Auteur/autrice : Bertrand Lebeau

La 62ème Commission des Stupéfiants de l’ONU, à Vienne, comme si vous y étiez !

J’avais 7 ans quand eut lieu la première Commission des stupéfiants de l’ONU. Je viens d’assister à la 62ème édition. La Commission on Narcotic Drugs (CND) se tient tous les ans à Vienne. Le « machin » a deux agences dans la capitale de l’Autriche : l’AIEA (Agence Internationale de l’Energie Atomique) et l’ONUDC (Office des Nations Unies Contre la Drogue et le Crime). Sans compter l’OICS, j’en reparlerai. Vienne rassemble donc l’atome civil (Three Miles Island, Tchernobyl, Fukushima) et la drogue, ce que l’ONU appelle le « World Drug Problem » (WDP). Bref les deux plus dangereuses substances au monde : les matières fissiles et les poisons de l’esprit. Respect!

La prohibition des drogues, on ne le dira jamais assez, est une auto-prophétie (self-fulfilling prophecy) : elle met les drogues aux mains des groupes criminels puis, ce forfait accompli, s’empresse de lutter contre les liens qu’elle a construit entre le crime et « la » drogue. Mais je m’égare.

C’était ma première CND. J’étais tout excité. Et je ne fus pas déçu. Ceux qui connaissent le festival d’Avignon me comprendront : il y a la session officielle et le (foisonnant) « of ». La session officielle : une délégation plus ou moins fournie et/ou prestigieuse de chacun des près de 200 pays (193 exactement) qui composent les Nations Unies vient expliquer (dans le meilleur des cas) combien il respecte les trois conventions qui dictent la vie internationale des substances psychoactives : la convention (dite unique) de 1961 (ne jamais oublier « telle que modifiée par le protocole de 1972 »), la convention de 1971 sur les substances psychotropes et enfin celle de 1988 contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes.

Ajoutons qu’un organe quasi-judiciaire de 13 membres nommés pour leurs compétences, en particulier dans le champ du droit et de la médecine, l’Organe International de Contrôle des Stupéfiants (OICS), créé en 1968 en accord avec la convention unique de 61 (telle que modifiée par le protocole de 72) veille jalousement à la scrupuleuse application des trois tables de la Loi. Son rapport annuel qui « désigne et condamne » (name and shame) les récalcitrants fut longtemps craint. Pour son grand malheur, c’est de moins en moins vrai. Mais elle parvient toujours à empêcher qu’aucun texte (forcément consensuel) de la CND ne comporte l’expression « harm reduction » (réduction des risques). Je sais, c’est dur à croire !

Cette session officielle ne peut être comprise que par ceux qui connaissent sur le bout des doigts le langage (complexe) de la CND, un peu comme les kremlinologues étaient seuls à comprendre pourquoi le camarade Popov, d’habitude au premier rang n’était désormais plus qu’au cinquième tandis que le camarade Lavrov avait pris sa place.

Chaque jour, après être passé par le portique de sécurité de l’entrée type aéroport (ceinture, montre et le reste), on monte au premier étage à côté de la salle plénière chercher le programme, on fait son choix : les réussites de la Turquie, du Cameroun ou des Philippines ( !) face au DWP, oui le fameux Drug World Problem ; les excuses du Surinam pour être mal situé géographiquement sur la route de la cocaïne alors évidemment… Ou bien encore le cannabis en Amérique du sud (détestable exemple donné par l’Uruguay et que bien d’autres pays de la région ont une furieuse envie de suivre, preuve que tout fout le camp !). Mais nulle part, hélas, les psychédéliques en médecine. Ce sera peut-être pour l’an prochain.

A côté donc de la session officielle, il y a les « side events » dans lesquels sont impliquées les ONG mais aussi certaines délégations officielles et parfois même les « organes » en particulier l’ONUDC et l’OMS. Disons le tout à trac : cette partie très « société civile » de la CND est la plus intéressante. On y croise même parfois des associations d’usagers, c’est dire ! J’ai ainsi assisté à de stimulantes sessions sur les amphétamines mais aussi sur la crise des opioïdes et le cannabis en Amérique latine. Et, pardon de me répéter, du Paraguay au Mexique, nombreux sont les pays que ça démange de légaliser comme l’Uruguay en 2013. Ah ! l’Amérique latine !

Bref, on a de quoi remplir sa journée d’autant qu’en sous-sol se trouve un restaurant qui, pour pas cher, nous offre une succulente nourriture. C’est grâce à Farid Ghehioueche, un vieil habitué, que j’ai découvert et le programme quotidien et le restaurant. Mais la CND touchait à sa fin. Combien je vais gagner de temps l’an prochain !

La CND, du 18 au 22 mars, était précédée par un « high level segment » les jeudi 14 et vendredi 15 mars, haut segment ministériel dont j’ai cru comprendre qu’il fut l’objet d’un bras de fer secret (mais connu de tous) entre la Russie et la France. Laissez-moi donc vous expliquer : nos amis russes s’appuient sur la « déclaration politique et plan d’action sur la coopération internationale en vue d’une stratégie intégrée et équilibrée de lutte contre le problème mondial de la drogue » datant de 2009 (et dont on fêtait les dix ans, pour celles et ceux qui suivent). La France préfèrait la déclaration de l’UNGASS 2016 (United Nations General Assembly Special Session) plus progressive et un zeste moins guerrière. On se doute que si la Russie trouve la déclaration de 2009 « équilibrée », ce n’est pas bon signe ! Disons aussi que les Ungass sont rares : il y en eut une en 1998 (j’y étais pour Médecins du Monde) et une autre en 2016. Elles se tiennent non pas dans la vieille Europe malgré les excellents strudels du café Mozart mais à New-York, s’il vous plait. Et qui ne connait pas le siège du machin ne connait (presque) rien…

La plateforme française des ONG (MdM, Aides, FA, Asud, FAAT…) avait préparé, dans le cadre de la sixième reconstitution du Fonds mondial, un évènement de haut niveau sur l’accès aux médicaments du sida, de la tuberculose et de la malaria qui fut, de l’avis général, un franc succès. Il donne sacrément envie d’être à Lyon le 10 octobre prochain ! Et j’eus l’honneur de prendre pendant une bonne minute la parole au nom d’Asud dans le side event qui portait sur le changement des politiques en Afrique de l’Ouest.

On rentre de cette CND dans un état de délabrement physico-psychique qui fait peine à voir.D’autant qu’ il y a la doc. Ah, la doc ! J’en ai ramené une pleine valise en provenance de UNODC, de l’EMCDD, du WHO et de diverses ONG. Je ne lirai pas tout mais c’est tellement rassurant d’avoirde la bonne grosse doc juste à côté, prête à être utilisée…

Sinon la guerre à la drogue, la plus longue guerre du XXème siècle disait Thomas Szasz, la guerre à la drogue donc, continue. Y compris dans l’enceinte des Nations Unies où s’affrontent à fleurets plus ou moins mouchetés les partisans d’une « prohibition progressiste » pour reprendre les termes d’Ethan Nadelmann (Europe, Amérique du sud et presque un peu du nord) et ceux d’une « prohibition punitive » (Russie, Chine, Iran…). Dieu que la guerre à la drogue n’est pas jolie ! Surtout en Asie confrontée, il est vrai, à une épidémie de méthamphétamine…

A propos : le vendredi 15,, nous avons, à une trentaine, organisé un « Die In » devant le stand des Philippines orné d’un grand (et provoquant) portrait du président Duterte qui a si bien appelé la population à tuer les usagers de meth et les dealers de rue que ces exécutions extra-judiciaires ont déjà coûté la vie à plusieurs milliers de personnes. On s’est fait salement engueuler par la Sécurité qui nous a expliqué qu’à ce train-là, certains s’immoleraient par le feu devant le stand du Canada pour avoir légalisé la beuh récréative ! Tu vois le malaise !

Je ne saurais oublier la venue à Vienne d’Eric Correa qui défendit avec brio le désir de la Creuse de devenir le grenier français du cannabis thérapeutique et des liens qui se tissèrent alors avec la délégation paraguayenne. Béchir Bouderbala (oui, de Norml) qui, avec 45 ans d’avance sur moi, assistait, lui aussi à sa première CND, s’est juré de revenir. Pour ne pas être en reste, j’ai dit que moi aussi. Et pour en ramener un papier lumineux cette fois ! Ah, j’oubliais, j’eus droit à un petit bizutage de la plateforme (française) des ONG avec l’aide de IDPC (International Drug Policy Consortium, la crème). Mais rien de méchant, je vous rassure. Vivement la 63ème !

Bertrand Lebeau Leibovici

LA MORT DE PRINCE ET LES OVERDOSES D’OPIACÉS

Whitney Houston est morte d’une crise cardiaque provoquée par la cocaïne, la première drogue en cause lors d’hospitalisations en urgence aux États-Unis. Philip Seymour Hoffman, mort d’une overdose d’héroïne, est devenu le symbole du grand retour de l’héro aux States. Quant à Prince, il serait mort d’une surdose de fentanyl, un puissant opiacé de synthèse qui, à lui seul, a provoqué au moins 700 décès en 2013 et en 2014 (cf : What is fentanyl and why did it kill Prince? AJC.com, 2 juin 2016).

Quelques jours avant son décès, il semble avoir fait une overdose d’oxycodone (Percocet® aux États-Unis).

Certains avancent que Prince souffrait d’une hanche, suite aux sauts qu’il faisait du point le plus élevé de la scène avec des chaussures à talons ! D’autres soutiennent qu’avant son décès, il n’avait pas dormi depuis 6 jours et 6 nuits…

 

UNE IMPRESSIONNANTE VAGUE D’OD

Les États-Unis sont touchés par une impressionnante vague d’overdoses liées aux opiacés : 47 000 décès en 2014, dont 29 000 liés aux médicaments antalgiques (antidouleur). Ces médicaments sont essentiellement la méthadone qui, contrairement à la France, a deux indications (comme TSO mais aussi comme antalgique), l’oxycodone (Oxycontin®, Oxynorm®) et le fentanyl.

En France, le fentanyl (50 à 100 fois plus antalgique que la morphine) existe sous trois formes : le patch (Durogésic®), le spray (Instanyl®), et en ampoule, utilisée uniquement par les anesthésistes-réanimateurs et, à un moindre degré, par les urgentistes. L’Instanyl® est réservé aux douleurs liées à des cancers et ne doit jamais être prescrit comme seul traitement antalgique. Il nécessite un traitement de fond, par exemple par Durogésic® ou par méthadone, et doit être utilisé à l’occasion des pics douloureux. Mais ces deux contraintes sont souvent ignorées des médecins, délibérément ou non. De fait, la majorité des prescriptions en France concerne des patients qui n’ont ni cancer ni traitement de fond.

Certes, les stars ne sont pas logées à la même enseigne que le reste de l’humanité. Elles sont riches, disposent de médecins personnels et peuvent se procurer à peu près tout ce qu’elles veulent. Mais elles représentent souvent la partie émergée de l’iceberg et il n’est pas du tout exclu que la vague d’overdoses qui déferle sur l’Amérique touche à son tour l’Europe. Ce n’est pas encore le cas. Commentant les résultats de la dernière enquête Drames, l’Ofdt note ainsi une légère augmentation des overdoses en France mais ajoute : « Si préoccupants que soient ces chiffres, la France reste une bonne élève parmi la communauté européenne. Elle enregistre en effet 4 à 5 fois moins de décès par overdose que l’Allemagne, et 6 à 7 fois moins que le Royaume-Uni. »

 

PRENDRE DES MESURES D’URGENCE

Quelles conclusions peut-on tirer de cette histoire ? La première, c’est de se souvenir que les opiacés sont des drogues dangereuses à cause de la dépression respiratoire qu’ils provoquent et de la surdose qui peut en résulter. La seconde, c’est qu’il n’est pas possible de laisser la main invisible du marché, en l’occurrence les laboratoires pharmaceutiques, réguler l’offre d’opiacés. Plusieurs scandales récents aux États-Unis ont impliqué des labos qui étaient prêts à tout pour que les médecins prescrivent qui de l’oxycodone, qui du fentanyl. Pourtant, le pire serait de revenir à l’époque où la prescription d’opiacés était si restrictive que l’on avait le droit, ou plutôt le devoir, de mourir dans d’horribles souffrances. Or, dans le champ des drogues, encore largement livré aux préjugés de toutes sortes, un tel retour du balancier n’est pas impossible.

Une série de mesures raisonnables pourrait être prise pour limiter cette explosion d’overdoses d’opiacés. Tout d’abord, permettre aux usagers, à leurs familles et à leurs proches d’avoir facilement accès à la naloxone, un antagoniste opiacé, sorte d’antidote de l’overdose, qui pourrait sauver de nombreuses vies. Mais la mise en place d’un programme ambitieux tarde, comme tout en France, d’ailleurs. En France, où le laboratoire Indivior (Subutex®, Suboxone®) devrait bientôt mettre sur le marché une naloxone en spray et qui, une fois dépassées certaines difficultés légales, pourrait être largement diffusée. Le laboratoire Ethypharm (Skenan®, Actiskenan®) travaille aussi sur une naloxone à large diffusion. En France, la naloxone n’existe actuellement que sous la forme d’ampoules de Narcan® dosées à 0,4 mg pour 1 ml et réservées à l’usage hospitalier.

Il faudrait aussi favoriser les agonistes partiels, comme la buprénorphine, qui mettent largement à l’abri des overdoses. Le gouvernement américain a d’ailleurs décidé, en avril dernier, de permettre à chaque médecin de prescrire de la buprénorphine non plus à 100 mais à 200 patients.

Il faudrait enfin assurer aux médecins et aux étudiants un enseignement de qualité sur les opiacés, tant dans la douleur que dans la substitution. Pour toutes ces mesures, il y a urgence !

Pas de pitié pour le Captagon®

* Simone de Beauvoir raconte dans le second tome de ses mémoires, La force de l’âge, comment elle s’était inquiétée quand Sartre, bourré de Corydrane®, lui avait confié qu’il était poursuivi par des crabes et des homards…

Selon le célèbre dicton militaire, on peut tout faire avec des baïonnettes sauf s’asseoir dessus. Avec des amphétamines, on peut faire la guerre, préparer des examens, écrire la Critique de la raison dialectique si l’on s’appelle Jean-Paul Sartre* ou… se faire sauter. Mais avant d’aller plus loin, petit détour par l’histoire.

Le mot composé est un peu technique : pharmaco-psychose. Une substance psychoactive, une drogue, peut provoquer transitoirement un état psychotique, c’est-à-dire de perturbation globale du rapport à la réalité. Aucune drogue n’est mieux placée que l’amphétamine pour illustrer ce phénomène. Nous sommes des machines à deux temps (veille/sommeil) et la perturbation de ce rythme est notre plus grande vulnérabilité, bien avant la soif ou la faim. Après deux ou trois nuits sans sommeil, un être humain présente des hallucinations, se livre à des interprétations délirantes et peine à effectuer des tâches simples. Les Soviétiques, qui le savaient, utilisaient la privation de sommeil comme arme de torture (comme le montre bien le film de Costa-Gavras, L’aveu (1970), tiré du livre éponyme d’Artur London). Au bout de quelques dizaines d’heures, les plus solides signaient des aveux délirants pour qu’on les laisse un peu dormir. Autre manière de dire que les amphétamines, dès qu’on en abuse, rendent fou. J’ai relu, pour écrire cet article, Speed. La déglingue, de William S. Burroughs Jr., que j’avais beaucoup aimé au moment de sa publication en français en 1971. Je n’aurais pas dû, j’ai été très déçu. C’est le risque, bien connu, des relectures…

« La benzédrine a gagné la bataille d’Angleterre ! »

L'aveu affiche

Avec les psychiatres, les militaires se sont toujours beaucoup intéressés aux substances psychoactives. Soit pour renforcer les capacités de leur propre armée, soit pour désorganiser celle des autres (on a songé à utiliser le LSD dans ce but). Les amphétamines sont nées quelques décennies avant qu’elles ne soient utilisées durant la Seconde Guerre mondiale. À la fin du XIXe siècle, des chimistes japonais isolèrent le principe actif d’une plante, l’éphédra, connue de longue date pour dilater les bronches, augmenter la pression artérielle et stimuler le cerveau (Dr G. Varenne, L’abus des drogues, Charles Dessart éditeur, 1971, chapitre V : « La dépendance du type amphétaminique ».). Il suffira d’une simple modification de ce principe actif, baptisé éphédrine, pour obtenir, dans les années 20, un produit beaucoup plus puissant, la première amphétamine. Les essais cliniques eurent lieu aux États-Unis dans les années 30. Quelques années avant le début de la deuxième guerre mondiale apparut la dexamphétamine (benzédrine ou Maxiton®), puis la méthylamphétamine commercialisée en Allemagne sous le nom de Pervitin®. C’est la « meth » d’aujourd’hui.

Approches Drogues et Ivresse Junger couvertureSi les stimulants sont absents de la Première Guerre mondiale ou presque (Dans Approches, drogues et ivresse, Ernst Jünger raconte comment, à la fin de la Grande Guerre, les premiers aviateurs allemands consommaient de la cocaïne pour diminuer la fatigue et la peur et comment ils lancèrent la mode de cette substance), les amphétamines vont donc dominer la Seconde, surtout au début. Elles semblaient avoir toutes les propriétés pour décupler l’énergie, la résistance à la fatigue, à la faim et à la peur. Durant la bataille d’Angleterre où l’aviation britannique luttait dans le ciel contre les Stukas allemands dans un état de grande infériorité numérique, mécaniciens comme pilotes consommaient de la benzédrine. Certains pilotes anglais se posèrent même sur des aéroports français tant ils étaient « défoncés » ! À la fin de cet épisode crucial, les journaux britanniques titrèrent : « La benzédrine a gagné la bataille d’Angleterre ! » On abandonna les speeds, du côté allié comme de celui des forces de l’Axe, quand on comprit que, sous l’effet de cette substance, l’efficacité s’effondre rapidement tandis que le sentiment d’efficacité continue à croître. Cette disjonction était fatale ! Seuls les Japonais continuèrent à utiliser largement les amphétamines. Lorsque l’Empire nippon s’effondra, après Hiroshima et Nagasaki, d’énormes stocks militaires se retrouvèrent sur le marché noir, donnant lieu à la première grande épidémie « civile » de consommation de cette substance. Les actes de violence et les décompensations psychiatriques se multiplièrent au point que le Japon disposa durant les vingt années suivantes d’un quasi-ministère de la lutte contre les amphétamines. Actuellement, certains pays d’Asie du Sud-Est sont confrontés à une épidémie de consommation de méthamphétamine. C’est en particulier le cas de la Thaïlande, qui tente de lutter contre des laboratoires clandestins installés du côté birman de la frontière. Les étudiants, les prostituées, les camionneurs furent les premiers consommateurs de Yaba (le médicament qui rend fou), mais l’usage s’étend.

Un marché qui explose au Moyen-Orient

Captagon Pascal 1Venons-en au terrorisme. Certains témoins racontent que, le 13 novembre dernier, les tueurs du Bataclan tiraient de manière mécanique à hauteur d’épaule en tournant sur eux-mêmes. Debout au milieu des gens qu’ils abattaient, ils ne déviaient pas leurs tirs sauf pour réarmer. Ce qui expliquerait qu’il n’y ait pas eu plus de victimes, en particulier parmi ceux qui, terrorisés, se sont allongés les uns sur les autres, à leurs pieds. Voici, par ailleurs, comment le gérant d’un cybercafé décrit Salah Abdeslam le soir des attentats : « Ce qui m’a interpellé, c’est que cet homme avait l’air d’avoir bu ou consommé de la drogue. Son visage et ses yeux étaient gonflés – se souvient le vendeur. Il ressemblait à un des nombreux toxicomanes que l’on rencontre à Château-Rouge » ( Le Monde du 01/01/16). Les tueurs étaient-ils sous Captagon® (fénétylline), une amphétamine classée comme stupéfiant depuis 1986 et qui inonde littéralement les marchés clandestins moyen-orientaux depuis quelques années ? À Beyrouth, un prince saoudien s’est fait prendre en octobre 2015 avec, excusez du peu, deux tonnes de Captagon® ! Il s’apprêtait à prendre l’avion pour son beau pays. Et l’Arabie saoudite vient d’annoncer une prise de cinq millions de pilules d’amphétamines (lepoint.fr, 27/12/15), avec peine de mort à la clé pour les trafiquants. D’après les chiffres de l’Organisation mondiale des douanes, la quantité de pilules saisies dans les pays de la péninsule arabique a fortement augmenté ces dernières années : plus de 11 tonnes de Captagon® en 2013, contre 4 seulement en 2012 (Sciences et Avenir du 17/11/15).

Comme toutes les amphétamines, le Captagon® fait disparaître le besoin de dormir et de manger, du moins dans certaines limites, et diminue la peur. D’après certaines sources, il ferait aussi disparaître tout sentiment de pitié (Je me permets de renvoyer à mon article « Des drogues et des violences », revue Chimères, n°85). Dans un contexte moins tragique, une telle remarque ferait rire. Si quelqu’un a préalablement extirpé de son esprit tout sentiment de pitié, le passage à l’acte violent ou cruel lui sera probablement facilité par la prise d’amphétamines. Mais ce préalable est nécessaire. Comme pas mal d’étudiants de mon époque, j’ai consommé du Captagon® pour réviser mes examens et je ne me souviens pas avoir utilisé des armes de guerre contre des civils désarmés, installés à la terrasse de cafés ou assistant à un concert de musique… De même, il est probablement plus facile de se faire sauter sous Captagon® quand on a, au préalable, décidé de le faire.

Bref, il faudra trouver autre chose que le Captagon® comme circonstance atténuante aux tueurs de Daesh. Mais la présence massive d’amphétamines dans l’une des régions les plus chaotiques et violentes de la planète n’a rien de rassurant. Bonne année 2016 !

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Quand le cannabis sera légal en France…

Alors que l’opération policière de Saint-Ouen bat son plein et ne fera, dans le meilleur des cas, que déplacer le problème, j’aimerais proposer quelques réflexions sur les questions qui se poseront lorsqu’on légalisera le cannabis en France.

Un marché ultraviolent

La prohibition du cannabis vit ses dernières années (ses dernières décennies ?) en Europe et aux États-Unis. Le but fondamental de la prohibition est de limiter, autant qu’il est possible, la consommation de drogues considérées comme dangereuses et ce, à l’échelle nationale et internationale. Il est clair, les enquêtes ne cessent de le démontrer, que cet objectif, concernant le cannabis, est un cuisant échec. Avec plusieurs conséquences dont l’une est dramatique. Si le cannabis est une drogue dont la dangerosité est faible, le trafic de cannabis, un marché considérable puisqu’il approvisionne en France des millions de fumeurs, est devenu d’une extrême violence. Alors que le chômage des jeunes est massif, l’entrée dans le biz du cannabis est une tentation presque irrésistible (en particulier pour les « jeunes de cités ») et participe largement à la déscolarisation de choufs de 10 ans tandis que les valeurs de la mafia viennent corrompre celles de la démocratie. La règle est simple : plus un marché illégal est lucratif, plus il est violent et plus il finit par se trouver aux mains de groupes criminels qui règlent leurs comptes à coups de kalachnikov. Exemple : l’ultraviolent trafic de cocaïne au Mexique qui vise le marché américain.

Usage public et/ou privé

Dans les lignes qui suivent, je me situe donc dans la perspective d’une légalisation de la production, de la distribution et de la consommation de cannabis. Il y aurait un grand débat à mener, il l’a été en partie par Terra Nova (Cannabis : réguler le marché pour sortir de l’impasse,
Christian Ben Lakhdar, Pierre Kopp et Romain Perez, Terra Nova, décembre 2014)
, sur le modèle de légalisation : monopole d’État et « commerce passif » (Une alternative à la prohibition des drogues : la légalisation contrôlée, Francis Caballero in La prohibition des drogues, regards croisés sur un interdit juridique, sous la direction de Renaud Colson, Presses universitaires de Rennes, 2005), légalisation dans un cadre concurrentiel, modèle libertaire des cannabistrots. Mais je le laisse de côté.

Yes we cannabis normlLa toute première question porte sur l’usage public et l’usage privé. Ce n’est pas une mince affaire. Pour des raisons évidentes, les manifestations pour la légalisation du cannabis laissent flotter un nuage de fumée clandestine. Mais qu’en sera-t-il lorsque le cannabis sera légalisé ou même la consommation seulement dépénalisée ? En Belgique, par exemple, l’usage privé de drogues n’est pas pénalisé, seul l’usage public l’est. Pour deux raisons : la consommation publique peut avoir une dimension prosélyte ; à l’inverse, elle peut heurter certaines personnes. À quoi il faut ajouter que les substances fumées, et elles seules, peuvent provoquer une consommation passive. Imaginons que demain la consommation soit dépénalisée ou le cannabis légalisé : on risque alors de voir des gens fumer, par pure provocation, des pétards sous le nez des flics. Et ce ne sera pas une bonne idée. Beaucoup de jeunes, habitant chez leurs parents, ne peuvent pas fumer chez eux et consomment donc dehors. De fait, l’usage public de cannabis est pratiquement devenu la règle en France, ce qui rend la question explosive. Or sans doctrine sur cette question, nous ne pourrons pas avancer. J’ajoute que, dans l’État du Colorado, le cannabis récréatif a été légalisé mais l’usage public reste interdit. Pour ma part, je suis partisan de l’usage privé, pour les deux arguments évoqués plus haut, quitte à créer des lieux où les consommateurs pourront fumer.

Le problème des mineurs

J’en viens au deuxième point qui a quelques liens avec le premier. La massification des usages de cannabis s’est accompagnée d’une précocité des consommations. Je ne sais ce que représentent les 12/18 ans en proportion du cannabis consommé, mais l’usage s’est répandu dans cette classe d’âge. Or personne, ni au Colorado, ni dans l’État de Washington, ni en Uruguay ne songe à légaliser la consommation pour les mineurs. Il y a donc là un sérieux problème. Je ne vais pas développer les arguments de santé publique qui militent en faveur de l’abstinence de drogues – alcool et tabac compris – chez des jeunes en pleine croissance. Mais, comme disait De Gaulle, il n’y a pas de politique qui vaille hors des réalités. Si le cannabis était légalisé demain par Hollande et Valls (!), les usages de substances psychoactives par les mineurs ne cesseraient pas magiquement. On peut même penser que la consommation augmenterait aussi pour cette classe d’âge, au moins dans un premier temps. Et on sait bien que les grands achèteront pour les petits. Il suffit, au demeurant, de voir comment la politique en matière de tabac et d’alcool est appliquée concernant les mineurs… Il faut l’admettre, le fait d’interdire l’usage public mettra les mineurs dans une situation difficile. Mais il n’y a aucune solution simple à ce problème. Il nous amène au troisième débat.

Refonder la prévention

Lorsque l’on examine les campagnes pro-cannabis américaines, on constate que la question des emplois induits par la légalisation ou des taxes décidées par l’État constitue un argument central et il n’y a, après tout, rien de choquant à cela. On comprend combien il est puissant dans un État comme la Californie, toujours au bord de la faillite. Mais cette question en cache une autre au moins aussi importante : quelle sera la part des taxes qui sera consacrée à la prévention et aux soins ? La réduire à la portion congrue voudra dire que l’on n’aura tiré aucune leçon du tabac et de l’alcool comme drogues légales. Disons un mot de la prévention. Imaginer qu’elle demeure ce qu’elle est aujourd’hui serait absurde. Il faut, au contraire, refonder une prévention qui s’adressera à des « not yet users », des jeunes qui ne sont pas encore consommateurs mais pourraient le devenir. Donc aborder ces questions bien plus tôt qu’on ne le fait. Un ado de 12 ou 13 ans considère tout adulte qui lui parle de drogues comme un vieux con. C’est comme ça. Il faut aussi dire la « vérité » sur le cannabis : sa faible dangerosité, le plaisir qu’il peut procurer, mais aussi le fait qu’il a tendance à rendre paresseux ou casanier : après un joint fumé chez soi, on n’a pas toujours envie d’affronter le dehors. Et c’est une très mauvaise idée, pour un collégien ou un lycéen, de fumer dès le matin pour rêvasser pendant les cours. D’une manière générale, la consommation de drogues s’insèrera dans un discours plus large sur les conduites à risques : risque sexuel, routier… Tout cela demande des formateurs, des moyens, bref, le nerf de la guerre. Si la légalisation du cannabis devait s’aligner sur celle du tabac et de l’alcool, si une part substantielle des taxes n’était pas consacrée à une prévention et à des soins inspirés de la réduction des risques et des dommages, ce serait une vraie défaite pour la santé publique.

J’évoquais le risque routier. Un alcoolique ou un héroïnomane en manque au volant peut être très dangereux pour lui-même et pour les autres. Sur cette question, je reste donc un farouche partisan des tests psychomoteurs simples qui peuvent être demandés au conducteur au bord de la route en tenant compte de l’âge. Être capable de faire des index/nez, de marcher un pas devant l’autre ou de tenir debout sur une jambe a bien plus de valeur que des tests salivaires. À ma connaissance, ces derniers continuent à souffrir du fait que le cannabis est lipophile, c’est-à-dire qu’il se fixe sur les graisses. Il est donc difficile d’affirmer qu’une personne présentant un test salivaire positif au cannabis est bien sous l’influence psychoactive de la substance et non pas qu’il a fumé un joint la veille.

En réalité, le vrai problème du cannabis est son association avec l’alcool car au « flou » que provoque la beuh ou la résine s’ajoute la désinhibition liée à l’éthanol. Ce n’est pas un hasard si le meilleur argument des prohibitionnistes consiste à dire : pourquoi voulez-vous ajouter un troisième poison légal, le cannabis, à ces deux poisons légaux que sont le tabac et l’alcool ? Les campagnes de prévention en matière de risque routier, en particulier en France où la consommation d’alcool reste élevée, devraient prioritairement viser cette association dont de nombreuses études montrent qu’elle augmente l’accidentalité d’un facteur 10. Quel que soit l’amour qu’on porte au cannabis, on préfèrera un pilote d’avion qui n’en a pas fumé avant de décoller, comme on préfèrera qu’un technicien qui occupe un poste à responsabilité dans une centrale nucléaire ne soit pas raide def.

Usage public/usage privé, consommation des mineurs, part des taxes qui serait réservée à la prévention et aux soins, risque routier et professionnel : voilà quelques questions qui mériteraient un large débat. Car elles sont devant nous, qu’on le veuille ou non.

Alcoologie :le grand bouleversement

Avant le grand chambardement actuel, trois médicaments ayant l’alcool pour indication – l’Espéral® (disulfirame), l’Aotal® (acamprosate) et le Revia® (naltrexone) – avaient obtenu leur Autorisation de mise sur le marché (AMM), en 1977 pour l’Espéral®, 1987 pour l’Aotal®, et 1996 pour le Revia®. Ils visent uniquement au maintien de l’abstinence, nullement à la consommation contrôlée qui, dans l’alcoologie classique, était considérée comme un objectif impossible à atteindre.

L’Espéral® est un médicament « antabuse » qui rend malade celui ou celle qui boit après avoir pris un comprimé le matin. Son mode d’action ne repose pas sur une diminution de l’envie de boire mais sur la peur d’être malade (bouffées de chaleur, augmentation du rythme cardiaque…), ce qui peut être utile quand il n’y a pas d’autre solution et quand le corps doit faire un break. Mais il exige une abstinence stricte.

L’Aotal® et le Revia® aident au maintien d’une abstinence préalablement obtenue. Leur mode d’action diffère, et ils peuvent donc être associés. Le principe actif du Revia® est la naltrexone, l’un des deux antagonistes opiacés les plus utilisés avec la naloxone (principe actif des ampoules de Narcan® qui servent à lutter contre une overdose d’héroïne ou de tout autre opiacé vrai). Lorsque la naltrexone sert au maintient de l’abstinence chez l’alcoolodépendant (par un mécanisme qu’on connaît mal), elle porte donc le nom commercial de Revia®. Mais lorsqu’elle sert au maintien de l’abstinence chez l’héroïnomane, elle s’appelle Nalorex®. On conviendra qu’il n’est pas fréquent qu’un médicament porte deux noms différents suivant la « maladie » ou la « population » concernée. Les alcooliques à droite, les héroïnomanes à gauche (ou l’inverse) ! Tout comme l’Aotal®, le Revia® doit être pris une fois le sevrage d’alcool accompli, pour aider à maintenir l’abstinence en diminuant l’envie de boire. Il va sans dire que le Revia® ne peut être prescrit à des personnes sous TSO ou à des héroïnomanes actifs, sauf à provoquer un état de manque.

Le dernier verreAprès la publication en 2008 du livre d’Olivier Ameisen, Le dernier verre, le baclofène commença à être prescrit. Il se trouve désormais dans une catégorie entièrement faite pour lui : la Recommandation temporaire d’utilisation (RTU), qui peut durer jusqu’à trois ans. « Pourquoi pas une Autorisation temporaire d’utilisation (ATU) ? », demanderont unanimement les lecteurs d’Asud. Parce qu’elle précède l’AMM et que le baclofène en a une depuis… quarante ans ! Mais dans une indication qui n’a pas grand-chose à voir avec l’alcool : les contractures douloureuses et involontaires dans certaines maladies neurodégénératives comme la sclérose en plaques (SEP). Le baclofène avait dès le départ deux objectifs différents dans l’alcool : l’abstinence et la consommation contrôlée.

Un nouveau médicament, le Selincro® (nalméfène), a obtenu une AMM dans l’alcool en décembre 2013, la première depuis le Revia®, ça n’arrive donc pas souvent. Le Sélincro® est une sorte de SuperRevia : le Revia® bloque les récepteurs opioïdes mu tandis que le Selincro® bloque les mu et les kappa. Si je n’ai pas encore d’avis clinique sur le Selincro®, il y a déjà une révolution dans son positionnement : c’est le premier médicament disposant d’une AMM dans l’alcool qui permet au patient de choisir entre abstinence complète et consommation contrôlée. Une alternative que les alcoologues classiques considéraient le plus souvent comme une hérésie. Ce qu’ils refusaient de voir, c’est qu’avec une aide pharmacologique, les patients peuvent « contrôler » leur consommation. Un tel contrôle signifie presque toujours qu’ils doivent compter les unités d’alcool qu’ils consomment et apprendre à noter quotidiennement les quantités qu’ils boivent. Nous attendons pour bientôt l’Alcover®, utilisé depuis plusieurs années en Italie. En alcoologie, c’est bien le grand bouleversement.

Quoi de neuf Doc ? (mars 2015)

De nouveaux kits d’injection

La prochaine trousse Steribox® contiendra deux filtres, le filtre traditionnel et un filtre toupie, plus performant vis-à-vis des « poussières » et des bactéries. La réutilisation est de plus impossible et il n’y a pas de contact entre la membrane et les doigts. Pourtant, de nombreux usagers sont critiques : perte de produit, complexité d’utilisation, taille encombrante. Ce débat n’est pas minime. Une préparation de l’injection qui diminuerait le risque de contamination bactérienne serait un grand progrès. Certains soutiennent qu’il faut d’abord faire un filtrage traditionnel puis, seulement après, utiliser le filtre toupie. Je suis incapable de répondre à la question mais elle est importante et mériterait une « table ronde ».

Dépistage au travail

J’ai lu que les tests anticannabis allaient être utilisés dans les entreprises avec un certain nombre de garanties… Je ne connais pas le dossier mais j’ai clairement compris qu’il y avait un malentendu dans cette histoire. Si un patron veut savoir si son employé fume et si le test salivaire est positif, il se fout de savoir s’il a fumé avant-hier ou hier. En revanche, lorsque ces tests sont utilisés le long des routes pour vérifier que les personnes ne conduisent pas sous l’influence du joint, le test salivaire est incapable de répondre à une telle question. Il y a trop de faux positifs et de faux négatifs (lire à ce sujet : De la difficulté de légiférer sur la conduite en état d’ivresse stupéfiante). S’il faut peut-être lutter contre le cannabis au volant (surtout mélangé à l’alcool), il faut pour cela disposer de tests permettant d’affirmer que la consommation est récente et que la personne est bien sous l’influence du cannabis. On n’en est pas là. Pour revenir à l’entreprise, peut-être verra-t-on, dans quelques temps, des syndicats se battre pour que les tests cannabis, cocaïne et autres n’aient pas lieu le lundi matin comme l’ont déjà fait des syndicats américains.

Amsterdam : tourisme, overdoses et RdR

Deux jeunes Britanniques sont morts récemment à Amsterdam pour avoir sniffé de l’héroïne blanche vendue pour de la cocaïne. Il y avait déjà eu un mort en octobre dernier et plusieurs personnes ont été hospitalisées après en avoir sniffé. Des questions se posent : d’où vient cette blanche ? Est-ce le Triangle d’Or qui se remet à produire ou est-ce en Syrie ou en Asie centrale que des chimistes la raffinent ? Quoi qu’il en soit, elle doit être relativement forte et difficile à écouler puisqu’il faut la faire passer pour de la coke pour la vendre. À moins que Daesh ait aussi lancé le djihad de la drogue, l’un des signes les plus visibles de la décadence des peuples européens. Conjecture peu vraisemblable.

En attendant, la ville d’Amsterdam a pris les choses en main et d’énormes panneaux expliquent : « N’achetez pas de cocaïne dans la rue, ce peut être une héroïne mortelle ». Des tests permettant de reconnaître les opiacés ont aussi été distribués. La « blanche » a dominé le marché de l’héroïne jusqu’à la fin des années 70. Elle pouvait être coupée à 90% avec des poudres blanches. Puis le « brown sugar », supposé être de l’héroïne n°3 moins raffinée que la blanche, venu, lui, de la frontière pakistano-afghane, a gagné. Le bruit courait qu’il y avait ici ou là un « plan de blanche » mais ce n’était pas fréquent. Elle est réapparue ces derniers temps et les trois morts d’Amsterdam lui donnent une grande publicité. Certains amateurs d’héroïne vont aller à Amsterdam en espérant se faire arnaquer…

Souvenirs de Jimmy Kempfer

C’est Fabrice Olivet qui m’a rappelé que Jimmy Kempfer avait rejoint Limiter la casse via une association née d’une scission d’Asud et qui s’appelait Substitution Autosupport. Phuong Charpy et le regretté Gilles Charpy en étaient les animateurs. Mais je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans… J’ai tout de suite eu de bons rapports avec Jimmy. On a beaucoup parlé depuis qu’on en a fait un slogan (et on a eu raison) de « l’expertise de l’usager ». Jimmy avait au plus haut point cette qualité. Ses articles en témoignent. Les thèmes de ses papiers étaient intéressants et le point de vue original. J’aimais ce qu’il écrivait. Jimmy avait une passion pour les livres sur les drogues, les affiches, les objets. C’est grâce à lui que j’ai retrouvé un bouquin publié en 1967 chez Denoël, dans la célèbre collection « Les lettres nouvelles » dirigée par Maurice Nadeau : Les drogués de la rue, des récits de vie de junkies new-yorkais recueillis par Jeremy Larner et Ralph Tefferteller. Un des meilleurs livres que j’ai lus dans les années 70. Salut Jimmy, toi qui as été embarqué dans notre bande et as su conduire ta barque depuis vingt ans que nous nous sommes connus. Je te salue, mon pote.

Les aventures françaises du cannabis médical (suite)

Chère lectrice, cher lecteur, vous arrive-t-il de fouiner dans Légifrance, le site officiel du gouvernement français pour la diffusion des textes législatifs et réglementaires ? Non ? Eh bien vous avez tort, comme le montre la belle histoire du cannabis médical en France et son dernier épisode, le Sativex®1.

L’article R.5181 du 28 novembre 1956 du CSP interdit toute utilisation du cannabis à des fins médicales. Cette date ne doit rien au hasard : c’est l’année où le Maroc acquiert son indépendance. Deux ans auparavant, la Régie française des kifs et tabacs créée en 1906 et qui, pendant un demi-siècle a promu et vendu du kif au Maroc, disparaît. Il n’est donc plus interdit d’interdire… le cannabis !

THC de synthèse

Cette version de l’article ne sera modifiée que le 31 décembre 1988 puis quatre autres fois jusqu’à la version du 8 août 2004. En effet, en juin 2001, Bernard Kouchner, qui avait fait de la lutte contre la douleur un axe fort de sa politique, annonce qu’il est favorable aux utilisations médicales du cannabis et des cannabinoïdes et charge l’Afssaps (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé) du dossier. Que se passe-t-il alors ? Une nouvelle version de l’article, en date du 8 août 2004, est alors rédigée. Le diable se cachant dans les détails, ce texte interdit toujours le cannabis et ses dérivés à des fins médicales mais, et c’est la nouveauté, à l’exception du THC de synthèse. Le détail, c’est « de synthèse ».

asud-journal-54 Marinol

L’Afssaps met alors en place une Autorisation temporaire d’utilisation (ATU) pour le Marinol® (dronabinol), un THC de synthèse précisément, qui se présente sous la forme de gélules dosées à 2,5 mg, 5 mg et 10 mg. Habituellement, une ATU concerne des médicaments qui n’ont pas encore d’Autorisation de mise sur le marché (AMM) mais qui pourraient déjà être utiles à certains patients. Ainsi, dans le cadre du sida, où les avancées thérapeutiques sont constantes, de nombreux médicaments disposent d’ATU « de cohorte », c’est-à-dire pour un nombre plus ou moins important de patients. Mais il existe une autre ATU, bien plus contraignante, l’ATU dite « nominative » : après examen du dossier concernant un seul patient et pour une période limitée, l’Afssaps donnait ou ne donnait pas d’autorisation.

Il y avait deux manières de mettre en œuvre cette ATU nominative. La première aurait consisté à donner un minimum d’informations sur son existence aux médecins hospitaliers, seuls habilités à prescrire, et aux pharmaciens hospitaliers, seuls habilités à délivrer. À élaborer et rendre publique une liste de maladies dont cette ATU pouvait éventuellement relever. À faciliter, autant qu’il était possible, le travail des prescripteurs tant ces dossiers d’ATU nominative sont chronophages.

Une centaine d’ATU nominatives

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C’est l’exact contraire qui fut fait : absence de publicité, opacité des décisions (souvent négatives), demandes concernant les médicaments dont le patient avait déjà bénéficié, voire de bibliographie justifiant l’indication. Autant dire que le dispositif visait à décourager les (rares) prescripteurs. Il y parvint parfaitement : en dix ans, une centaine d’ATU nominatives de Marinol® fut attribuée…

Naïvement, certains tentèrent de savoir pourquoi un autre médicament, le Sativex® dont on parle tant aujourd’hui, ne pouvait pas être prescrit, même dans le cadre contraint de l’ATU nominative. Contrairement au Marinol®, il associe deux cannabinoïdes, le THC, principe psychoactif du cannabis, et le cannabidiol (CBD), qui n’est pas psychoactif. La principale raison de cette association est que le THC seul provoque souvent une anxiété que vient heureusement contrebalancer le CBD. La raison du refus de l’Afssaps était simple mais habituellement ignorée tant l’affaire avait été habilement ficelée : seul le THC de SYNTHÈSE, comme l’indiquait la version du 8 août 2004, pouvait être prescrit. Or le THC et le CBD du Sativex® sont des cannabinoïdes NATURELS, c’est-à-dire extraits de la plante. Bien que n’étant pas psychoactif, le CBD, était en outre exclu de l’ATU !

En février 2013, Marisol Touraine fit connaître son intérêt pour le Sativex® et confia à l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM, qui a succédé à la défunte Afssaps trop compromise dans le scandale du Médiator®) le soin de mettre en œuvre les conditions d’une AMM pour ce médicament. Le décret du 5 juin 2013 donc l’article R.5181 du CSP qui interdisait l’utilisation du cannabis en médecine depuis cinquante-sept ans.

asud-journal-54 tête cannabis

Une nouvelle usine à gaz ?

Quelle est la morale de cette histoire ? Tout d’abord, on se demande bien pourquoi ce n’est pas Bernard Kouchner, signataire de l’appel du 18 joint de 1976 et sensible à l’utilisation du cannabis dans la douleur, qui a abrogé l’article qui bloquait tout. Ensuite, et l’essentiel est là, on peut poser la question suivante : l’AMM du Sativex® ouvre-t-elle enfin de vraies perspectives pour le cannabis médical, tant sur le plan de la recherche clinique que des indications ou est-on face à une nouvelle usine à gaz qui permettra, tout comme l’ATU nominative du Marinol®, de geler la situation pour les dix prochaines années ?

Le Sativex® n’a actuellement en Europe qu’une seule indication : les contractures douloureuses de la sclérose en plaques et en deuxième intention, c’est-à-dire après que les autres traitements aient échoué. En France, seuls des neurologues hospitaliers pourront en prescrire à des patients adultes avec la possibilité de déléguer la prescription au médecin traitant entre deux consultations hospitalières. Le médicament, qui aura le statut de stupéfiant et dont l’autorisation de prescription sera renouvelée tous les six mois, pourra être délivré en pharmacie de ville2. Et sans entrer dans les détails, le Sativex® sera cher, très cher 3.

Mais les recherches se poursuivent en Europe pour d’autres indications du Sativex®, en particulier dans les douleurs cancéreuses, actuellement en phase 3 d’essais cliniques c’est-à-dire à un stade avancé. Notre beau pays étendra-t-il, au terme du processus, l’indication du Sativex® ? D’une manière plus générale, se contentera-t-il d’un service minimum en queue de peloton ou participera-t-il, sans avoir peur de son ombre, à l’aventure du cannabis et des cannabinoïdes en médecine ? Une déclaration du ministère de la Santé rapportée par Le Monde du 9 janvier 2014 n’est, à cet égard, pas rassurante :

« Il ne s’agit pas de légalisation du cannabis thérapeutique (…) juste d’une autorisation accordée à un médicament. »

Bref, on n’est pas rendu ! Espérons que le ministère fera preuve d’un peu de courage et l’ANSM d’un tout petit peu plus de transparence (Les débats des commissions de mise sur le marché des médicament- et notamment la commission des stupéfiants- sont mis en ligne par le site de l’ANSM à l’adresse suivante : ansm.sante.fr, ce qui est déjà, reconnaissons-le, lui demander beaucoup.


Notes :

1/  Le ministère français de la Santé vient de faire savoir que le Sativex®, un spray sublingual contenant du THC (tétrahydrocannabinol) et du CBD (cannabidiol) avait obtenu une AMM en France (voir les délibérations de la Commission nationale des stupéfiants du 20 juin 2013). Mis au point à la fin des années 1990 par la société britannique GW Pharmaceuticals et commercialisé au Royaume-Uni en 2005, ce spray est déjà prescrit dans 23 pays, dont 17 en Europe. En France, il pourrait être prescrit de manière très restrictive à partir de 2015 dans les contractures douloureuses de la sclérose en plaques.

2/  L’AMM obtenue, restent 3 étapes à franchir : celle de la Commission de la transparence de la Haute autorité de santé (HAS) qui déterminera le Service médical rendu (SMR). Le SMR permettra au Comité économique des produits de santé (CEPS) de fixer le prix du médicament. Enfin, l’Union nationale des caisses d’Assurance maladie (UNCAM) déterminera le niveau de remboursement. Au terme de ce processus, le Sativex® pourrait être prescrit à partir du début 2015. Comme je vous le dis !

3/  La question du prix du Sativex® a été l’occasion d’un bras de fer entre GW Pharmaceuticals et Almirall, le laboratoire espagnol qui le commercialise en Europe continentale. Puis d’âpres négociations entre Almirall et la Sécurité sociale allemande. L’ANSM considère que le Sativex® concernera 2000 patients, Almirall, 5000. Il n’est pas impossible que cette question du prix soit l’occasion de relations tendues entre les acteurs français du médicament et le laboratoire espagnol.

Cannabis et VHC

Aujourd’hui, un patient qui commence un traitement de son hépatite chronique active C devrait arrêter l’alcool, le tabac et… le cannabis. L’alcool, parce que son hépatotoxicité n’est plus à démontrer et que l’on sait malheureusement que les hépatites C sous alcool évoluent rapidement vers la cirrhose. Le tabac, parce qu’il accélère la fibrose, c’est-à-dire la transformation de tissu hépatique fonctionnel en tissu sans activité biologique. Le cannabis enfin, parce que, tout comme le tabac, il semblerait avoir un effet fibrosant. C’est le principe de précaution qui, dans ce dernier cas, devrait s’appliquer.

Demander à des usagers ou ex-usagers de drogues de renoncer à l’alcool, au tabac et au cannabis n’est pas raisonnable et en faire une condition de l’accès au traitement serait les exclure d’un tel accès. Voilà plusieurs années déjà que des études concluent que le cannabis a des effets fibrosants. C’est une mauvaise nouvelle, pour au moins deux raisons. La première, c’est que de nombreux usagers fument. La seconde est bien plus embarrassante encore : des patients fument du cannabis pour mieux supporter les lourds effets secondaires du traitement interféron + ribavirine, et certains m’ont dit qu’ils l’auraient arrêté s’ils avaient cessé de consommer du cannabis. Il en est de même de patients qui sont dans des essais cliniques comportant, en outre, une antiprotéase.

Reste une question essentielle : y a-t-il consensus parmi les hépatologues sur les effets fibrosants du cannabis ? La réponse est non. Ainsi, le professeur Christophe Hézode (hôpital Henri Mondor, Créteil) est convaincu du caractère délétère du cannabis mais cet effet serait dose-dépendant et n’interdirait donc pas des consommations réduites. À l’inverse, le professeur Diana Sylvestre (Oakland, Californie) obtient de meilleurs résultats chez les patients sous bithérapie qui consomment du cannabis… Je remercie Laurent Gourarier d’avoir attiré mon attention sur ces études.

Il serait donc nécessaire qu’un groupe constitué d’hépatologues, d’addictologues et d’usagers fasse le point sur l’état actuel des connaissances afin que les patients soient en mesure de prendre une décision éclairée. C’est la proposition que j’ai faite à l’occasion du colloque THS 9 qui s’est tenu à Biarritz du 13 au 16 octobre derniers.

Une dernière remarque : il y a une dizaine d’années, une polémique était née sur la neurotoxicité de la MDMA. Persuadé que c’était un argument fallacieux mis en avant par les « drug warriors », ceux qui mènent la « guerre à la drogue », je n’ai d’abord pas pris cette question au sérieux. De longues discussions avec Jean-Pol Tassin, dont je connais la compétence et la probité, m’ont amené à changer d’avis. Il m’a alors semblé de la plus haute importance que les usagers sachent que les consommations lourdes de MDMA pouvaient provoquer des troubles cognitifs (concentration, mémoire…).

Toutes choses égales par ailleurs, la question des effets fibrosants du cannabis pose le même problème : les usagers ont le droit d’être informés des débats qui agitent la communauté scientifique car ils sont les premiers concernés. Mais tant de mensonges ont été énoncés sur les drogues que le scepticisme est la règle. Voilà qui donne à l’autosupport une responsabilité particulière pour informer sur ce que l’on sait et, plus encore, sur ce que l’on ne sait pas.

Pourquoi la Hollande et la Suisse font-elles marche arrière ?

Il y a encore quelques années, 2 pays européens se singularisaient par des politiques de drogues originales et innovantes : la Hollande et la Suisse. Ce n’est plus vrai aujourd’hui, et comprendre les raisons pour lesquelles leur dynamisme a pris fin est l’un des sujets les plus importants pour ceux qui tentent de promouvoir de nouvelles directions.

Cet échec, car c’est bien d’un échec qu’il s’agit, suppose de revenir sur un passé récent. C’est d’abord la Hollande qui a mis en œuvre une véritable révolution dans sa manière de gérer la question des drogues. Elle le fit en 1976, à une époque où la plupart des pays européens durcissaient leur législation, comme la France en 1970 ou la Suisse en 1975.

La théorie de la normalisation

À contre-courant, la Hollande décidait d’accorder « une faible priorité » à la question du cannabis et de mettre en place la théorie dite « des 2 marchés » en tolérant l’existence des coffee shops. Contrairement à une idée reçue (que l’on retrouve dans la plupart des articles consacrés récemment à cette question), la Hollande n’a jamais légalisé le cannabis, ne fut-ce que parce qu’elle aurait alors dû dénoncer les conventions internationales qu’elle avait signées. Le cannabis vendu par les coffee shops est donc issu du marché clandestin. C’est ce que les spécialistes appellent le « back door problem », « le problème de la porte de derrière ».
But recherché par les Hollandais : que quelqu’un qui veut se procurer du cannabis ne se voit pas aussi proposer d’autres drogues, héroïne, cocaïne, LSD, etc., un véritable objectif de santé publique. La théorie générale qui sous-tendait alors la politique néerlandaise était celle de la « normalisation » : moins on donnera de sens à l’usage de drogues, moins il en aura pour les jeunes. La prévention, une prévention intelligente qui dit la vérité sur les différentes drogues, en sera renforcée.
Pétris d’olievensteinisme, les intervenants français furent ulcérés par les élaborations bataves car ils défendaient la théorie exactement inverse : saturé de sens, l’usage de drogues était le signe d’une révolte et celui d’une souffrance lorsque l’usager basculait dans la dépendance.

Feue la tolérance hollandaise

Munis ce cette théorie, les Hollandais surent bien mieux répondre que les Français à l’épidémie d’hépatites B puis à celle du sida, en développant précocement l’accès aux seringues propres et les traitements par méthadone. Quant aux coffee shops, ils prirent place aux côtés d’autres mesures comme la légalisation de la prostitution ou l’euthanasie dans ce qui devint la « tolérance hollandaise ».
« Les coffee shops néerlandais menacés de fermeture » titrait Le Monde en novembre. Que s’est-il passé ? La tolérance hollandaise est morte, blessée une première fois avec l’assassinat du leader politique Pim Fortuyn en mai 2002, achevée en novembre 2004 avec celui de Theo Van Gogh par un islamiste d’origine marocaine qui laissa sur le cadavre un mot indiquant que sa prochaine victime serait l’ex-députée d’origine somalienne Ayaan Hirsi Ali, qui vit aujourd’hui aux États-Unis. Dans cette ambiance où le terrorisme, la délinquance et l’immigration extra-européenne devenaient les nouvelles obsessions de la société néerlandaise, la fameuse question du « back door problem » refit son apparition. Un phénomène qui a pris ces dernières années des proportions inquiétantes avec la prise de contrôle de certains coffee shops par des groupes criminels. La politique hollandaise des drogues est donc en panne pour un bon moment.

Les 4 piliers helvétiques

Passons maintenant à cette Europe en miniature qu’est la Confédération helvétique. Son tournant politique date de la fin des années 80, à une époque où l’épidémie de sida flambait et où s’étaient développées dans les villes germanophones, à commencer par Zurich, des « scènes ouvertes », les plus célèbres étant celle du Platzpitz puis du Letten. C’est dans ce climat que fut élaborée la théorie dite « des 4 piliers » : prévention, soin, répression, et « aide à la survie » grâce aux dispositifs visant à venir en aide aux toxicomanes les plus désinsérés en leur permettant un accès à la prévention, aux soins et à l’hébergement. Une expression bientôt remplacée par celle de « réduction des risques », mais l’idée reste la même : dispositifs de première ligne, large accès à la substitution par méthadone, accès aux soins hospitaliers et, last but not least, traitements d’héroïne médicalisée qui ne concernaient que quelques centaines d’usagers dans un cadre très strict, mais qui attirèrent l’attention de toute l’Europe.
Et c’est ainsi que, par un processus d’une très grande complexité, on mit en chantier une nouvelle loi où la théorie des 4 piliers figurait toute entière avec ses programmes de prescription d’héroïne. Mais c’est surtout en matière de cannabis que les Helvètes modifiaient radicalement la donne : dépénalisation de la consommation et de la production pour usage personnel. Ayant médité sur les impasses du « back door problem » hollandais et du tourisme de la drogue, les auteurs du projet autorisaient les planteurs de cannabis à écouler leur production dans les magasins de chanvre à 3 conditions : déclarer les quantités récoltées, ne pas vendre à des mineurs, ne pas vendre à des non Suisses. Une quasi-légalisation.

Rattrapés par le « back door problem »

Mais cette loi ne verra jamais le jour, pour une simple raison : l’Union démocratique du centre (UDC) de Christoph Blocher, un parti « populiste et xénophobe » selon l’expression consacrée, est désormais au cœur de la politique de la Confédération. Hostile à la politique des 4 piliers et à toute modification de la loi sur le cannabis, l’UDC a introduit des liens très forts entre drogue, immigration et délinquance et modifié de fond en comble le climat qui régnait sur ces questions. Si une récente votation populaire vient ainsi de valider la politique des 4 piliers, c’est en refusant parallèlement toute modification de la politique en matière de cannabis (voir page ??). La politique suisse des drogues est elle aussi en panne pour un bon moment.
Quelles leçons tirer de ces 2 expériences ? La première, c’est que les politiques de drogues, comme beaucoup d’autres politiques sectorielles, n’ont pas d’autonomie par rapport aux grandes questions politiques qui déterminent le cours d’une nation. En Suisse comme en Hollande, la montée en puissance des questions de sécurité publique (délinquance, groupes criminels), d’immigration, de terrorisme ont ôté tout dynamisme à l’inventivité des politiques de drogues et provoquent déjà des retours en arrière. La seconde leçon, c’est qu’entre la prohibition et la légalisation d’une drogue donnée, il n’y a probablement pas d’alternative. Le modèle des coffee shops, qui était précisément une sorte de moyen terme, prend eau de toutes parts lorsqu’il est rattrapé, dans une ambiance délétère, par le « back door problem ».
La « domestication du dragon » (Anne Coppel et Christian Bachmann) doit rester notre idée régulatrice. Mais la politique des drogues est une longue marche.

Le Suboxone®, c’est pour bientôt !

Les laboratoires Schering-Plough devraient commercialiser d’ici la fin de l’année un nouveau traitement de substitution opiacé (TSO) : le Suboxone®, une association de buprénorphine, le principe actif du Subutex®, et de naloxone, un antagoniste opiacé. Objectif attendu de cette association : une diminution du mésusage de la buprénorphine (injection IV, sniff) et de son détournement vers le marché clandestin. Tentons maintenant d’expliquer par quel mécanisme.

Certains récepteurs présents dans le système nerveux central sont comme des serrures auxquelles peuvent se lier différentes clés. En matière d’opiacés, ces clés sont de 3 types : des agonistes purs comme l’héroïne, la morphine ou la méthadone, des agonistes partiels comme la buprénorphine, et des antagonistes comme la naloxone ou la naltrexone.

Agonistes, antagonistes, etc.

Naturels (morphine), semi synthétiques (héroïne), ou synthétiques (méthadone), les agonistes purs ont les mêmes propriétés que les opiacés, en particulier la diminution de la douleur et l’euphorie. Les agonistes partiels (ou agonistes/antagonistes) se comportent comme des agonistes lorsqu’ils ne sont pas en compétition avec des agonistes purs, ou comme des antagonistes dans le cas contraire. C’est pour cette raison qu’on ne peut associer prise de buprénorphine et héroïne, morphine ou méthadone, sauf à prendre le risque d’éprouver des signes de manque. Enfin, les antagonistes se comportent comme des « fausses clés » qui prennent la place de l’agoniste s’il est déjà présent ou qui l’empêchent d’agir. La première propriété est utilisée en urgence comme antidote des opiacés en cas d’overdose, la seconde comme prévention de la rechute en prise quotidienne après un sevrage (Nalorex® dosé à 50 mg de naltrexone). La prise quotidienne de l’antagoniste – une rude discipline soit dit en passant – dissuade alors de consommer un opiacé puisque ce dernier ne pourra agir. Deux notions importantes pour la suite de cette saga pharmacologique : dans ce modèle « clé/serrure », les clés ont une vitesse de liaison et une « affinité » plus ou moins grande pour les récepteurs. Ainsi la buprénorphine a-telle une haute affinité pour les récepteurs auxquels elle se lie et dont elle se délie lentement (d’où sa longue durée d’action) tandis que la naloxone se lie et se délie vite (courte durée d’action) mais avec une affinité faible.

Un effet en deux temps

Lorsque le Suboxone® est pris par voie sublinguale, la naloxone n’agit pratiquement pas et les choses se passent donc comme si l’on avait pris de la buprénorphine seule. Que se passe-t-il en cas d’injection ? Il faut distinguer deux cas de figure très différents. Si la personne injecte habituellement de l’héroïne, l’expérience risque fort d’être désagréable car la naloxone va déplacer l’héroïne et des signes de manque d’intensité moyenne vont apparaître. Si elle injecte habituellement du Subutex®, il ne va, en revanche, pas se passer grand-chose car la naloxone ne prend pas la place de la buprénorphine. On peut même préciser les choses en fonction du facteur temps : si la dernière injection de Subutex® est proche (environ 2 ou 3 heures), il ne se passera à peu près rien en termes de signes de manque car la buprénorphine sature les récepteurs auxquels elle est solidement liée.

Déjà commercialisé dans plusieurs pays européens, aux États-Unis et en Australie, le Suboxone® a obtenu une autorisation européenne de mise sur le marché. Il associe naloxone et buprénorphine dans un rapport de 1 à 4 : 0,5 mg de naloxone pour 2 mg de buprénorphine, 2 mg de naloxone pour 8 mg de buprénorphine. S’il n’existe pas de dosage à 0,4 mg de buprénorphine comme pour le Subutex®, la dose maximale autorisée passe, en revanche, de 16 à 24 mg. Le Suboxone® est contre-indiqué chez la femme enceinte.

Si elle est plus ancienne (12 à 24 heures), certains récepteurs auront été libérés et la naloxone pourra agir. Les usagers décrivent alors un effet en deux temps : d’abord une sensation désagréable liée à cette action, puis la buprénorphine prend le dessus et son effet finit donc par dominer.
Que va entraîner l’introduction de leSuboxone® sur le marché français ? Bien difficile à dire. La France présente, en effet, 3 spécificités importantes : tout d’abord, le Subutex® y a été introduit depuis longtemps, 12 ans, ce qui n’est le cas d’aucun autre pays, Subutex® et Suboxone® ayant généralement été commercialisés pratiquement en même temps. Ensuite, le cadre légal français très « souple » a généré des prescriptions très larges puisque près de 100 000 usagers suivent désormais ce traitement. Enfin, en raison de ce cadre légal et de la faiblesse des procédures de contrôle, le Subutex® a fait l’objet d’un détournement important vers le marché noir. Un détournement qui ne concerne qu’un nombre limité d’usagers, de médecins et de pharmaciens, mais massif en quantités.

L’inconnue des prescripteurs

L’introduction du Suboxone® en France se déroule dans une ambiance pour le moins compliquée. Pour certains, le principe même de cette association est condamnable en raison de sa dimension punitive. Pour d’autres, et un peu contradictoirement, le Suboxone® ne changera pas grand-chose au détournement par voie injectable du Subutex®. D’autres enfin considèrent le Suboxone® comme un Subutex® amélioré puisque moins mésusé et moins détourné. À cadre légal strictement équivalent, reste à savoir ce que feront les prescripteurs. La logique voudrait que le Suboxone® soit proposé (imposé ?) aux patients mésuseurs de Subutex®, avec des résultats qui risquent d’être un peu décevants. Le principal intérêt de l’association sera donc peut-être un détournement de Suboxone® vers le marché noir beaucoup plus faible que celui de Subutex®, une donnée que l’on retrouve dans les pays où l’association est déjà commercialisée. Et les usagers là-dedans ? On peut penser qu’ils sauront gérer cette nouvelle situation. De même qu’ils ont su s’adapter à l’arrivée, en 1996, d’un agoniste partiel en respectant un intervalle de temps minimal entre une injection d’héroïne ou de sulfate de morphine et une injection de Subutex®, ils devraient apprendre à « jongler » avec cette nouvelle association. En tentant d’éviter la polémique et la caricature, le Suboxone ® permettra donc peut-être de limiter l’injection de buprénorphine, mais plus probablement de diminuer le détournement vers le marché noir. Elle s’ajoutera aux TSO existants : Subutex® et génériques, méthadone sirop et gélule. Mais il faudra sans doute attendre plusieurs années pour pouvoir dire quelle sera sa place par rapport à la buprénorphine seule. Les spécificités françaises étant ce qu’elles sont, de nombreux pays suivront avec intérêt les tribulations du Suboxone® dans notre pays.

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