le Nigeria, il apparaît que le phénomène émerge également en Afrique francophone (Lire notre article Fumoirs et Babas en Côte d’Ivoire).

Nous sommes sans doute à l’aube d’une extension prévisible des consommations de drogues illicites en Afrique mais là encore, soyons prudents. Comment éviter de plaquer nos grilles de lecture occidentales sur ce nouveau phénomène ? Tout d’abord, et pour les raisons indiquées précédemment, évitons de nous se servir systématiquement du sida comme porte d’entrée. Ensuite, et c’est probablement le plus important, il faut inventer une politique de réduction des risques qui soit totalement immergée dans le contexte culturel africain, c’est-à-dire communautaire, ancrée dans périmètre familial, et située au plus près des codes en usage sur le terrain. Il semble que l’exploration des scènes nous apprenne beaucoup de choses sur des modes de consommation qui ne s’assimilent pas forcément à leurs équivalents occidentaux.

En résumé, la RdR en Afrique, notamment en Afrique francophone, doit pouvoir obéir à une double injonction contradictoire : d’une part, partir du terrain et respecter les codes culturels en vigueur et de l’autre, impulser une lecture politique du phénomène qui contourne la figure imposée de la prévention virale. Ce paradoxe n’est qu’apparent, la stigmatisation de l’homosexualité, de la prostitution et de l’usage de psychotropes a sans doute beaucoup plus de relents postcoloniaux que ne le laisse entendre le bruit de fond d’une société africaine « entrée dans l’histoire » mais souvent bâillonnée par la nôtre.

Fumoirs et Babas en Côte d’Ivoire

Les « fumoirs », c’est le nom donné aux scènes ouvertes de consommation de drogues dures par les usagers d’Abidjan, capitale de la Côte d’Ivoire. Fofana Sékou a été chargé par Médecins du monde *de l’exploration de ces nouveaux territoires.Il a rencontré les « Babas », moitié dealers-moitié travailleur sociaux.

* Les propos rapportés dans cette interview n’engagent par la responsabilité de l’association Médecins du Monde mais uniquement celle de d’ASUD. 

ASUD: Fofana Sékou, qui es-tu ?

Fofana Sékou : Je m’appelle Fofana Sékou, je suis né en Côte d’Ivoire, je suis venu en France comme étudiant, il y a vingt-cinq ans. Puis, à cause des papiers, je ne pouvais plus continuer mes études, alors j’ai galéré…

À l’époque la scène était à Stalingrad ?

Oui, elle était à Stalingrad. Moi j’habitais à côté dans le XIXe. On avait un squat là bas où on vivait avec beaucoup de toxs. J’ai perdu des amis proches, qui sont décédés d’overdoses, par le VIH, les hépatites et la tuberculose…. . C’était vers les années 90.

A ce moment là, au niveau de ta consommation, tu en étais où ?

Moi je gérais car comme le squat était à ma disposition et sous ma protection, je ne pouvais pas me permettre de faire comme les autres. Il fallait quelqu’un pour veiller sur le bateau. De temps en temps je partais en vrac, comme tout le monde, mais ça ne durait pas longtemps, j’arrivais toujours à revenir.

Comment as-tu été en contact avec Médecins du Monde ?

Je suis venu à la Réduction des Risques en militant contre l’expulsion des sans papiers de l’Église Saint-Bernard. J’ai eu l’occasion de rencontrer l’Abbé Pierre, qui m’a conforté dans l’idée de défendre les pauvres. Puis j’ai formé un groupe de musiciens, Sofa Africa, pour faire des manifestations pour les sans-papiers, pour les mal-logés… Moi, je chantais et je jouais de la guitare, on faisait des concerts et en même temps on pouvait exposer nos idées…Jack Lang est venu nous voir une fois avec le maire du 19ème. Et puis j’ai rencontré Elizabeth Avril [actuelle directrice de l’association Gaïa-Paris en charge du projet de salle de consommation ]. Elle nous donnait des informations dont on avait besoin : où il fallait s’orienter, comment il fallait faire. A l’époque elle bossait au Bus méthadone de Médecins du Monde.

Évidemment, tout cela se passe dans la communauté africaine…

Oui, et ce mot de « communauté » est important. Parce que la réduction des risques communautaire, ça serait pas mal de la mettre en place…souvent, ce sont des gens qui ne veulent pas se mélanger, qui ne comprennent pas l’extérieur.

A Stalingrad, chez les crackers, de quelles communautés s’agit-il ?

On a surtout des gens du Mali, Sénégal et Côte d’Ivoire. Il y a aussi les Antillais à Château- Rouge. Ils ne se mélangent pas, sauf si c’est pour aller chercher les produits et pour vendre…

Comment en es-tu arrivé à réfléchir sur la consommation de drogues au pays ?

Déjà avant de venir, je connaissais un peu le terrain – j’avais déjà goûté là bas… et puis je voyais les petits frères arriver en France.Quand on m’en parlait, je commençais à réfléchir sur la Côte d’Ivoire. Donc j’ai commencé à me former. J’ai eu la chance de travailler avec beaucoup de CAARUD (Charonne, Ego). Un jour, j’ai reçu une lettre qui disait que MdM cherchait quelqu’un pour faire une exploration sur la Côte d’Ivoire pour voir comment ça se passait au niveau de la drogue et de la santé. J’ai postulé, j’ai été choisi, et ils m’ont envoyé à Abidjan pour rencontrer Jérôme, qui suit le projet RdR de Médecins du monde à Abidjan.

Qu’est-ce qu’on consommait là bas quand tu es parti ?

Tout ! L’herbe, l’héroïne, la cocaïne… Il y avait aussi des cachets d’amphétamines, des cachets de speed. C’est ça qui a fait le plus de mal je crois, parce qu’il y en a beaucoup qui sont morts par accident sur la route…

Pour une exploration, c’est rare chez MdM de prendre quelqu’un de la communauté…

Je ne sais pas comment ça se passe d’habitude. Mais je crois qu’il y avait un autre projet : deux personnes étaient parties avant nous, mais elles n’avaient pas réussi à rentrer dans le milieu local. Donc il fallait trouver quelqu’un qui puisse ouvrir les portes pour rentrer. Moi, j’ai fait deux mois, Jérôme six, j’ai ouvert les portes pour que Jérôme puisse entrer.

Ça faisait combien de temps que tu n’étais pas retourné à Abidjan ? Comment ça s’est passé ?

Ça faisait environ 10 ans. J’avais les contacts des gens qui venaient sur la scène à Paris mais ce n’était pas suffisant. Il fallait trouver des gens implantés en Côte d’Ivoire. D’abord j’ai pris contact là-bas avec mes frères et des amis qui sont restés. J’ai vite découvert que beaucoup de mes copains sont tombés dedans, parce qu’avec la guerre civile ils n’avaient rien à faire, ils traînaient….. Quand je suis arrivé je les ai appelés, et voilà, on m’a ouvert les fumoirs.

Comment ça s’est passé avec les autorités ?

MdM avait des contacts grâce à la coordinatrice qui travaille sur place. Ensuite, On a pratiqué une forte pression sur les responsables de la santé et de la lutte contre le sida pour les convaincre de nous laisser aller voir ce qui se passait dans les fumoirs. On est arrivé avec du matériel de détection du VIH, de la tuberculose, etc. Ça c’était l’argument principal, qui passait partout…Du coup ils nous ont mis en relation avec les chefs de quartier, des gens élus par la population de chaque quartier depuis la guerre civile. Une garantie pour ne pas être embêtés quand nous serions dans le fumoir.

Qu’est-ce qu’un « fumoir » ?

Ce sont des espaces ouverts complètement. Par exemple, le fumoir de Treichville [commune d’Abidjan, ndlr], l’un des plus grands, se trouve sur un bout de voie ferrée, même pas abandonné ! Certains ont été blessés par le train, trop foncedés. Ce fumoir regroupe à peu près 200 personnes, sur peut-être 500 mètres.

Qui vit là ?

Des hommes, des femmes… Il n’y a pas d’enfant à Treichville. Pour gagner de l’argent afin d’acheter le produit, les femmes se prostituent occasionnellement, les hommes font du business, du vol, etc. La dose de coke est à 2 100 francs CFA (environ 4 €) – une somme avec laquelle tu vas au restaurant –, ils appellent ça « paho ».

Et l’héro ?

Il y en a aussi, à peu près autant. Le prix, c’est pareil. Seulement ils ne l’injectent pas. Les seuls qui le faisaient, c’était les anciens qui revenaient de France.

Du coup, la question du SIDA… ?

On n’a pas trouvé beaucoup de cas, ni de tuberculose ou d’hépatite. On avait profité la situation pour faire des tests, avec l’accord des gens : peut-être 5 ou 10 personnes par ghetto. Les autres sont dans la précarité avec tous les problèmes associés, mais pas particulièrement malades.

Sais-tu s’il y a une forte prévalence du sida en Côte d’Ivoire en général ?

Je crois qu’on est à environ 3%, ce qui est assez peu par rapport à d’autres pays d’Afrique comme l’Afrique du Sud ou la Tanzanie par exemple.

Tu parlais de Treichville tout à l’heure, c’est un lieu de consommation et de vente uniquement ?

Non, les gens vivent là ! Malgré le train, ils ont construit des petites maisonnées avec des toits en tôle. Ils vivent là.

Et donc là-bas il n’y a pas d’enfants ?

Non, pas à Treichville. Mais il y en a dans d’autres fumoirs, comme celui de Marcori, dans un autre quartier. Il y a environ une centaine de résidents sous la protection d’un « Baba ».

Qu’est-ce qu’un « Baba » ?

Les Babas sont les chefs de fumoir. En Arabe, Baba veut dire « père » et là, c’est le même contexte : le gars est là comme un père, c’est lui qui amène les tox à l’hôpital, qui va les chercher…

Et les Babas, ils consomment ?

Normalement, les Babas ne sont pas consommateurs. Le Baba doit être bien sapé, avoir l’esprit clair et la tête dure, sinon les autres profitent de lui… Une fois, un gars nous a dit qu’il était le Baba, on s’est dit « c’est pas possible, c’est pas lui », il n’arrivait pas à nous expliquer, quand il parlait il n’arrêtait pas de piquer du nez… Et en fait, c’était vraiment lui. Mais celui-là, il va se faire allumer.

Comment devient-on Baba ?

Déjà, la force. Et les connections, les produits.

Comment ça se passe si un mec se ramène avec de la came dans le fumoir ?

Déjà, il énerve le Baba. Ils ont le monopole : le seul moyen d’amener du produit dans le fumoir, c’est de le vendre au Baba. Si tu le vends directement aux clients, tu vas avoir des problèmes.

Donc les tox ne se vendent pas des trucs entre eux ?

Si, mais ça doit rester discret, du dépannage, sinon ça va déplaire au Baba. Le Baba n’est pas là tout le temps, mais il a toujours quelqu’un qui surveille pour lui. Il faut savoir que le Baba, tu ne l’atteins pas comme ça : il faut prendre rendez-vous, gagner sa confiance. Il n’habite pas forcément dans le fumoir. Le premier qu’on a vu, on l’a rencontré dans une boîte de nuit, dans un autre quartier. En fait le Baba, c’est d’abord un dealer.

Et en même temps, tu disais qu’il s’occupe des gens ?

Oui, c’est ça qui est paradoxal : c’est lui qui les amène à l’hôpital, qui achète à manger, qui va les chercher à la police. S’ils sont décédés, c’est lui qui s’occupe de l’enterrement.

Et il connaît les familles

C’est comme ça en Afrique, on se connaît, on connaît toujours quelqu’un de ta famille.

Et les familles, comment elles sont avec les usagers ?

Elles les rejettent, personne ne veut les voir. Si tu es un drogué, tu ne peux plus rien faire. Que ce soit le gouvernement, la population, les professionnels de la santé… personne ne veut les voir. Il n’y a que les Babas qui s’en occupent.

Quand on a été voir les toxs, ils étaient tous étonnés de nous voir aussi relax, ils se demandaient « mais pourquoi venez-vous nous voir ? pourquoi voulez-vous vous préoccuper de nous ? ». En plus on n’était pas comme les chrétiens, on ne cherchait à convertir personne ; on n’arrivait pas avec des slogans comme « La drogue, c’est mal… », ce genre de choses.

Tu as consommé avec eux ?

On n’a pas voulu. On a vite compris que les Babas n’étaient pas trop cools et ceux qui fument, là-bas, sont mal considérés. Donc si tu veux garder une certaine crédibilité aux yeux du Baba, tu ne consommes pas devant eux. Par contre, on fumait souvent des joints avec les usagers pour les rassurer. On roulait ça vite et on fumait, histoire de montrer qu’on était comme eux, qu’on n’était pas des flics… Même si les flics fument aussi !

Parle moi des enfants.

Avec la guerre civile, beaucoup d’enfants sont devenus orphelins ou ont coupé les ponts avec leurs parents. Et finalement, c’est plus dangereux pour eux de vivre dans la rue que dans les fumoirs. Mais c’est à double tranchant : quelle éducation vont-ils avoir ? Physiquement, ils sont protégés : ils ne sont pas mis en esclavage, ils ne sont pas violés

Où trouve-t-on des fumoirs en Côte d’Ivoire ?

Mes amis sont allés à l’intérieur du territoire. Ils m’ont dit qu’à Yamoussoukro [la capitale politique ivoirienne, ndlr], il n’y en avait pas beaucoup, et jamais des très grands – 3 ou 4 personnes en général. A Bouaké et San Pedro, il y en a aussi, surtout à San Pedro où il y en a beaucoup parce que c’est un port, qu’il y a une grande prison et du tourisme dans cette zone.

À Abidjan, il y en a partout : dans chaque quartier – il y en a 10 à Abidjan, chacun correspondant à une des collines de la ville. Tu peux en trouver deux ou trois, généralement un grand avec plus d’une centaine de personnes, et deux ou trois plus petits, avec environ une cinquantaine de résidents.

Penses-tu qu’il y aurait possibilité de faire quelque chose pour aider les personnes sur place ?

Oui. Déjà, le gouvernement actuel semble avoir conscience du problème et pense à laisser la RdR s’installer dans le pays. Le problème pour moi, c’est qu’on a besoin d’une RdR adaptée, une « RdR communautaire », dans le sens où elle doit être adaptée aux réels besoins et aux pratiques des populations locales. On l’a bien vu quand on est arrivé avec une pipe à crack énorme : personne n’utilise ce genre de trucs là-bas ! Ils ont l’habitude des petites pipes pour des petites quantités. Il y a donc besoin d’études de terrain préalables pour identifier les besoins réels des usagers. Après, ça ne devrait pas être trop difficile à mettre en place. Il y a des gens qui nous ont demandé « Pourquoi les usagers de drogues et pas les orphelins de guerre ? ». Les toxicos, là-bas, passeront toujours en dernier parce qu’ils sont stigmatisés !

Les Babas ne risquent-ils pas de se mettre en travers de ce travail ?

En fait, les Babas ne seront pas contre, ça les arrangerait même car ils n’arrivent pas à tout contrôler. Quand quelqu’un a la tuberculose, le Baba ne peut pas faire grand-chose. Ce qu’il faut en Côte d’Ivoire, c’est une association qui éduque les gens à l’hygiène de base, qui les rassure aussi lorsqu’ils ont besoin d’aller à l’hôpital – car cela continue à faire peur à beaucoup d’usagers, en plus d’être très contraignant : les docteurs exigent que les patients soient bien habillés et lavés pour être acceptés dans l’hôpital, mais ce qu’ils ne comprennent pas, c’est que pour ceux qui auraient le plus besoin de soin, il est impossible de se laver ! Il faut plus d’éducation mais aussi plus de possibilités d’accéder à l’hygiène : faire en sorte que chacun puisse accéder aux douches publiques qui existent à Abidjan, par exemple. Il faut leur dire quels sont leurs droits, quels sont leurs devoirs, les accompagner quand ils vont à l’hôpital… Il faut mettre tout ça en place, il y a plein de choses à faire.

Merci aux autorités ivoiriennes pour leur disponibilité et leur prise de conscience de l’importance de la gestion de l’’usage de psychotropes en Côte d’Ivoire.

Vive la drogue, nom de Dieu !

Oui c’est vrai, on aime ça. C’est du reste un peu pour cette raison qu’on en a pris, qu’on en prend et qu’on en prendra. Oui, nous sommes des fétichistes du matin glauque où la paupière est lourde et la langue chargée des turpitudes de la veille. Oui, nous appartenons à cette race de chacals (que soit mille fois maudit le jour où leur mère les a conçus) qui voient la modification de conscience comme un continent inexploré, un dieu primitif aux exigences bornées et au pouvoir thaumaturge. Voilà, c’est dit. C’est bon de soulager sa conscience.

Maintenant, s’agit-il vraiment d’un scoop ? Depuis sa créa­tion, Asud est le journal des gens qui en prennent. Notre slogan des années 2000, « le journal des drogués heureux », est une provocation au 180e degré, pas une profession de foi. En fait, comme tous les acteurs de la réduction des risques, nous nous cachons derrière notre petit doigt sanitaire. On nous accuse d’être prosélytes, on répond « sida » et on murmure « hépatite ». Mais ça, c’était avant.

C’était avant que la substitution, le matériel stérile, les conseils pour shooter à moindres risques, bref la politique défendue depuis le premier jour dans ce journal, ne permettent de sortir les drogués des statistiques du sida. Pourtant, si l’on se réfère aux attendus de la loi de 2004 qui légalise la réduction des risques, la menace virale reste la justification officielle. Un changement de cap qui autorise par exemple les usagers à venir piquer du zen dans un Caarud.

Alors, c’est quoi le sujet ? Le sujet, c’est l’ivresse posée comme un problème et non comme la solution qu’elle est de fait pour la plupart d’entre nous. Et là, on diverge. Et gravement. Autant il est vain d’être pour ou contre la drogue (on n’est pas pour ou contre les chaussons ou la saucisse), autant l’ivresse présentée comme une valeur qui honore la condition humaine est une cause qui mérite d’être défendue. Sommes-nous prêts à mou­rir pour cette cause ? Non, justement pas. Nous pensons au contraire que l’ivresse est une valeur de vie, pas de mort. Ne balayez pas cet argument, nous disons tout haut ce que beau­coup de gens pensent tout bas (et vive la marine !). L’ivresse est un état recherché depuis toujours pour explorer les chemins les plus chaotiques de l’existence et nous défendons TOUTES LES IVRESSES, les grandes, les petites, les vulgaires, les raco­leuses, les licites, les illicites, toutes. L’ivresse est un état qui honore l’être humain, une révolte contre la fatalité. L’ivresse est à l’origine de milliers de bonnes actions, de gestes d’ami­tié, de partages, de mots d’amour, de rires surtout. Supprimez l’ivresse, ne serait-ce qu’un instant, vous entendrez un silence étrange, celui qui sert dans l’expression « silence de mort ». Oui, je sais que ce n’est pas bien d’écrire des choses pareilles. Nous sommes l’association des gens qui en prennent, mais nous n’avons pas le droit de dire qu’en prendre, la plupart du temps, ça nous fait rire.

Qui sommes nous ?

La publication récente des premiers numéros de notre journal sur asud.org renvoie à des interrogations identitaires sur le devenir de notre mouvement. En effet, qui somme-nous ? Des usager de drogues ? Des consommateurs de substances interdites ? Des toxico ? Les patients d’un système de soins. L‘avenir reste opaque et nous sommes inquiets du peu de progrès accomplis par l’auto-support sur le terrain de la citoyenneté.

Qui sommes-nous ?

Cette question était le titre d’une brochure que nous utilisions pour nous présenter aux yeux d’un public, le plus souvent incrédule. A l’époque la réponse paraissait simple, des toxicos qui ne veulent pas mourir du sida, ou plutôt, qui avaient décidé de ne pas disparaître dans le silence et la culpabilité. 20 ans après, non seulement nous ne sommes pas morts, mais le combat que nous avons mené a porté ses fruits au-delà de nos espérances. La méthadone et la buprénorphine sont des outils reconnus (peut-être même les seuls en matière d’héroïne) et les usagers de drogue sont sortis des statistiques du sida en France. Pour autant le nombre de consommateurs ne cesse d’augmenter, tout au moins si l’on se fie aux statistiques d’interpellations au point même que la « banalisation » de l’usage de drogues est une tarte à la crème de la presse à sensation. En effet, la consommation s’est faufilée dans tous les milieux, dans toutes les classes sociales, et touche un volant de génération de plus en plus étendu. Les « djeuns » sont bien plus habiles pour se procurer du matos que nous l’étions au même âge. La caricature raciste du méchant dealer à la sortie des collèges a la vie dure même si dans neuf cas sur dix les méchants dealers ce sont nos gamins. A l’autre bout du spectre, les toxicos ayant cessé de mourir jeunes, ils commencent à embouteiller les maisons de retraites. De nouvelles rubriques vont s’imposer dans ce journal : ménopause et cocaïne, l’opium et ma prostate…Oui , les cassandres anti-drogue voient juste,  prendre des drogues c’est…banal.

Asud basching

Au- delà de l’anecdote, si en 1992 la parution du n°1 d’ASUD fut une anomalie et tout laisse penser que son caractère scandaleux reste d’actualité. Le principe de voir des drogués groupés au sein d’une association agrée par l’État, représentée à la commission des stupéfiants et financée par des fonds publics, est contesté et combattue par des forces que nous avons vues à l’œuvre l’année dernière au cours d’un ASUD basching particulièrement offensif. A cette occasion Madame la Ministre de la Santé a su exprimer publiquement le soutien consenti par l’Etat à notre association depuis 20 ans (lire sa déclaration). Ce partenariat ancien mérite d’être examiné d’un point de vue politique, car si nous sommes plus que jamais sollicités comme représentants des patients – c’est à dire les malades en soins pour des problèmes d’addiction – notre audibilité dans le concert cacophonique de la réforme de la loi reste quelque peu incertaine.

La feuille de vigne du sidaasud-journal-54 Adam et Eve

L’épidémie de sida est heureusement derrière nous, et l’on peut espérer que grâce à la nouvelle génération de traitements combinés qui arrivent sur le marché, l’hépatite C ne représentera bientôt qu’une péripétie due aux mauvaises habitudes des années 80. Fondamentalement, la menace virale, qui sert aujourd’hui encore de justification théorique à la politique de réduction des risques est en passe de disparaître, nous devons nous poser la question de notre identité. La lutte contre le sida est un peu la feuille de vigne de la réduction des risques. Elle sert depuis longtemps à cacher ses parties honteuses mais elle a aussi accouché de principes citoyens venus irriguer toute la question du soin. Un jour viendra où l’on pourra mesurer toutes les avancées citoyennes consécutives de ce désastre sanitaire. Mais pour l’heure les usagers de drogues sont loin d’avoir obtenu leur mariage gay. Ils doivent absolument prolonger le souffle citoyen qui anime le secteur de la santé qui a pour nom démocratie sanitaire.

Vive la démocratie sanitaire

La démocratie sanitaire c’est tout et rien à la fois. Un concept foucaldien révolutionnaire et un attrape bobo pour médecin généraliste en formation continue. La démocratie sanitaire est une nécessité due au nouveau règne de la religion de la santé dirigée par des grands prêtres disposant du droit de vie et de mort. C’est aussi un gimmick qui sert de tartes à la crème dans toutes les conférences. On place l’usager au centre, on fait de la prise en charge globale, jamais on a autant parler des droits du patients et de l’éducation thérapeutique. Cet espace démocratique nouveau fait débat dans nos associations. Nous nous sommes déjà exprimé depuis longtemps sur les limites du report terme à terme des marques de l’addictologie à celles de l’usage de drogues illicites. Pour autant, nous devons investir cet espace pleinement, sans complexe et avec l’idée d’en repousser les limites jusqu’à faire coïncider démocratie sanitaire avec la démocratie tout court.

De grands changements vont être opéré dans le statut légal des drogues ces prochaines années. L’horizon de 2016, est un premier test avec la session extraordinaire sur les stupéfiants organisée à l’assemblée générale de l’ONU. De nouveaux rapports de forces opèrent au niveau international entre les réseaux du changement et les crispations réactionnaires. Dans cette gigantesque partie, la voix de usagers peut être entendue comme celles des véritables victimes de la drogue, les citoyens persécutés depuis 40 ans au nom d’une croisade morale que nous devons dépouiller de ses alibis sanitaires. Mais cette espérance repose sur une nécessaire évolution, pour ne pas dire révolution de la santé publique en matière de drogues. Au-delà de la feuille de vigne sida-hépatites, au delà même de la réduction des risques passe partout, au-delà du gimmick de la démocratie sanitaire, c’est bien de la place du citoyen dans la prise en charge de sa propre santé qu’il s’agit. Nous ne militons pas pour le droit des malades, nous militons pour le droit à rester bien portant. Notre révolution c’est celle de la santé qui suppose d’admettre enfin et sans restriction qu’en matière de drogues c’est la contrainte qui est une maladie. Notre révolution est bien celle du plaisir, mais pas celui de l’hédonisme des années 70, celui du plaisir contrôlé, adapté, informé. Plus que jamais nous savons que la solution de toutes les addictions, se trouvent entre l’abstinence et la dépendance, dans un graal mythique appelé consommation récréative. Cette révolution est en marche du côté du cannabis où le bon sens commence à s’imposer dans la zone pan américaine. Elle a peine à affleurer du côté du soin ou pourtant elle a toute sa place dès que l’on parle des drogues que l’on prend, que l’on ne prend plus, que l’on prend moins ou différemment. Cette révolution nous la ferons parce qu’elle sauve des vies, qu’elle plus juste, et qu’elle est beaucoup beaucoup plus agréable.

L’ASUD basching, un petit cousin du mariage pour tous

L’époque est propice aux réajustement tactiques, aux alliances de revers, aux retours paradoxaux sur investissement. Depuis presque 10 ans un groupe de parlementaires plutôt de droite, plutôt marqués par un discours ostentatoire sur les valeurs morales, plutôt soucieux d’affirmer un patrimoine culturel chrétien, s’en prend directement à notre publication et à travers nous à ce qu’il nomment « le discours de banalisation à l’égard de la drogue ».

Ce groupe était particulièrement influent auprès du précédent président de la MILDT, il est aujourd’hui bien représenté dans les cercles divers de Jour de colère, manif pour tous et autres résurgences de la droite populiste. Nous avons déjà consacré plusieurs pages dans des précédentes parution  à définir ce qui fait de nous ASUD journal le chiffon rouge idéal (N° 31 et 32). Nous avions même réussi à être reçu par Madame Boutin figure centrale  du lobby en question, laquelle ne nous a pas semblé être la plus fermée à la discussion. Peu importe.

L’humour, les drogues et les censeurs

Aujourd’hui nous avons la tentation de crier que nous avions vu le loup avant qu’il sorte du bois, le « printemps français » et ses clameurs sur le genre et le mariage gay est régulièrement tenté par le débat sur les « salles de shoot », l’ordre moral s’est mis en bataille sur plusieurs fronts. La politique des drogues est passionnante  surtout pour ce qu’elle ne dit pas. Les proximités évidentes qui existent entre toutes les entreprises de discrimination et la guerre à la drogue sont perçues de façon particulièrement vives pas nos associations car nous les vivons au quotidien. Le sexisme, le racisme de couleur et de classe, l’homophobie sont à l’œuvre tous les jours dans la démarche absurde qui consiste à interdire la consommation d’un produit justement parce que cette absurdité conduit mécaniquement la répression vers les zones de fractures de nos sociétés. L’alibi de la norme sanitaire abrite des ambitions normatives moins avouables…

Bloodi-sympaASUD est le journal-des-drogués-zeureu, le journal de Bloodi, un canard qui dans la tradition de Charlie Hebdo  ou du regretté Actuel,  aime traiter les sujets graves avec légèreté ce qui est une garantie de sérieux.  L’humour est un véhicule tout- terrain qui permet de s’aventurer là ou le pesant appareillage du pathos est condamné à s’embourber dans ces deux ornières que sont le ridicule et l’ennui. On peut prendre toutes sortes de drogues, mais pas avec n’importe qui disait quelqu’un… Je cite de mémoire… L’humour et les drogues partagent le délicat privilège d’attirer mécaniquement les censeurs et aujourd’hui il sont plus que jamais à l’affut, remontés comme des coucous, prêts à fourbir les armes classiques de l’intimidation morale et la loi.

Nouvelle assise idéologique

Mais au-delà du prurit anti-drogue,  la haine – c’est le mot – qui sourd des propos reproduits ci-dessous est aujourd’hui à l’œuvre sur de multiples terrains. La charge anti Asud a débuté  en  janvier 2013 dans le numéro spécial de  Valeurs Actuelles  (dit« Arnaques du passé »)qui appelait à manifester contre le mariage pour tous.  Notre existence est donc mis en cause par ceux-là même qui sont aux avant-postes d’une croisade morale étrangement parallèle à celle menée aux Etats Unis dans le cadre du Tea-Party

En face de cela ASUD est l’une de ces voix impertinentes, non conformes, irritantes souvent mais certainement de moins en moins en plus politiquement correcte. Il faut donc saluer le soutien manifesté par les pouvoirs publics à travers le communiqué de Marisol Touraine. Certes,la page du sida est tournée le statut d’exception dont nos associations ont bénéficié depuis les années 90 est en passe de se résorber au travers du nouveau conformisme de l’addictologie, mais plaçons un espoir dans les nouvelles normes exigées par la démocratie sanitaire. Des projets comme l’observatoire du droit des usagers, notre place à la commission nationale des stupéfiants, le rôle de contre pouvoir joué par ASUD tout au long de son parcours doivent nous garantir une nouvelle assise idéologique. Nous avons souvent dit que nous ne sommes ni pour ni contre les drogues mais avec, attention à tous ceux qui prétendent faire sans.

Extraits du bashing 2013

Jérôme DubusJérôme DUBUS , conseiller de Paris UMP (Vœu au Conseil de Paris du 16 janvier 2013)

Jérôme Dubus et son groupe, soutenu par Serge Lebigot, président de l’association Parents contre la drogue, ont déposé un vœu au Conseil de Paris intitulé « ASUD ou la promotion inquiétante de l’usage de drogue » dans lequel ils demandent « l’arrêt des subventions versées par le département à l’association ASUD qui lui permettent notamment la publication de son journal ».

Jean Frédéric PoissonJean-Frédéric Poisson député UDI (J.O. du 5 mars 2013)

alerte, par sa question n°20055, Mme la ministre des affaires sociales et de la santé sur la dérive du lobby de la drogue qui s’amplifie de jour en jour. Le sommet a été atteint par l’association Asud (Autosupport des usagers de drogues) qui réclame l’ouverture des salles de shoot, la légalisation du cannabis, la dépénalisation voire la légalisation de toutes les drogues… Dans un courrier adressé à François Hollande le 27 novembre 2012, l’association Asud a demandé au Gouvernement que « l’on cesse la guerre aux drogues »… Mais comment l’État peut-il continuer à soutenir cette association ? Le Gouvernement n’est-il pas en train de céder et de se ranger du côté des associations pro légalisation ?… Il lui demande quelles démarches elle compte engager pour exiger l’arrêt des subventions à l’association Asud, dont l’action contrevient à l’article L. 3421-4 du code de la santé publique qui interdit l’incitation à l’usage de stupéfiants et sa présentation sous un jour favorable…

Bernard Debré

Bernard Debré, député UMP, (J.O. du 15 janvier 2013)

M. Bernard Debré attire par 2 fois ce jour-là l’attention de Mme la ministre des affaires sociales et de la santé sur les subventions accordées par ses services à l’association ASUD en précisant que « dans le numéro n° 50 de la revue publiée par cette association en août 2012, un dossier spécial est consacré au test de cinquante produits stupéfiants et aux bénéfices d’une telle consommation. Or l’ours de cette publication précise que ce numéro a pu paraître entre autres grâce au soutien de la direction générale de la santé. »

Question 15418

Il souhaite savoir quel est le montant des subventions accordées par le Gouvernement à cette association et si ce dernier entend les remettre en cause dans la mesure où cette association fait une apologie de la consommation de produits stupéfiants.

Question 15419

Cette association fait l’apologie de la consommation de produits stupéfiants, il souhaite savoir si le Gouvernement met à disposition des moyens matériels ou humains à cette association en dehors des financements.

Marc le FurMarc Le Fur, député UMP (J.O. du 19 mars 2013)

attire, par sa question N°21056, l’attention de M. le Ministre sur le financement des associations Asud (auto-support des usagers de drogue) et Techno +. Ces associations propagent des messages qui vont à l’encontre des objectifs poursuivis en matière de lutte contre la toxicomanie. L’association Asud a ainsi pour logo une seringue et évoque dans son journal, « le plaisir que chacun retire d’une prise de drogue »…Dans son n° 50, cette association, a même publié un test comparatif de 50 produits stupéfiants !

L’ingénierie du high : un nouveau champ de spécialistes

La défonce n’est pas une pulsion pavlovienne qui draine des bataillons de lycéens vers l’abrutissement, la folie, puis la mort. Ça c’est la Drogue avec un grand D. Dans la vraie vie, consommer des produits psychotropes suppose l’acquisition de techniques sophistiquées qui allient savoir médical, expérimentation et ouï dire. Nous avons consacré une partie de ces VIIIe États Généraux des Usagers de Substances (EGUS 8) à faire les point des connaissances acquises en matière d’injection et de techniques alternatives à ce mode de conso tellement décrié. 

Récemment, lors d’une réunion internationale, le président d’ASUD s’étonnait du maintien d’une haute prévalence de contamination sida chez les hommes ayant des relations sexuelles avec les hommes (HSH). En réponse, un militant lui a fait une remarque pertinente :

« Crois-tu que si l’usage d’une seringue neuve à chaque injection avait diminué le plaisir éprouvé pour le consommateur, l’usage de matériel stérile aurait eu un tel succès chez les héroïnomanes ? »

La réponse est évidemment non. Et pourtant, l’argument du plaisir est loin d’être le seul moteur de l’univers tellement fantasmé de l’usage des drogues.

Un savoir qu’il est interdit d’acquérir

Les VIIIe États généraux des usagers de Substances (EGUS 8) furent l’occasion de nous rappeler que la défonce c’est aussi et peut être d’abord un appareillage technique.

Fumer un joint n’est pas une vue de l’esprit, ni une pulsion. C’est d’abord l’apprentissage – quelque fois douloureux- de la bonne vieille feuille à rouler. File donc un bout de shit à un quidam pris au hasard dans la rue et regarde s’il est si facile de se transformer en drogué.

egus8 V3Quant à fumer de l’héro, notre atelier « travaux pratiques » animé par Mr Hunt, le bien-nommé, a prouvé à tous que le dragon est un animal qui se laisse difficilement appréhendé ou tout au moins que sa traque répond à des critères précis qui garantissent ensuite le succès de ce mode de consommation alternatif du shoot. Il est troublant de constater l’énorme espace occupé par l’appareillage de la défonce dans l’économie stupéfiante. Se procurer des feuilles de bonne qualité, expérimenter des modèles de filtre, savoir inhaler à plein poumon, le bon vieux cannabis n’échappe pas à cette équation paradoxale, la défonce est exercice dont le degré de risque est fonction de l’acquisition d’un savoir qu’il est interdit d’acquérir. Le fond du dilemme toujours pas résolu de la réduction des risques est là : comment concilier l’impératif du « high » avec les objectifs rigoureusement sanitaires ? Comment éviter l’argumentaire hédoniste, alors que l’on sait qu’il constitue la clé du succès en matière de communication en direction des usagers. Ce gap entre la lettre de la loi et la réalité des pratiques concerne plusieurs dossiers innovant que nous avons voulu traiter lors de ces États généraux, et principalement dans tout ce qui est relatif à l’injection, le mode de conso à la fois le plus technique, le plus dangereux, le plus décrié et… pourquoi ne pas l’écrire, le plus puissant en termes de défonce.

La science addicto s’est jusqu’à présent bien gardée d’explorer ce terrain miné qui est pourtant le véritable champs d’expansion d’une réduction des risques bien comprise, c’est à dire au service des objectifs élémentaires de l’usage. La pharmacologie est cependant condamnée à faire des incursions dans ce jardin secret, notamment parce que l’injection reste une source importante de risques sanitaires majeurs et que la jouissanSlam AIDES rapportce, le plaisir escompté, constituent toujours le moteur essentiel de l’acte d’injecter.

Chassez le dragon…

Nous avons donc sollicité Marie Debrus, docteure en pharmacie pour qu’elle nous relate comment cette injection paradoxale est vécue dans le programme ERLI (Éducation aux risques liés à l’injection) mis en place par Médecins du Monde depuis trois ans et dont les conclusions vont être publiées prochainement. Nous avons également interrogé Nicolas Authier, psychiatre, pharmacien et esprit inquisiteur, qui fournit aux usagers des informations fiables sur le degré de concentration du principe actif selon que l’on injecte du Skénan ou de la burpénorpphine,selon que l’on chauffe, un peu, beaucoup, pas du tout, que l’on utilise un stérifilt, un filtre toupie, un Stéribox ? Bref tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le shoot sans jamais oser le demander.

Enfin, nous avons invité Fred et …. de AIDES pour les entendre sur une pratique située pile…poil (?!) à l’épicentre de notre sujet : le slam. Non et non pas Grand Corps Malade !!! Le Slam est un nouveau phénomène repéré depuis quelques années qui réunit des amateurs de relations sexuelles hard à partenaires multiples, qui dans le même temps injectent des substances achetées sur le net. Plaisir, drogue, homosexualité, mais aussi, injection, techniques de shoot, prophylaxie bref le cocktail idéal pour illustrer notre propos.

chasser_le_dragon_couv[1]Ces trois intervenants ont été suivi par Neil – Dragoons – Hunt. Célèbre des deux côtés du Channel pour son action Break the Cycle. Le cycle en question c’est le rituel de la shooteuse que l’on peut quitter à condition d’avoir maitriser une technique qui peut s’aligner sur la pompe du seul point de vue qui n’est jamais traité dans les brochures de réduction des risques: le kif!! Peut-on raisonnablement se mettre à chasser le dragon à plein poumon et en attendre des effets comparables à ceux obtenus avec une arbalète ? Une démonstration technique en direct nous a convaincu grâce à Neil Hunt, Laurent Appel et Miguel Velazquez qui ont rivalisé sur le terrain de chasse.

Voilà la véritable nature de l’alliance que nous les usagers devront développer demain, avec des partenaires qui comme lot de ces journées ne sont pas tétanisés par la crainte de passer une alliance avec le diable en parlant de dope , de défonce, du high, qui reste ne l’oublions pas l’horizon indépassable de toutes consommation psychotrope.

L’injection paradoxale

Injecter, c’est d’abord et avant tout prendre son pied. Avec tous nos manuels de réduction des risques, techniques du shoot et autres considérations sanitaires, on finit presque par l’oublier. Pourtant, même en matière de nirvana, il y a des règles. En marge des Cahiers de l’injection, un partenariat initié avec Aides et l’Association française de réduction des risques (AFR), Asud vous propose de revenir sur ce geste qui représente toujours la forme archétypale de la drogue.

Du point de vue des usagers, l’injection de substances psychoactives est un acte qu’il convient à la fois de démystifier et de ne pas banaliser. C’est un objet qui s’inscrit dans un parcours de consommation avec comme finalité, la recherche d’une ivresse spécifique, la quête d’un ressenti précis. Un champ pratiquement inexploré par la science, car suspect de connivence avec les drogués. Pour autant, l’analyse des motivations hédonistes d’un injecteur est cruciale pour comprendre les mécanismes qui structurent l’usage des drogues dans toutes ses dimensions. Quel que soit le mode de consommation (injection, inhalation, fumée), la recherche du « high » – l’ivresse spécifique aux drogues selon les Anglo-Saxons – est depuis toujours l’objet de discussions où se mêlent considérations techniques et légendes urbaines. D’autre part, l’injection reste la méthode la plus efficace pour maximiser les effets avec le minimum de substance. C’est pourquoi elle apparaît souvent dans des situations de pénurie, de pauvreté ou de très mauvaise qualité des produits. À titre d’exemple, les Pays-Bas, longtemps pourvoyeurs d’héroïne de bonne qualité, n’ont historiquement jamais compté beaucoup d’injecteurs locaux.

L’acte d’injecter reste le grand producteur de mythes « junkies », moteur principal d’une bonne part de la littérature fantasmagorique consacrée à la Drogue. Il existe pourtant une dimension rationnelle du shoot, notamment en ce qui concerne les effets attendus. Second paradoxe : si la recherche de sensations est le cœur du sujet, ce domaine reste en dehors des investigations de la science. Un injecteur, au même titre qu’un cuisinier ou qu’un amateur de cocktails, s’efforce d’effectuer un certain nombre de gestes précis, compilés, analysés et transmis par l’expérience communautaire, le tout pondéré par les informations sanitaires dont il dispose. L’objectif final est parfaitement assumé, notamment sur le plan des effets recherchés et ressentis. Pour comprendre ce point de vue, il faut rompre avec les caricatures qui dépeignent l’univers de l’injection comme un objet strictement pathologique, marqué par l’autodestruction et les pulsions de mort. À la stupéfaction de nombreux spécialistes, c’est en s’appuyant sur la rationalité des injecteurs que la réduction des risques infectieux a connu un succès immédiat dans les années 1990, et c’est également cette soif d’informations concrètes qui motive les discussions entre injecteurs pour évaluer le meilleur ratio entre technique et effets attendus.

Quelles drogues ?

Toutes les drogues peuvent théoriquement être injectées (sauf peut-être le cannabis, à la différence de la nicotine[1]) mais finalement, très peu le sont de manière courante. Pour ressentir le « high » de l’injection, toutes les drogues ne se valent pas. Une évidence en ce qui concerne le cannabis, mais d’autres drogues comme l’alcool, les solvants ou même le LSD n’ont jamais eu de réelle carrière de drogues « shootées ». Ce qui prouve que malgré l’absence de littérature scientifique consacrée au sujet, les usagers font preuve de bon sens. Ils expérimentent, puis transmettent des « savoirs profanes », lesquels passent le cap des générations, nonobstant toutes les réserves inhérentes à la clandestinité de ces informations. Cette permanence de l’injection comme mode usuel de consommation est en soi une information. L’injection d’opiacés persiste partout dans le monde malgré le sida, les hépatites et le stigmate qui pèse sur ce geste. Ce constat, pour dramatique qu’il soit, possède sa propre logique liée au ratio fait par les usagers entre les effets attendus rapportés aux risques encourus.

Nomenclature et lexique

En l’absence d’étude scientifique sur le sujet, le ressenti des usagers s’exprime avec un vocabulaire communautaire, transmis par la tradition orale, dont le sens reste souvent obscur pour les non-initiés. « High », « défonce », « montée », « descente », « flash »… : on accumule les expressions approximatives, stéréotypées et sujettes à interprétation. Il serait pourtant faux de croire que ce vocabulaire repose uniquement sur le folklore et la subjectivité. Il est au contraire vraisemblable que cette expérience partagée et issue de processus à la fois physiologique et pharmacologique fasse sens commun pour les usagers lorsqu’elle est employée dans un contexte de consommation. Il est donc plus que souhaitable que la recherche s’intéresse au phénomène du ressenti des consommateurs de substances illicites, et particulièrement à la manière dont ils s’expriment sur ce sujet, afin de mieux comprendre les processus de transmission des informations entre usagers ainsi que les mécanismes neurobiologiques qui expliquent la prévalence de certains gestes techniques a priori énigmatiques.

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Flash

Ressenti spécifique lié à l’injection de certaines drogues, caractérisé par un pic intense – pas forcément agréable pour les primo-injecteurs – qui ne dure pas mais reste dans la mémoire des usagers comme étant la part déterminante du processus d’injection2. Le « flash » est consécutif à l’invasion soudaine du cortex cérébral par la substance. La sensation est forte, c’est ce court moment – de quelques secondes à plusieurs minutes – où le cerveau ressent les premiers effets de l’injection. Le « flash » est une particularité de l’injection de cocaïne, d’amphétamines, de méthamphétamines et de morphine. Dans le cas de l’héroïne, les avis sont partagés : il est parfois admis que certains brown sugars, dont le raffinage succinct a conservé une forte teneur en morphine-base, peuvent provoquer un flash.

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Montée

La montée correspond à l’installation progressive du « high » suite à l’injection. C’est la phase qui permet de mesurer la qualité d’un produit et ses caractéristiques. La montée est presque aussi recherchée que le « flash », et les deux sensations sont parfois difficiles à différencier. Elle se reconnaît au sentiment d’ivresse qui envahit lentement, jusqu’à une phase plateau. Selon les produits, elle est suivie d’une phase de descente plus ou moins éprouvante.

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Héroïne brune (brown sugar)

Sensation intense de chaleur et bien-être sous une forme aiguë durant quelques minutes, picotements, suivis de l’installation du « high » pendant 3 à 6 heures.

Coke

Coke

pic d’euphorie et d’emballement intellectuel, sentiment de surpuissance paroxystique qui dure 5 à 20 mn selon la qualité du produit, immédiatement suivi d’un sentiment de dépression.

Descente de coke

Sentiment insurmontable d’effondrement, de dépression intellectuelle et morale qui succède sans transition à l’euphorie du flash. Ce phénomène existe avec d’autres modes de consommation de la cocaïne (sniff et surtout cocaïne basée). C’est la « descente de coke » qui provoque l’augmentation exponentielle des doses pour retrouver le bien-être du flash, ce qui a pour effet d’augmenter parallèlement les risques d’overdoses. Généralement, une session d’injection de cocaïne dure jusqu’à épuisement de la ressource disponible car – contrairement aux opiacés – plus on absorbe de produit actif, plus la « descente » prend le pas sur « le flash » et débouche sur l’incapacité à le retrouver.

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Amphétamines

Assez voisin du flash de coke en plus puissant, plus physique, la différence majeure c’est la montée qui succède et qui installe l’injecteur d’amphétamine dans un « high » qui dure plusieurs heures.

Morphine

La morphine provoque un flash d’une grande intensité, à base de picotements qui envahissent tout le corps accompagnés d’une sensation d’euphorie propre à l’usage d’opiacés.

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Héroïne blanche

Pas de « flash », lente installation du « high » et montée progressive. Une overdose peut survenir après.

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Les RC, Legal High, Designer Drugs etc…

Dans la grande majorité des cas, ces psychostimulants, achetés principalement sur Internet ne sont pas injectés. Cependant, quelques expériences repérées dans certains groupes communautaires (« slameurs ») laissent entrevoir la possibilité de pratiques d’injection, en dehors de toute transmission de savoirs profanes issus de la communauté des usagers.

Précision Technique : la Tirette

asud-journal-54 injection paradoxale fille

La tirette consiste à faire remonter un tout petit peu de sang dans le corps de la pompe, dès que l’on a réussi à trouver la veine. Théoriquement, cela sert surtout à vérifier qu’après avoir desserré son garrot ou simplement après avoir planté l’aiguille, on est toujours dans la veine, l’objectif étant de ne rien envoyer à côté. Malheureusement, beaucoup pensent que ce flux sanguin est également chargé de produit et pouvoir réinjecter du produit au moyen d’une tirette est une croyance qui persiste.

En résumé, « la tirette » n’est pas une pratique à risque dans son principe. Pour faire durer la sensation, d’autres usagers injectent le produit le plus lentement possible, voire font une pause de quelques secondes après avoir injecté la moitié de la substance, ce qui permet de surcroît de limiter un peu plus les risques de surdoses.

Vérifier que l’aiguille est toujours dans la veine avant d’injecter est nécessaire et cela évite les complications liées aux « shoots ratés », à savoir les substances injectées à côté de la veine qui provoquent abcès et œdèmes. Ce qu’il faut combattre c’est la légende qui voudrait que la « tirette » soit un booster de sensation qui amplifie l’effet des produits ( notamment  le « flash » de coke) . Une croyance qui ne résiste pas à l’analyse scientifique des pratiques d’injection.

Tableau indicatif des effets ressentis pour les principales substances injectées

Substances Flash Montée Descente Ressentis avant overdose Symptômes physiques et comportements
Héroïne brune (brown, rabla etc…) OuiPicotement du à un raffinement succinct de la substance, qui le rapproche de la morphine OuiLe « high » : sensation de « défonce » qui s’installe progressivement NonAbsence de « descente »avec les opiacés NéantAbsence de ressenti précurseur de l’overdose Chaleur corporelleDémangeaison (codéine)

Vomissements pour les non-intoxiqués

Paupières lourdes

Rétrécissement des pupilles

Héroïne blanche (blanche, thaïlandaise…) NonPas de sensation spécifique immédiate juste après l’injection OuiSensation de « défonce » qui s’installe progressivement NonIdem Néantidem
Morphine ou morphinique (Skénan) OuiPicotements caractéristiques de l’injection de morphine (durée quelques minutes) Ouiidem Nonidem Néantidem idem
Cocaïne et crack OuiSentiment de bien-être et d’extrême lucidité

Craving du à la recherche frénétique du « flash »à la faveur de nouvelles injections

Non OuiSentiment de déprime qui succède immédiatement au flash. OuiLe sentiment de panique qui précède une overdose sert d’avertissement et en même temps aggrave le risque d’accident Accélération du rythme cardiaqueChaleur

Bouche sèche

Rares vomissements

Pupilles dilatées

Amphétamines et méthamphétamines (speed) OuiSensation aigüe de sentiment de surpuissance

Hallucinations auditives (chuintement électrique)

oui oui OuiIdem Idem
Catinones ( RC) oui oui oui oui Idem
BenzodiazépinesAnti-épileptiques : Zolpidem(Stilnox),
Diazepam (Valium), Clonazepam (Rivotril)
ouiEuphorie

Désinhibition

Certaines benzodiazépines sont recherchées pour leur effet stimulant (Stilnox)

oui non néant Perte de mémoireViolence physique

Chutes

LSD non NonOn entre d’un seul coup dans un trip d’acide oui néant Hallucinations visuelles
Kétamine non OuiMontée extrêmement forte oui Hallucinations« K-hole »
MDMA non oui oui
Méthadone non oui non ouiFort « piquage de nez » avec perte de conscience temporaire Symptômes opiacés

[1] L’injection de nicotine est pratiquée dans quelques rares essais thérapeutiques (dosage au microgramme).

[2] Certains assimilent le flash au « kiff » que l’on ressent en basant de la coke, mais il s’agit d’une approximation, faute de vocabulaire approprié pour définir l’infinie variété des sensations provoquées par l’usage des drogues.

 

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