Auteur/autrice : Anne Coppel

L’augmentation des risques

Depuis 2003, on n’a cessé d’entendre que le cannabis rendait dépendant, fou, stérile et impuissant et qu’il tuait sur la route. Que s’est-il passé ? Jusqu’en 2002, on a pu croire que la politique des drogues allait évoluer dans le bon sens mais à l’évidence, la justification médicale n’était qu’un cache-sexe : la guerre à la drogue s’est poursuivie et les usagers de cannabis ont payé le prix fort de la répression.

Les Français ont acquis une expérience collective des effets du cannabis. Les adultes ont pu constater que les jeunes pouvaient dériver avec la fumette, attestant que les usages durs de cette drogue étaient possibles. Autre expérience assez banale : se sentir mal sous cannabis. Expérience intime dont on ne fait pas état. Assez déstabilisante pour rendre crédible l’idée que « le cannabis peut rendre fou ».

Le cannabis qui rend fou

La prévention officielle ne dit pas grand chose de la modification variable des états de conscience sous cannabis. Par exemple, elle passe sous silence les hallucinations provoquées par le haschich lorsqu’il est mangé. Je me souviens avoir entendu un des experts de la Mildt me confier : « Le cannabis, ça ne fait pas grand-chose, j’en ai moi-même consommé, ça peut faire rigoler – sauf pour les fous : ça peut déclencher une psychose ! ». Voilà précisément ce qui ne manque pas d’inquiéter toute personne inexpérimentée brusquement confrontée à ses angoisses : « Je suis tout seul, personne ne m’aime, et en plus, le sol tremble sous mes pieds ! Je dois être fou ! » La menace de la maladie mentale a démultiplié le nombre de consultations, comme l’avait déjà constaté Thomas Szasz(1) au temps des campagnes diabolisantes de la marijuana aux États-Unis.

Les usagers expérimentés apprennent à gérer ces modifications des états de conscience, et dans les milieux festifs, ils savent que face à un « bad trip », il faut rassurer. Exactement le contraire de la prévention qui ne manque pas de menacer « les personnes fragiles » de décompensations psychiatriques, ignorant que ceux qui souffrent de troubles psy sont de plus en plus nombreux à faire une utilisation thérapeutique du cannabis.

Tous dépendants…

Autre expérience collective, avec vingt ou trente ans de consommation régulière, des usagers de cannabis ont pris conscience qu’ils pouvaient difficilement s’en passer. Ils étaient donc devenus « dépendants ». Justement, à la même période, les neurosciences avaient fait irruption dans le champ de la toxicomanie, devenu le champ des addictions : on savait désormais que les mêmes neurotransmetteurs sont sollicités pour tous « les comportements addictifs », avec ou sans drogues. Il n’y avait donc plus à discuter, la dépendance était devenue un fait scientifique, et la dépendance, dans une société qui prêche l’autonomie, c’est mal vu. Reste à savoir ce que recouvre le mot « dépendance » : avec l’addictologie, toutes les dépendances ont été mises dans le même sac, avec ou sans produit. En 1999, un professeur de pharmacie dans lequel j’avais toute confiance m’avait assurée que d’ici trois ans, il y aurait un médicament à même de traiter toutes les dépendances. Voilà qui m’a déstabilisée de prime abord, car même si tous « les comportements addictifs » ont des caractéristiques communes, à l’expérience, le vécu de la dépendance est très différent selon qu’il s’agisse d’héroïne, d’alcool ou de cannabis, une dépendance que pour ma part je considère beaucoup plus proche de la dépendance au chocolat ou au café. Bref, pour l’usager, toutes les addictions n’ont pas les mêmes effets, et en plus, elles ne relèvent pas des mêmes politiques publiques. Mais avec l’addictologie, la question de la politique des drogues a été évacuée dans le champ de la santé, que les drogues soient licites ou illicites, elles relevaient désormais des mêmes traitements.

Tous réprimés !

Il n’en a pas été de même dans le champ de la répression, bien au contraire! Jusqu’en 2002, les autorités affirmaient qu’il n’y avait pas d’usager de drogue en prison, ce qui devait rassurer la partie de l’opinion hostile à l’incarcération. Mais à partir de 2003, le soi-disant laxisme des magistrats a été dénoncé, toutes les infractions devaient être systématiquement sanctionnées. C’est la logique de la tolérance zéro. En 2008, cette politique de tolérance zéro a été adaptée à l’usage, avec un renforcement des sanctions justifié par le raisonnement suivant : les trafiquants se remplacent les uns les autres tant qu’il y aura une demande, c’est donc la demande qu’il faut sanctionner ! C’est la logique de la guerre à la drogue, qui est très explicitement une guerre aux usagers.

Ce qui n’a pas été dit dans le débat français, c’est qu’aux USA, cette politique de tolérance zéro a abouti à une catastrophe sociale et politique avec quelque 45 millions d’incarcérations pour drogue, dont 90 % de Blacks. Il s’agit donc bel et bien d’une guerre « raciale » ou plus précisément « racisée », ce qui en France fait l’objet d’un puisant tabou(2).

« Derrière l’écran de fumée, une guerre sociale » (Politis)

Voilà qui réduit au silence les habitants de ces quartiers, leurs représentants politiques ou les associations. Et pourtant, nous avons appris avec Act Up que « silence = mort ». Alors oui, il est grand temps de dénoncer les mensonges qui alimentent cette guerre meurtrière :

  • Non, la répression ne se consacre pas à la lutte contre le trafic, qui représente seulement 7 % des sanctions pénales, une proportion qui n’a cessé de baisser depuis le début des années 1990, alors à près de 30 % des interpellations(3).
  • Oui, il y a bien environ 3 500 usagers incarcérés pour usage «simple» (sans détenir de produit), auxquels il faut ajouter quelque quatre mille usagers incarcérés pour détention-acquisition, passibles de dix ans de prison, quelle que soit la quantité.
  • Non, la répression des usagers ne limite pas la consommation, mais elle en augmente les risques.
  • Non, les interpellations des usagers ne permettent pas de remonter les filières, et ne permettent pas de calmer le jeu, bien au contraire, elles exaspèrent la violence, les règlements de compte et le fossé entre la police et la communauté des habitants.
  • Oui, les usagers « noirs ou arabes » sont les premières victimes de la répression, alors même que les jeunes « Blancs » des classes moyennes consomment plus de cannabis.

Un pognon de dingue

À quoi sert cette répression massive ? La réponse est devenue évidente avec le débat parlementaire sur la contraventionnalisation : seuls les services répressifs ont été sollicités, les professionnels de santé n’ayant même pas été invités. La lutte contre « La drogue » est devenue un outil de contrôle policier des cités. « Derrière l’écran de fumée, une guerre sociale », titre ainsi le dossier Drogues du journal Politis, au détriment de la santé publique, précise le journal(4).

Le premier des risques liés à l’usage de cannabis est bien la répression. L’Organisation mondiale de la santé et celle des Nations unies l’ont dit clairement en 2016 : la guerre à la drogue est un échec, il faut y mettre fin. C’est ce qui est en train de se passer aujourd’hui, d’abord avec le cannabis thérapeutique, et plus encore avec la légalisation du cannabis en cours dans des États de plus en plus nombreux. Un Français sur deux est désormais favorable à une autorisation régulée du cannabis, alors même que la contraventionnalisation s’ajoute au dispositif répressif. Il y a pourtant urgence à changer : la guerre à la drogue coûte un pognon de dingue, près d’un milliard par an, selon Pierre Kopp. Et les coûts sociaux sont plus élevés encore, avec l’exaspération de la violence, des vies brisées et des violations des droits humains, une question au cœur des débats internationaux mais qui reste un tabou de la société française. L’État de Washington vient de gracier 3 500 usagers de cannabis. Combien de temps faudra-t-il attendre pour l’État français fasse à son tour amende honorable ?

Anne Coppel

  1. La persécution rituelle des drogués, Thomas Szasz, Éditions du Lézard
  2. https://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/070515/
  3. Voir « La politique du chiffre », p. 2.
  4. https://www.politis.fr/dossiers/drogues-pourquoi-ca-coince-enfrance-
    427/

Choiseul, un militant des drogues du changement de la politique

Nous, on l’appelait Choiseul. Mais, de naissance, il s’appelait
Charles-Henri de Choiseul-Praslin avec un double
héritage, de serviteur de l’État français du côté Choiseul1,
de la sidérurgie lorraine de l’autre. À Saint-Nazaire, où il vivait
depuis 1974, c’était Robert, le camarade des luttes syndicales
dans les chantiers navals où il s’était fait recruter comme ouvrier.
Dans les hommages de sa famille d’adoption à Saint-Nazaire et sa
famille de naissance, la question des drogues a été peu abordée.
La lutte contre la prohibition a pourtant été un engagement
constant qui a commencé lorsqu’il est devenu avocat et qu’il a
défendu des enfants de ses camarades, inculpés pour usage ou
trafic. Il a alors mené une enquête approfondie sur la question,
enquête publiée en 1991 sous le titre « La drogue : une économie
dynamisée par la répression ».
L’année suivante, il a crée avec le journaliste Alain Labrousse
l’Observatoire géopolitique des drogues, l’OGD, un travail
remarquable avec quelques 200 correspondants un peu partout
dans le monde. L’OGD a en particulier publié un rapport
annuel sur la situation mondiale, des ouvrages qui font référence.
Ce travail remarquable s’est interrompu en 2001, avec le refus
de l’administration française de contribuer aux subventions
européennes : les enquêtes de terrain allaient manifestement
à l’encontre des versions officielles de la lutte contre la drogue.
Après l’OGD, Choiseul a crée l’OGC, Observatoire des criminalités,
pour rendre compte de l’entrecroisement des trafics, une
entreprise ambitieuse, trop sans doute, la criminalité en col
blanc s’associant toujours davantage aux criminalités mafieuses
traditionnelles.
Choiseul a été un allié précieux dans la lutte cotre la prohibition,
la RdR et la légalisation du cannabis. Modeste, rigoureux, c’était
un homme sur lequel on pouvait compter.

Anne Coppel

  1. Les Choiseul sont une vieille famille française, très attachée au service des Bourbon, plusieurs fois ministres. Le plus célèbre, celui de l’avenue, était le ministre de la Guerre et de la Marine sous Louis XV, signataire du Traité de Paris qui fixe la perte du Canada.

Un héros junky à l’héroïne

J’ai découvert Bloodi par hasard, un jour où je traînais dans une librairie parallèle. C’était en 1984, et Bloodi faisait la couverture de Viper, un journal de BD, avec en titre « 1984, année de gerbe ! ». C’était tout à fait ce que je ressentais.

Coup de foudre !

Cette année-là, on ne pouvait plus se raconter d’histoires, plus question de lendemains qui chantent. Les années 80, c’était les années-fric pour les Golden boys, mais pour les milieux populaires, « les exclus de la croissance » comme on avait commencé à les appeler, c’était les années-galère, des cités en pleine déglingue comme sur la couverture du journal, avec une voiture en feu et un rat sortant de l’égout. J’ai demandé au libraire « C’est quoi, ce journal ? », « Viper, c’est fini, m’a-t-il répondu, le gouvernement l’a interdit ». J’ai appris bien plus tard que ce n’était qu’une rumeur, le journal, menacé d’un procès pour incitation à l’usage de drogues, avait renoncé à paraître. J’ai acheté tous les numéros de la librairie, et une fois chez moi, j’ai découvert qui était Bloodi – coup de foudre ! C’était la première fois que je voyais dans une BD un junky tel que je les avais connus dix ans auparavant. En 1984, je croyais que j’en avais fini pour toujours avec les drogues et les drogués, et la fin de cette histoire n’avait rien de drôle, mais Bloodi a réussi le tour de force de me faire rire. Pliée en quatre, lol, comme on dit aujourd’hui… Pas de doute, c’était bien ce que vivaient les junks que j’avais connus, c’était même d’une précision hallucinante, mais à l’époque, pas de BD pour illustrer cette vie de rat. Pourtant, l’humour noir et l’autodérision faisaient déjà florès. Au début des années 70, une presse alternative s’était emparée de Freaks Brothers de Crumb, avec le journal Actuel, le plus connu, mais aussi avec les dizaines de fanzines qui circulaient de la main à la main. Psychopathes et pornographes, les Freaks Brothers n’avaient pas grand-chose à voir avec les hippies Peace and Love, que les punks baptisaient « babas cool ». Pas toujours si cool, les babas, il y avait aussi des Freaks qui faisaient tout ce qui leur passait par la tête, des anars qui n’obéissaient qu’à eux-mêmes… Mais quoi qu’il en soit, les drogués de Crumb étaient des fumeurs de joints. Il aura fallu une dizaine d’années pour qu’une BD française atteigne la même verve, la même authenticité, la même sûreté dans le trait mais entre-temps, le héros était devenu un junky à l’héroïne.

Drogues « dures » vs « douces »

Ouin Tagada bang blamLa presse alternative post-68 avait pourtant tenté de limiter la diffusion des drogues dites « dures », en les opposant aux drogues dites « douces ». Les premières, héroïne et speed, étaient vivement déconseillées, parce que, pour citer Actuel, elles aboutissent à « une vie invivable, angoisse terrible de la descente pour le speed, crise de manque pour l’héroïne » (Actuel n°20, mai 1972). Les secondes, en revanche, pouvaient être consommées parce qu’elles n’avaient pas d’effets néfastes pour le cannabis, et pouvaient ouvrir l’esprit comme les hallucinogènes, à condition, précisait-on, d’être prises avec prudence, avec des personnes de confiance. L’opposition drogues douces/drogues dures n’avait rien d’arbitraire, elle reposait sur une expérience acquise très vite dans les milieux alternatifs, rockers ou hippies. Dès 1969 aux États-Unis, après le festival du « Summer of Love », le quartier de Haight-Ashbury de San Francisco avait été envahi par une zone violente, où l’on arnaquait les passants et consommait toutes sortes de drogues, héroïne et speed, alcool et médicaments. « Ces polytoxicomanes, disait-on déjà à l’époque, consomment n’importe quoi, n’importe comment », et ces dérives avaient mis à mal le mouvement qui réunissait contestataires de toutes sorte, hippies ou rockers. Dès le début des années 70, et surtout à partir de 1973-74, le même scénario menaçait de se répéter en France avec l’introduction de l’héroïne dans les initiatives communautaires, les squats, les groupes de rock, comme dans les relations entre amis. L’opposition drogues douces/drogues dures a-t-elle été utile ? A-t-elle limité la diffusion de l’héroïne ? Peut-être en partie, puisque entre le milieu des années 70 et le milieu des années 80, la grande majorité des nouveaux consommateurs s’était contentée du cannabis ou du LSD. Mais ces mêmes années ont aussi été celles de la diffusion de l’héroïne dans une génération plus ou moins influencée par le mouvement punk. Bloodi incarne cette génération qui a vu s’effondrer l’utopie communautaire post-68. « Salut les miséreux, les crève-la faim. Z’en avez marre de votre taudis, de vos nouilles froides, des trous dans vos pompes et la Valstar éventée… Bref, vous voulez de la tune ? Voici quelques conseils de Bloodi pour 1984… », écrit Pierre Ouin dans le numéro qui fête la nouvelle année. L’arnaque aux chéquiers ne fonctionne plus, on ne peut plus non plus casser les cabines téléphoniques, mais on peut toujours « repérer des morveux qui ont de la tune » et s’efforcer de les arnaquer… Plus que jamais actuelle, la rage des punks « No Future » !

Une figure emblématique de la RdR

Ouin Bloodi Sexe, Drogues & No Rock extrait 1Ouin Bloodi Sexe, Drogues & No Rock extrait 2 Marc Valeur

« Sexe & drogues, Ah, ouais merde, y a pas trop de rock-and-roll », râlait Bloodi sur la planche annoncée en couverture avec un titre plein de suspens « Bloodi va-t-il décrocher ? ». Pas de doute, Bloodi avait bien fait le tour de tous les traitements en vogue à l’époque, du bon docteur Cohen prescripteur de Palfium® à « Morvivan », le centre de soin où il est reçu par un docteur mal rasé qui ressemble à Marc Valeur et qui l’interroge « Tu la touches à combien ? ». Inutile de vous dire que Bloodi n’a pas décroché cette année-là. Il s’est fait oublier quelques années, avant de resurgir dans ma tête à un moment où Asud journal cherchait ses marques. Ce camé interdisait l’apitoiement sur soi : ni justification ni complaisance, il était juste lui-même, comme tous ses frères de galère. Jean René était alors président d’Asud, le branchement avec Pierre Ouin a été immédiat. Bloodi est devenu une figure emblématique de la RdR – un paradoxe, parce que Bloodi, lui, n’était pas du genre à « réduire les risques », la santé publique n’était pas dans son univers. Mais c’est précisément parce qu’il est juste lui-même, sans concession, qu’il a pu incarner pour cette génération les changements que devaient adopter ceux qui voulaient continuer de vivre leur vie, tout drogués qu’ils étaient. Disjoncté, squelettique, avec une seule idée en tête : trouver de la tune pour un plan dope, mais tenant sur ses guiboles. Un être en pleine dérive, mais un être humain, comme ses semblables…

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Sexe & drogues & Ah, ouais merde, y’a pas trop d’rock’ n’ roll 6/6

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D’un univers à l’autre, les drogues de passage

« Pourquoi n’y a-t-il rien d’écrit, aucun chiffre sur les « enfants de la 2ème génération » et les drogues ?  »  Cette question m’a été posée en 1994 par Tim Boekhout, un Hollandais  qui avait interviewé aussi bien des soignants que des policiers ou des magistrats au Nord de la France. A la question « quelles sont les évolutions de ces dernières années en matière de consommation ? », tous avaient répondu que c’était la diffusion de l’héroïne dans les quartiers d’habitation de ces jeunes dits de « deuxième génération », en langage clair, des arabes.

Impossible, par exemple, de savoir combien d’entre eux étaient en traitement ou en prison.  « Pourquoi ce tabou ? » m’a-t-il demandé. « Parce que nous croyons que si on en parle, on va forcément renforcer le racisme », ai-je répondu. Tous les citoyens sont censés être égaux en République française. Bien sûr, les usagers qui sont nés de parents immigrés consomment des drogues pour les mêmes raisons que tout un chacun – autant dire qu’ils sont des êtres humains comme les autres (ou à peu près), mais cette vérité générale laisse penser qu’il y a une vérité éternelle des drogues : « De tous temps, les hommes ont consommé des drogues…  » Sans doute ! Mais ils n’ont pas consommé n’importe lesquelles, n’importe comment, à n’importe quel moment de leur histoire.

« Tout le monde en a pris »

La légende prohibitionniste veut que « la » drogue soit tellement bonne qu’elle serait irrésistible. C’est souvent ce que disent les usagers eux-mêmes. Dans un des quartiers d’Orly où j’avais fait une enquête au milieu des années 80, un usager m’a raconté qu’entre 1981 et 1982, « tout le monde en a pris ». « Tout le monde », dans ce cas, c’était son groupe de copains, ceux qu’on appelle « les jeunes du quartier » dont plus de la moitié avait des parents originaires de Maghreb. A l’époque, personne ne connaissait d’expérience les conséquences de la prohibition et de la dépendance, une expérience que ces jeunes ont acquise rapidement. Très vite, les usagers ont perdu le contrôle du marché, mais nombre des dealers de rue qui n’étaient pas censés en consommer ont fini par expérimenter ce qu’ils vendaient. L’offre serait-elle déterminante ? Il est certain que plus les drogues sont accessibles, plus nombreux sont ceux qui en consomment – pour l’héroïne comme pour l’alcool ou le cannabis – mais cela ne suffit pas à comprendre qui sont ceux qui y trouvent ce qu’ils recherchent à ce moment de leur vie. Ceux qui ne trouvent pas leur place, qui refusent la place qu’on leur a attribuée ont bien des raisons particulières de consommer des drogues.

Je crois qu’il ne faut jamais oublier que les drogues licites ou illicites sont des psychotropes c’est à dire qu’elles modifient l’état de conscience. On peut en prendre pour changer d’état d’esprit, voir le monde en rose, au lieu de le voir en gris ou en noir ; on peut aussi en prendre pour s’oublier soi-même, parce que l’on ne sait pas qui on est, ou pour devenir quelqu’un d’autre, pour se changer soi-même.

ASUD52_Bdf_Page_22_Image_0001Drogues de passage

Lorsqu’il est parti au Mexique pour être initié au peyotl, Antonin Artaud voulait « tuer le vieil homme », enfermé dans l’héritage judéo-chretien, pour accéder à un autre lui-même, libéré des contraintes sociales. Il y a toutefois une grande différence entre les usages rituels des sociétés traditionnelles et les usages des Occidentaux, car dans les usages rituels, le chemin de retour était  balisé : on savait à quoi devait aboutir le changement.  Les drogues psychédéliques étaient utilisées comme « drogues de passage », lors de fêtes rituelles,  lorsque le berger devait se transformer en guerrier,  lorsque l’enfant allait devenir un homme, lorsque le shaman devait communiquer avec le monde des morts, pour qu’un malade retrouve le chemin de la vie. Ces usages n’étaient pas contrôlés au sens moderne du terme, car les hommes qui en consommaient cherchaient à perdre le contrôle d’eux-mêmes, mais ces usages étaient limités dans le temps et les hommes savaient quel nouveau rôle ils devaient assumer. Dans la société occidentale, l’alcool est le seul psychotrope autorisé pour ces usages ritualisés, pour faire la fête ou entrer en guerre. L’abus et même l’ivresse reste acceptable si elle est limitée à des circonstances précises, un mariage, la fête de la bière, le nouvel an. L’abus d’alcool est devenu une maladie « l’alcoolisme », au 19 e siècle, avec la révolution industrielle, lorsque ces nouveaux ouvriers ont noyé dans l’alcool la culture paysanne dont ils avaient hérité.  La culture ouvrière a progressivement inventé ses régulations,  c’est à dire ses façons de boire.

Dès lors, ces usages n’avaient plus une fonction de passage entre deux cultures, mais servaient à supporter les dures contraintes imposées à l’usine. Il en est de même des peuples autochtones. L’alcool, drogue de l’Occident, a été et est toujours meurtrier avec l’anéantissement de leur culture d’origine. Ceux qui peuvent réguler son usage, sont ceux qui parviennent à vivre la situation de double culture où ils se trouvent désormais, ce qui implique la construction de nouvelles identités.

Une porte de l’Occident

Les années 80, années « no futur », ont contraint une nouvelle génération à des changements rapides, dont personne ne pouvait dire où ils allaient aboutir.. Ces années-là ont été particulièrement violentes pour les fils d’immigrés, dont la République française exige qu’ils soient des « citoyens comme les autres », alors que les portes de l’intégration se fermaient. Quand les parents sont disqualifiés, que l’on ne sait plus qui l’on est, les drogues peuvent apporter une double réponse, avec l’oubli de l’identité reçue en héritage, mais aussi en s’ouvrant à une nouvelle aventure.

L’héroïne a pu ouvrir une porte de l’Occident, une porte arrière qui n’en est pas moins au cœur du fonctionnement de cette société, ne serait-ce que parce que acheter, consommer ou vendre exige de comprendre comment fonctionne le marché, qui est l’autre et à qui se fier. Bloodi, le junky des années 80, ne cherchait pas de réduire les risques, il n’avait qu’une idée en tête, « toujours plus ! » .

C’était un extrémiste et l’usage a été meurtrier, mais dès la fin des années 80, les rescapés savent au moins qu’ils veulent vivre. C’est un premier terme à un parcours où la vie a été mise en jeu.  A cet égard, les traitements de substitution sont arrivés au bon moment. S’ils avaient été accessibles plutôt, il y aurait eu certainement moins de morts, mais les usagers n’étaient pas demandeur de soin, et on peut penser qu’ il y aurait eu aussi plus de détournements. Au tournant des années 90, le « tox » est devenu un « usager de drogue », aussi responsable de ces actes que tout un chacun. La fonction de passage de l’héroïne a abouti à la création de cette nouvelle identité.

Dans les années 80, les usagers de parents d’immigrés n’étaient pas seuls à devoir s’inventer eux-mêmes. D’autres minorités comme les homosexuels expérimentaient eux aussi de nouvelles identités, qui les ont fait sortir de la clandestinité pour devenir des citoyens avec les mêmes droits que les autres, sans pour autant se soumettre à une norme unique de comportement. Mais les Français se méfient de ces appartenances minoritaires, taxées de « communautarisme ». Jusqu’à présent, on n’a pas cherché à comprendre quelles significations pouvaient avoir les consommations de drogues de ces minorités ; on s’est contenté de les stigmatiser et de les réprimer.  La médicalisation est certainement une approche plus humaine, mais elle ne suffit pas : homme ou femme, nous avons tous besoin de comprendre notre histoire.

Le temps de l’armistice

Enfin, la politique des drogues va marcher sur ses deux pieds : réduction des risques liés à l’usage pour ce qui est la santé, réduction des dommages causés par le trafic pour ce qui est la sécurité. Il reste encore une longue marche pour construire les régulations de l’avenir mais au moins, on sait désormais dans quelle direction aller. Le continent américain a déjà basculé dans l’ère nouvelle et le grand retournement menace désormais les Nations unies. Les Français ne l’ont pas compris, parce qu’ils restent enfermés dans l’alternative «  guerre à la drogue ou légalisation  ». Comme la légalisation des drogues n’est pas imaginable, du moins dans un avenir prévisible, la guerre à la drogue poursuit son escalade. Ces dernières années pourtant, les nouvelles d’outre-Atlantique n’ont cessé de tomber en cascade : « La guerre à la drogue est perdue !  » Qui s’en soucie ? Dans notre belle république, la guerre à la drogue doit se mener coûte que coûte.

Une forme d’armistice

Or justement, ce n’est déjà plus le cas sur le continent américain. À l’ONU même, où pourtant le langage le plus diplomatique est de rigueur, il n’est plus possible de masquer les conséquences de ce retournement. Dans un article publié dans Le Monde.fr, Bernard Leroy a d’ailleurs tenté d’alerter les Français : « La légalisation des drogues : une illusion  », écrit-il ce 12 avril 2012. Que se passe-t-il exactement à l’ONU pour que cet éminent avocat général, qui a longtemps représenté la France au sein de cet organisme, estime nécessaire de discuter cette illusion ? Le Guatemala a bien demandé la légalisation des drogues, mais en quoi ce petit pays peut-il provoquer un tel émoi ? Un autre article publié dans Le Monde peu après aurait dû le rassurer : Barack Obama était sans équivoque, « Pour les États-Unis, la légalisation de la drogue n’est pas une option  » (Le Monde, 20 avril 2012). S’il n’est effectivement pas question de légalisation de drogues, ce qui est à l’ordre du jour aujourd’hui, c’est plutôt une forme d’armistice.

C’est précisément ce qu’a proposé la Maison Blanche au sommet des Amériques en Colombie, ce 20 avril 2012 : « L’incarcération de masse est une politique du passé qui ignorait la nécessité d’avoir une approche plus équilibrée face à la drogue, entre santé et sécurité  », a ainsi déclaré Gil Kerlikowske, le responsable de la politique de lutte contre les drogues aux États-Unis. Voilà qui peut ressembler à une simple pétition de principe. La santé d’une part, la sécurité d’autre part, des objectifs sur lesquels tout le monde peut se mettre d’accord. Mais la prise de conscience de «  l’incarcération de masse  » est bien un tournant majeur. C’est le cœur de la discussion puisque dans ce même article, Bernard Leroy tient à rappeler qu’il est possible de ne pas incarcérer les usagers drogues sans renoncer à la prohibition. Sans doute. Il n’en reste pas moins que partout dans le monde, usagers de drogues et petits trafiquants remplissent pour moitié les prisons.

L’incarcération de masse

Mais nulle part au monde, l’incarcération n’a été aussi massive qu’aux États-Unis. Un livre vient de dénoncer ce scandale : The New Jim Crow : Mass Incarceration in the Age of Colorblindess, que l’on pourrait traduire par « Les nouvelles lois de ségrégation : L’incarcération de masse au temps du déni des discriminations raciales  ». En deux décennies de tolérance zéro, 30 millions de Blacks et quelques autres minorités ont été incarcérés pour une infraction liée aux drogues. Ces pratiques discriminatoires ont longtemps été masquées par l’idéologie « Law and Order  » qui sévit depuis les années Reagan, et que les Américains ont réussi à propager dans le monde entier. Dans les séries TV ou les films, les trafiquants de drogue sont toujours des Noirs, et c’est effectivement le cas dans la rue.

Mais comme le montre Michelle Alexander, auteure de ce best-seller, l’essentiel de ce marché se passe ailleurs. Les Blancs consomment plus de drogues illicites que les minorités et ils achètent leurs produits en appartement, dans les milieux festifs et plus récemment, sur le Net. Les quelque 2,5 millions d’incarcérations par an ont brisé des millions de vies, avec pour principale conséquence l’exacerbation de la violence et l’enferment dans la délinquance ou l’exclusion des victimes de la répression. La démonstration de Michelle Alexander ne laisse pas de doute : la lutte contre «  la  » drogue a pris la relève d’une ségrégation qui, depuis le mouvement des droits civiques, ne pouvait plus s’afficher. Le vingtième siècle se termine ainsi par cette dernière grande tragédie, dont les conséquences sociales et politiques vont peser longtemps sur les États-Unis. Il ne sera pas facile de sortir de ce piège qui exige une profonde réforme des administrations de la justice et de la police, non seulement au niveau fédéral, mais dans chaque État. Impossible sans un vaste mouvement d’opinion prenant conscience que la guerre à la drogue a servi de cache-sexe à une ségrégation raciale qui est aussi sociale.

Sortir du piège

La guerre à la drogue a ravagé le continent américain. Au Nord, les incarcérations massives d’usagers de drogues et de trafiquants de rue n’ont limité ni le nombre des consommateurs ni le marché des drogues. Au Sud, la guerre aux narcos n’a limité ni les énormes profits ni l’emprise mafieuse de ces organisations criminelles, qui menacent les démocraties par la corruption et la sécurité des citoyens par leur violence. Comment sortir de ce piège ? Rompre avec la démagogie et prendre au sérieux la question des drogues est le seul chemin. Bien sûr, le marché noir est dû à la prohibition, mais le système prohibitionniste est devenu une réalité internationale aussi difficile à réformer que les règles du commerce international, la financiarisation de l’économie et les paradis fiscaux. Le débat sur la prohibition des drogues est nécessaire – comme d’ailleurs sur toutes ces questions de fond – mais au-delà des positions de principe, pour agir avec efficacité, il faut prendre acte des réalités. Que peut-on faire aujourd’hui même dans le système tel qu’il est, pour enclencher une logique de changement ? C’est ce tournant qu’a pris la Commission mondiale de la politique des drogues à partir d’un premier constat : y compris dans le système prohibitionniste, tous les pays n’obtiennent pas les mêmes résultats.

Dans la santé, un bon résultat, c’est une politique qui protège effectivement la santé, ce qui est d’ailleurs l’objectif initial de la prohibition des drogues. Mais dans la lutte contre le trafic, qu’est-ce qu’un bon résultat ? Le programme de l’ONU qui s’était engagé à « éradiquer les drogues  » en dix ans a échoué en 2008, et une nouvelle expertise s’est mobilisée. Comme dans la réduction des risques liés à la consommation, il faut commencer par prendre acte des réalités. On estime généralement que la répression porte sur 5 à 10% de ce marché qui, comme tous les marchés, dépend de la demande. Ce qu’il faut éviter, c’est que la lutte contre le trafic renforce l’organisation mafieuse et la violence.

Renoncer à la tolérance zéro

C’est ce qui se passe lorsqu’on frappe les petits revendeurs. Les grosses saisies sont plus glorieuses, mais on aimerait bien savoir quelles en sont les conséquences sur le marché des drogues : qui profite de l’élimination de tels réseaux ? Les résultats doivent être évalués en termes de baisse de la criminalité et non pas en termes de saisies ou de nombre d’interpellations. C’est ce que recommande la Commission mondiale sur la politique des drogues dans son rapport de juin 2011. Mais c’était déjà l’objectif du Plan drogue 2009-2012 de l’Union européenne, car l’Europe a une certaine expérience en la matière. À Frankfort comme à Zurich ou Rotterdam, les villes européennes ont déjà mis en place des politiques locales pour réduire les nuisances liées aux drogues et protéger la santé des usagers de drogues : moins les usagers de drogues traînent dans les rue, mieux ça va pour tout le monde !

Le Portugal est donné en exemple parce que sa politique en a tiré les enseignements au niveau national. Les usagers, qui peuvent détenir jusqu’à dix jours de consommation, ne sont plus incarcérés, et le petit trafic de rue est toléré, à condition de ne pas gêner l’environnement. C’est tirer les leçons de l’expérience qui montre que plus les petits trafiquants de rue sont réprimés, plus le trafic est violent. Aux États-Unis, c’est le «  miracle de Boston  » qui fait figure de modèle1. Alors que cette ville faisait face à une hausse de la criminalité, associée au trafic de crack, une association caritative a proposé aux autorités de renoncer à la tolérance zéro (qui sanctionne systématiquement tout délit) pour se consacrer à la lutte contre la criminalité violente. Une démarche négociée avec les gangs, qui ont renoncé à l’utilisation d’armes à feu tandis que les faits non criminels étaient déjudiciarisés, la justice ne sanctionnant que les actes qui nuisent à autrui. Le commerce a été toléré, à la condition qu’il ne provoque pas de trouble ni dans l’environnement ni même au sein des gangs. Les résultats en termes de baisse de la criminalité ont été probants.

Aux marges de la loi

Le Brésil, l’Argentine, la Colombie, le Mexique ont commencé à dépénaliser l’usage. C’est le premier pas pour réorienter l’action des services répressifs. La France, elle, a adopté le modèle de la tolérance zéro en 2007, un an avant que son échec ne devienne probant aux États-Unis. Bien sûr, la France a manqué de places de prison, qu’il aurait fallu multiplier par 6 ou 7 pour atteindre les taux américains… Mais le nombre de personnes sanctionnées est monté en flèche. Or qu’a-t-on constaté ?

Dans les quartiers investis par le trafic, les comptes se règlent désormais avec armes à feu, ce qui n’était nullement de tradition dans les quartiers populaires français. En juin 2011, les fusillades et les morts ont fait scandale, et le débat s’est enfin ouvert sur la prohibition du cannabis. Si la prohibition est effectivement à l’origine du marché noir, l’escalade de la violence est-elle inéluctable ? La réponse est non. Tout dépend des objectifs et des pratiques des services de police. Quand un trafiquant a peur d’être balancé, il fait peur à son voisin. Quand un plan tombe, les règlements de compte suivent. La mairie de Saint-Ouen en a tiré les leçons. Après l’échec des interventions policières, elle a fait appel à des médiateurs, chargés de négocier entre trafiquants et habitants « pour éviter le pire  ». Réduire les dommages causés par le trafic, c’est tout simplement le bon sens. L’autoproduc-
ponses, qui se bricolent aux marges de la loi. Préfigurant les régulations de l’avenir, ces bricolages seront d’autant plus efficaces qu’ils seront intégrés dans des politiques locales ou nationales comme au Portugal. L’armistice est la première étape. C’est seulement quand la plupart des pays auront pris ce chemin qu’il sera possible de renégocier les conventions internationales.

L’avenir se fabrique au présent

Peut-être la prohibition finira-t-elle un jour par s’écrouler d’elle-même, tel le mur de Berlin. Mais plutôt que d’attendre le moment où les États devront reconnaître leur impuissance, mieux vaut dès aujourd’hui expérimenter de nouvelles formes de régulation du marché en évaluant leurs résultats, comme l’ont été ceux de la réduction des risques liés à l’usage. L’avenir se fabrique au présent : il nous

faudra fabriquer nous-mêmes la sortie de ce système prohibitionniste. Ce que nous demandons aujourd’hui aux responsables politiques, c’est de prendre leurs décisions en connaissance de cause, en fonction de ce que l’on sait. Lors de sa campagne présidentielle, Hollande s’était engagé à soumettre la question du cannabis à une commission européenne. Les experts de l’Observatoire européen des drogues sont prêts. Il y a des acquis sur lesquels il n’y a plus de doute possible – c’est le cas de la dépénalisation de l’usage et de la détention associée à la consommation. D’autres question exigent un développement de l’expertise : évaluer les conséquences de l’application des lois, mieux connaître l’organisation du trafic de drogues, et lutter contre l’emprise des mafias – en France en particulier, où cette question a été curieusement négligée. Bref, prendre la question des drogues au sérieux. Est-ce trop demander ?

Entre les lignes

Il n’y aurait pas eu de réduction des risques si Samuel Friedman, ethnographe, n’avait pas observé dès 1985 que la plupart des héroïnomanes de rue à New York avaient spontanément renoncé à partager leur seringue. Il faut imaginer la panique des experts lorsqu’ils ont réalisé que les toxicomanes pouvaient être le vecteur du sida en population générale ! Tous étaient alors persuadés que les toxicomanes, esclaves de leur drogue, étaient parfaitement incapables de protéger leur santé.

Samuel Friedman est d’abord à l’origine du développement de l’auto-support en ayant montré, avec Don Des Jarlais, que le message de prévention se transmet d’usager à usager. Les associations d’usagers, expliqua-t-il, permettraient de relayer l’information, comme le faisaient déjà les associations d’homosexuels. La prévention du sida pouvait être fondée sur le même principe pour tous : l’appel à la responsabilité de chacun. Ne restait plus qu’à ajouter les outils, à savoir les seringues stériles et les traitements de substitution, ce que fit officiellement la Grande-Bretagne en 1987.

Samuel Friedman avait été à bonne école : aux États-Unis, il y a une longue tradition d’observation participante sur le terrain. Avec un article de référence : « How to become a marijuana user » de Howard Becker. Ce sociologue, qui a fréquenté le milieu du jazz au début des années soixante, a décrit comment celui qui consomme apprend à intensifier les perceptions ou les émotions qu’il recherche, et comment éviter les effets désagréables. L’initiation à la consommation est aussi une initiation à une culture commune, qui valorise la musique et les relations authentiques. Mais qu’en est-il de l’usage dépendant ?

La toute première recherche sociologique porte précisément sur l’usage d’héroïne. Dès1947, Lindesmith s’attaque aux stéréotypes du « dope friend » ou junky, pour montrer que tout dépendants qu’ils soient, les héroïnomanes gardent une marge de liberté en fonction du produit (drug), de l’équation personnelle (set), et du contexte (setting). Au début des années 70, Zinberg s’interroge à son tour sur les capacités de contrôle des usagers d’héroïne. Son enquête porte en particulier sur ceux qui ont réussi à éviter ce qu’il appelle « les sanctions » les plus sévères, OD, traitements obligatoires ou répression. Ces usagers dits « successful » se donnent eux-mêmes des règles (fréquences, quantités, moment et lieu de consommation, argent à y consacrer, relations ou activités à maintenir, etc.). Ce qui n’est pas forcément facile. Outre les difficultés liées au produit lui-même, il faut affronter le stigmate (pour reprendre le terme de Goffmann, autre sociologue) qui fait du toxicomane un être sans foi ni loi. Si ces croyances collectives sont censées nous protéger, Zinberg était persuadé qu’elles ont engendré des générations de junkies. Plutôt que de condamner à la prison, à la folie, à la mort, mieux vaut consommer en tirant les leçons de l’expérience. En 1984, lorsque Zinberg publie son enquête sur l’usage contrôlé, la guerre à la drogue l’a emporté. Les enseignements de l’expérience qui apprennent, par exemple, que les hallucinogènes doivent être consommés « at a good time, in a good place with the good people » sont bannis, incriminés d’incitation à l’usage. Telle est pourtant la démarche de la réduction des risques.

La sociologie de la drogue

Ni Zinberg, ni Lindesmith, ni d’ailleurs aucune des recherches ethnographiques décrivant comment « vivre avec les drogues » n’ont été traduits. Ceux qui s’y intéressent peuvent toujours lire le petit ouvrage d’introduction La sociologie de la drogue(1). Son auteur, Henri Bergeron, n’a malheureusement pas fait le lien entre les recherches sur l’usage de drogues et la réduction des risques qu’il assimile à l’addictologie, autrement dit à une vision purement médicale de l’usage de drogues. Pour lui, la RdR est seulement une «sanitarisation » de la politique des drogues dont le principal changement sur le terrain a été l’introduction des traitements de substitution. Sans doute. Mais la réduction des risques ne se réduit pas à la médicalisation. La génération techno s’est appropriée la logique RdR, ce qui a sans doute évité pas mal de dérives. Quant à la génération d’aujourd’hui, elle a fort à faire dans un contexte de répression accrue de l’usage. Mais peut-être parviendra-t-elle à aller de l’avant. Je croise les doigts !


1. La Sociologie de la drogue, Henri Bergeron,La Découverte, 2009.

La double face d’Olive, le psy des toxicos !

« Qui c’est Olievenstein ? », interroge un internaute du forum d’Asud, qui ajoute : « son livre, Il n’y a pas de drogués heureux, j’ai pas trop envie de le lire, j’aime pas le titre. » Cet article s’adresse à lui, mais pas seulement.

Olievenstein s’est opposé bec et ongle à la réduction des risques et pourtant, « le psy des toxicos », « Olive » pour les intimes, a longtemps été le protecteur officiel des toxicomanes, s’élevant aussi bien contre la répression que contre « la médicalisation ». C’est d’ailleurs là où le bât blesse, où nous avons besoin de comprendre notre propre histoire. Des générations d’usagers se sont succédé à Marmottan, le centre de cure qu’il a créé, et nombreux ont été ceux qui ont vu en lui un allié, y compris dans la réduction des risques.

Ami ou ennemi ?

Alors, ami ou ennemi ? L’ambiguïté est inscrite dans l’ancien sous-titre d’Asud-Journal, « Le journal des drogués heureux ». Si Asud refusait d’endosser le rôle de victime de la drogue, c’était sans agressivité contre la personne, presque un clin d’œil. Chacun savait qu’Olive aimait la provoc. D’ailleurs, des drogués heureux, il y en a dans ce livre culte de 1977, même si leur histoire s’est souvent mal terminée. Olievenstein y raconte comment, jeune psychiatre à l’hôpital de Villejuif, il rencontre cette première génération de jeunes drogués, comment il tente de les protéger contre l’institution, comment pour comprendre leur voyage, il est allé jusqu’à San Francisco aux plus belles heures du mouvement psychédélique. Ces jeunes ne sont pas des malades, ils ne sont pas suicidaires, ils veulent être libres, ils se servent des drogues pour échapper à la morale puritaine, conventionnelle et hypocrite de leurs parents. Olievenstein lui-même était trop pessimiste pour partager l’utopie « peace and love » des hippies, mais il a compris ce qui les animait. Pendant les trente années de son règne, il a assumé un rôle de passeur entre ces jeunes contestataires et le monde des adultes, il est devenu leur porte-parole. Il était persuadé que ces jeunes s’affrontaient à des pouvoirs qui pouvaient les détruire, pouvoirs des flics et des juges, pouvoirs des institutions qui, à l’hôpital psychiatrique, pouvaient en faire des chroniques à vie. Olievenstein a voulu faire de Marmottan un refuge au service de ceux qui demandaient de l’aide, et seulement ceux-là.

La liberté de choix

En 1971, la loi qui venait d’être votée prévoit un dispositif de soin, mais le Dr Olievenstein refuse que Marmottan serve d’alternative à l’incarcération. S’il accepte la direction de ce premier centre de cure, c’est pour que les jeunes en pleine dérive ne soient pas enfermés en psychiatrie. Restait une question : quel soin devait-on leur proposer ? La réponse, il avait été la chercher sur les quais de la Seine, là où se réunissaient les hippies et les freaks. Sa démarche s’inspire des Free Clinics californiennes, qui, avec des volontaires appartenant au mouvement hippie, répondaient à l’urgence dans les concerts : petits bobos, information sur la contraception et les maladies vénériennes, accompagnement de ceux qui avaient fait un bad trip. Ceux qui demandaient de l’aide étaient allés trop loin, ils avaient perdu leurs repères, bref un moment de flip. L’accompagnement, fondé sur la relation de personne à personne, devait les aider à retomber sur leurs pieds. Cette conception du soin, héritée des Free Clinics, l’a conduit à recruter des accueillants qui avaient l’expérience du « monde de la drogue ». À Marmottan, on savait de quoi on parlait. Ces accueillants, qui, dans l’institution, deviennent des ex-toxicomanes, étaient les garants d’une alliance thérapeutique fondée sur la liberté de choix : choisir librement sa façon de vivre, et même choisir de consommer ou non des drogues – après la cure, bien sûr. Mais encore une fois, le médecin donnait une liberté que ne donnait pas la loi.

Ambigu sur la loi

Quelle a été la position d’Olievenstein sur la loi de 1970 ? Dans l’article du Monde écrit à sa mort, la psychanalyste Élisabeth Roudinesco affirme qu’il était « opposé autant à la dépénalisation, qui favorisait la jouissance autodestructive des toxicomanes qu’à une politique répressive ». La jouissance autodestructive ? Je ne sais pas le discours qu’il lui a tenu. Il a su parler à chacun le langage qu’il peut entendre, parlant de la souffrance du toxicomane aux parents et du plaisir à ceux qui en avaient l’expérience. Sur la loi, il a longtemps été ambigu, mais il rompt le silence en 1986 dans un article du Monde : « J’aurais dû m’engager davantage pour la dépénalisation de l’usage du cannabis. Je n’ai pas assez insisté sur la différence entre les drogues et sur le fait qu’il n’y a pratiquement aucun rapport entre un usager occasionnel et un toxicomane. J’ai trop accepté qu’on parle de drogue en général sans jamais citer l’alcool, le tabac ou l’abus de médicaments. » 1986, c’est l’année où le ministre de la Justice Chalandon veut appliquer la loi de 1970 à la lettre : les toxicomanes doivent être punis ou soignés dans des services fermés en psychiatrie. Ce faisant, il rompt le contrat implicite entre justice et médecine à l’origine de la loi : il ne devait pas y avoir de traitements obligatoires. Olievenstein avait fait partie des experts médicaux consultés sur la future loi. La pénalisation avait été exigée par Marcellin, ministre de l’Intérieur. Deux ans après 68, l’État doit rassurer l’opinion en se montrant ferme défenseur de l’ordre social ébranlé par les contestataires. La santé publique, officiellement invoquée, n’est qu’un prétexte et les médecins le savent. Ils étaient persuadés que la répression n’était pas la bonne réponse pour ces jeunes en pleine dérive. Ils finissent par s’y résoudre parce qu’ils avaient obtenu une garantie : la demande de soin sera volontaire. Grâce à l’anonymat, la Justice n’aura pas les moyens de contrôler les traitements.

« La parole du toxicomane »

La hantise d’Olievenstein, c’est l’imposition de traitements qui n’ont pas de justification médicale, comme les médecins l’ont fait pour l’homosexualité, la masturbation ou l’opposition politique. La médecine ne devait pas être au service de la justice. Lorsqu’il prend la direction de Marmottan, le Dr Olievenstein met en place un dispositif qui doit garantir la liberté du toxicomane. Il veille à ce que tous les soignants français, le plus souvent formés par lui, se réclament d’une même éthique de soin et refusent les traitements coercitifs, des communautés thérapeutiques à la médicalisation. Le toxicomane n’étant pas un malade, il n’y a pas justification médicale à la méthadone. Dans les programmes américains, sa fonction est de contrôler au quotidien les toxicomanes, avec analyse d’urine, en les enchaînant à un produit qui ne donne même pas de plaisir ! Il faut se rappeler que les héroïnomanes sont peu nombreux pendant les années 70. On sait finalement très peu de choses sur la dépendance à l’héroïne. Dans le système de soin, personne ne s’intéresse aux travaux des neurobiologiques auxquels on oppose « la parole du toxicomane » : il faut, disait-on, « entendre la souffrance du toxicomane », et non pas l’écraser avec un médicament. Cette position fait consensus dans la société française avec, d’un côté les partisans de la répression, de l’autre ceux qui se réclament des droits de l’Homme. Ce consensus est une des raisons de l’immobilisme français dans la lutte contre le sida pour les injecteurs, en retard de 7 à 8 ans sur la Grande-Bretagne.

Pas un ennemi a priori

L’éthique de soin est irréprochable. Aussi, les premières initiatives ont presque toutes sollicité le soutien d’Olievenstein, AIDES dès 1986, Médecins du monde dès 1988, et bien d’autres ensuite. Les Asudiens ne l’ont pas fait, mais que pouvaient-ils lui demander ? A priori, il n’était pas un ennemi, mais les Asudiens ne voulaient pas de porte-parole, ils voulaient parler en leur nom propre. De plus, s’ils refusaient la médicalisation, la prescription d’opiacés était une des premières revendications. La discussion ne pouvait manquer d’être confuse. Elle l’a d’ailleurs été avec tous ceux qui l’ont sollicité. Sur la méthadone, il a résisté jusqu’au bout, mais l’argumentaire change avec les interlocuteurs. Dans Le Figaro, il dénonce « la méthadone en désespoir de cause » mais propose, dans un entretien, de mettre la méthadone en vente dans les bureaux de tabac, une proposition parfaitement irréaliste mais qui lui attire la sympathie des antiprohibitionnistes. Dans Le Monde, il se déclare pour « une prescription médicale au cas pour cas ». La position semble modérée pour ceux qui ne connaissent pas la réalité de terrain mais jusqu’en 1995, la prescription d’un opiacé était illégale, et les médecins risquaient une interdiction d’exercer.

Le choix des usagers

Je connaissais ce que vivaient les usagers. C’est en confrontant les principes et les réalités de terrain que peu à peu, j’ai pris mes distances avec Olievenstein. Je n’ai jamais été proche, je me méfiais du gourou, mais j’étais longtemps été d’accord avec l’essentiel de ses thèses. Si j’ai participé à l’expérimentation d’un premier programme méthadone en 1990 au Centre Pierre Nicole, c’est que je savais par expérience qu’utiliser des produits en substitution à l’héroïne pouvait calmer le jeu. Le Néo-Codion® pouvait faire l’affaire à condition de ne pas être trop dépendant. J’ai changé d’opinion sur le traitement en voyant à quel point les usagers stabilisés par la méthadone allaient mieux que ceux qui faisaient des cures à répétition. Alors, pourquoi pas la méthadone ? La méthadone comme les communautés thérapeutiques, les cures de sevrage, et même la cure psychanalyse, sont des outils qui peuvent être ou non répressifs, selon la manière dont on s’en sert. Bien sûr, chacun peut avoir son opinion sur les méthodes, mais les premiers concernés sont les usagers. Le choix doit leur appartenir. Le problème en France, ce n’est pas qu’Olievenstein ait eu telle ou telle opinion, c’est qu’il a rendu impossible toute autre approche que la sienne.

La menace du tout-abstinence

Ce qui a fait la force d’Olievenstein, c’est l’alliance qu’il a nouée avec la génération des hippies. Ce qui a fait sa faiblesse, c‘est que cette alliance n’a pas été renouvelée avec les générations suivantes. Olievenstein a aimé les hippies « beaux comme des Dieux », « qui avaient un idéal », il trouvait les punks ou les loubards des années 80 beaucoup moins fascinants. Progressivement, le système de soin s’est rigidifié, mais les soignants sont restés persuadés de l’alliance thérapeutique, qui avait été nouée 20 ans plus tôt : leurs patients ne disaient-ils pas qu’« il ne servait à rien de remplacer une drogue par une autre » ? Les soignants ont été piégés par leurs certitudes qui se sont cristallisées dans des logiques institutionnelles et les conséquences en ont été meurtrières. Les mêmes erreurs risquent fort de se répéter aujourd’hui. Dénonçant le tout-substitution, Olievenstein n’avait pas conscience d’imposer le tout-abstinence, avec en parallèle une augmentation de la répression. Depuis 1995, la substitution, devenue légale, l’a emporté. L’alliance entre les usagers d’héroïne et les médecins a sauvé bien des vies mais en 1995, la génération techno avait déjà pris la relève, avec des polyusages festifs, dominés par les stimulants. Un fossé n’a pas manqué de se creuser entre des médecins, persuadés de détenir la vérité scientifique de la dépendance, et des usagers qui ne se vivent pas comme des malades. C’était il y a plus de dix ans déjà. Que se passe-t-il du côté des plus jeunes ? Quels problèmes se posent à eux ? Répression, logique institutionnelle et ignorance de ce que vivaient ceux qui consomment des drogues, voilà l’origine de la catastrophe des années 80. Voilà qui est aussi étrangement actuel ! Une bascule vers un tout-abstinence menace. Souvenons-nous de la double face d’Olievenstein, celui qui a su nouer une alliance avec une génération d’usagers, et celui qui, parlant à leur place, n’a pas pu renouveler l’alliance. Peut-être pourrons-nous ainsi arrêter le balancier qui ne cesse d’aller et venir entre malade et délinquant !

La prescription des psychotropes n’est pas une science exacte

Tribune à Anne Coppel, sociologue et soignante dans deux centres Méthadone à Paris et présidente de l’Association française de réduction des risques (AFR). Son analyse progressiste en matière de substitution et RDR bouscule quelques idées reçues tant du point de vue des prescripteurs que des usagers.

Il y a maintenant dix ans, lorsque j’ai commencé à travailler avec la Méthadone, j’étais persuadée, comme presque tous les soignants français, que la meilleure posologie était la plus basse possible. Je me souviens de mes hésitations et des longues négociations avec les usagers pour une augmentation de 45 mg à 50 mg ou encore de ma satisfaction quand l’usager demandait lui-même de baisser de 40 mg à 35 mg… Je connaissais les études américaines qui démontraient l’utilité des hautes doses mais je soupçonnais les Américains de transformer la Méthadone en une sorte de camisole chimique. J’opposais à ces statistiques le simple bon sens mais aussi l’expérience clinique : il y avait, bien sûr, des usagers qui réclamaient “toujours plus” (ce qui, même à cette époque, ne me gênait pas) mais il y avait aussi “les bons patients”, ceux qui se sentaient débordés par leur consommation et se satisfaisaient des petites doses en témoignant qu’à partir de 40, voire 45 mg, ils ne ressentaient pas les effets du manque.

Comme la plupart des soignants, j’ai changé de conviction, non sans mal : car la posologie n’est pas une question anodine. Toutes mes croyances ont été bouleversées : sur l’usage, sur la dépendance, sur les traitements…. Première révolution culturelle : l’objectif du traitement ne se limite pas à la sortie de la toxicomanie.

Si la prescription améliore la santé de l’usager, si elle lui permet de vivre avec moins de souffrance, moins d’exclusion, en choisissant son mode de vie, si la mortalité baisse, alors il s’agit bien d’un traitement médical. Que l’usager puisse en tirer du plaisir ne change rien à l’affaire.

L’autre bouleversement dans mes croyances porte sur le traitement de la dépendance. Pendant toutes les années où le sevrage était l’unique traitement, tous – soignants, entourage, répression – encourageaient les usagers dépendant d’un opiacé à multiplier les tentatives de cure. L’usager était dépendant, c’était simple, il fallait qu’il s’arrête. Les rechutes étaient attribuées à l’absence de volonté de l’usager (ou à sa mauvaise volonté). Là encore, les croyances partagées par la plupart des soignants et usagers faisaient illusion. Les usagers dépendants d’un opiacé peuvent se passer d’opiacé pendant un temps, contraints (problème d’approvisionnement, incarcération) ou consentants.

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La meilleure façon de traiter la dépendance, c’est de l’accepter pour la contrôler

Mais la succession de ces sevrages-rechutes a pour premier effet de déstabiliser l’usager, qui perd toute confiance en lui-même alors qu’elle renforce la dépendance, comme le montre l’expérimentation animale. Plus le rat a connu des successions de dépendance-sevrage, plus le sevrage est difficile. Nous ne sommes pas des rats mais pour les humains, également, il semble bien que plus nombreuses ont été les tentatives de sevrage, plus difficiles ont-elles été à vivre – jusqu’à devenir non envisageables.

Peut-être découvrira-t-on un jour une pilule miracle qui traite toutes les dépendances (on en parlait cet été…). Pour le moment, la meilleure façon de traiter la dépendance est d’abord de l’accepter afin d’en reprendre le contrôle, que ce soit pour vivre avec ou pour s’en défaire à terme. Les hautes doses permettent d’éviter les hauts et les bas qui renforcent la dépendance. Il ne s’agit pas seulement de supprimer tout signe de manque mais d’offrir à l’usager un confort suffisant, qui peut contribuer, s’il le souhaite, à mieux contrôler le désir d’ivresse (de défonce). Par exemple, prévenir (ou récupérer après) des épisodes d’abus de cocaïne ou d’alcool. Si l’usager le souhaite : même les hautes doses ne fonctionnent pas de façon automatique comme des antibiotiques….

Tous les patients en traitement de substitution ne souhaitent pas renoncer à l’usage (ou à l’abus) de drogues licites ou illicites. Certains utilisent les traitements de substitution comme filet de sécurité pour éviter le manque tout en continuant à consommer de l’héroïne ou d’autres drogues, régulièrement ou occasionnellement. Dans ce cas, les petites doses conviennent mais l’usager doit être informé qu’il entre dans un usage sans doute mieux maîtrisé mais chronique. Ceux qui souhaitent arrêter toute consommation de drogues – il y en a – ont tout intérêt à rechercher un confort suffisant et pas uniquement l’absence de symptômes de manque.

La souffrance (ou simplement l’effort de volonté) n’est pas bonne conseillère en la matière. Si la dépendance aux opiacés est bien installée (pas ou peu de périodes d’abstinence sur les années précédentes), il faut accepter l’idée d’un traitement long avec des doses de confort. A défaut, les rechutes sont programmées.

La posologie dépend donc en partie de l’objectif fixé au traitement. Elle dépend plus encore de ce que ressent l’usager qui est, comme pour tous les psychotropes, extrêmement variable d’une personne à l’autre. Seul le patient peut dire si l’anxiété, la dépression ou le désir de drogues sont diminués par le traitement. Comme le montre l’excellent livre de Philippe Pignarre*, les médicaments psychotropes ne sont pas exactement des médicaments comme les autres : la subjectivité des patients ne peut être évacuée.

Question difficile à éluder : l’objectif du traitement

Les médecins ne sont pas formés à consulter leurs patients. Ils ont, au contraire, appris que le médicament est efficace précisément parce qu’il fonctionne quel que soit le patient ou le thérapeute ; le traitement s’impose donc de lui-même sans discussion possible, au nom de la rationalité scientifique. Le pouvoir médical y trouve sa justification.

Dans le domaine du sida, les associations de malades ont su imposer au corps médical le point de vue du patient, mais négocier avec un médecin le choix d’une stratégie thérapeutique nécessite le développement d’une expertise. Dans le domaine de la prescription de psychotropes, la négociation devrait être plus aisée puisque la prise en compte de ce qu’éprouve le patient est incontournable alors que la consommation de drogues implique de développer une véritable expertise sur les produits et leurs effets.

Il faut reconnaître que cette négociation reste dans bien des cas difficile, voire impossible à mener. Il y a de multiples raisons à cela. Certaines relèvent banalement de la relation médecin-malade. D’autres tiennent à l’histoire des relations entre les usagers de drogues et le monde médical, dans une époque pas complètement révolue, où il s’agissait d’extorquer au médecin le produit convoité, à l’insu-de-leur plein-gré, s’il le fallait. Phillipe Pignarre donne l’exemple d’une de ces confrontations à la prison de Fresnes lors d’une consultation dont l’un des enjeux est l’acceptation du statut de malade. Les deux interlocuteurs, le médecin et le détenu, discutent, expertise contre expertise, proposition de traitement psychiatrique contre demande de soulagement de la douleur (ou recherche de plaisir ?). Mais la discussion se mène uniquement par médicaments interposés : « Dehors, je prenais du Néocodion », rappelle le détenu. Ce à quoi le médecin répond par le refus de prescrire les médicaments « auxquels on s’accroche ». Il propose alors de la Vicéralgine. Mais le détenu revient à la charge « Avant, je prenais du Tranxène 50. » Le médecin propose alors du Tercian. « Vous n’allez pas me prescrire des médicaments qui font gonfler », s’indigne l’usager. Et le médecin de se résigner à prescrire du Lysanxia : « Je ne peux assumer ici une position curative-éducative, je prescris a minima pour assurer un certain confort et le calme ». Cet échange, résumé ici faute de place, évoquera certainement des souvenirs à des lecteurs. L’avènement des traitements de substitution a modifié le dialogue.

Reste la difficile question : qui définit l’objectif du traitement. Sur ce terrain, le médecin qui n’obtient pas l’adhésion de l’usager est perdant à terme. Le médecin peut imposer le choix d’un médicament ou d’une posologie mais il ne peut empêcher l’usager de poursuivre ses consommations. Nombre de pratiques médicales restent contre-productives (confusion entre traitement et récompense-punition, avec réduction des doses en cas de consommation de drogues), mais ces pratiques renvoient en miroir à celles des usagers qui disqualifient d’entrée le médecin en refusant à la prescription le rôle de traitement.

Il est clair que le statut illégal des drogues fausse en grande partie le dialogue. L’alcoolique qui consulte un médecin sollicite clairement un soutien thérapeutique. L’usager de drogue recherche-t-il le produit interdit ou bien demande-t-il un soutien thérapeutique ? Pour certains, la réponse est claire dans un sens ou dans un autre mais l’ambivalence est relativement fréquente (c’est également vrai pour celui qui a des problèmes d’alcool) et le bon thérapeute accepte de travailler avec cette ambivalence. Quoi qu’il en soit, aller voir un médecin, c’est, au moins lui reconnaître le désir d’améliorer la santé de son patient. On ne peut demander à un médecin de résoudre la question du cadre légal.

Il est tout aussi illusoire d’exiger que la consultation soit menée dans le cadre d’une négociation tripartite (médecin-patient-associations d’usagers). Il appartient aux associations de veiller à ce que le droit des patients soit respecté mais tout dans la relation soignant-soigné ne relève pas de la question du droit. Reste à imaginer le cadre dans lequel des représentants d’usagers peuvent être entendus (par exemple, dans les conseils d’administration ou réunions spécifiques).

Le médecin qui n’obtient pas l’adhésion du “patient” est perdant à terme

Une bonne négociation implique aussi d’accepter de confronter son expérience personnelle avec d’autres niveaux d’expertise : recherches pharmacologiques ou biologiques mais aussi expérience clinique. Le soignant n’est pas seul à être prisonnier de ses croyances. Ce que l’usager ressent est également influencé par ce qu’il croit. On sait par exemple que les circonstances dans lesquelles les psychotropes sont consommés (seul, avec des amis… ) en modifient les effets. C’est particulièrement net pour le cannabis ou le LSD mais les effets sont également influencés par la façon de consommer (fumer/injecter) les doses.Et enfin par les attentes. La cocaïne en sniff occasionnel et shootée à raison de 5 gr par nuit sont deux produits différents. Il aura fallu des examens qui évaluent la Méthadone restant dans le sang après 24 h pour prendre conscience de l’importance des écarts selon les personnes. Ces usagers, antérieurement gros consommateurs d’héroïne, continuaient à se sentir mal avec la Méthadone mais ne pensaient pas à demander l’augmentation des doses, qui s’est révélée nécessaire. Il n’est pas plus de science exacte dans l’usage de drogues que dans le traitement.

Les confrontations entre expérience de la consommation, études et recherches scientifiques et expériences cliniques sont incontournables. Les accepter, c’est oeuvrer à une alliance thérapeutique qui est de l’intérêt de tous.

*Philippe Pignarre, Puissance des psychotropes, pouvoir des patients. PUF 1999.

“Le cœur de la princesse”, légende chinoise

Le fils d’un pauvre pêcheur arrive à la ville. Il doit y apprendre le négoce sous la houlette d’un marchand mandchou. Un jour, il se promène au hasard des rues et entrevoit derrière une persienne un visage féminin. “ Qui est-ce ? ” demande-t-il aux voisin. “ la fille du gouverneur, lui répond-on, la beauté la plus parfaite de tout le pays, et la plus jolie princesse du monde ”.

Immédiatement frappé d’un amour insensé, le jeune homme se meurt de langueur. Grâce aux douteux services d’une vieille entremetteuse, il parvient à rencontrer sa princesse. Il est pauvre, mais jeune, beau, éloquent et surtout amoureux. Les princesses d’alors avaient fort peu de divertissement. Et se laissaient séduire par les pêcheurs audacieux. Tout deux vivent de longs moments d’extase clandestine…

Mais cette trop belle histoire tourne mal. Quelques cafards vertueux informent le gouverneur de l’inconduite de sa princesses, la fait brûler vive dans sa demeure. Alors que la maison est en flammes, le petit pêcheur rêve de sa belle, qui lui murmure dans un soupir :

“ Cours dans mon château détruit, fouille par tout, dans les ruines et les cendres éparses. Tu trouveras une petite pierre triangulaire et transparente : c’est mon cœur pétrifié ”.

Le pêcheur s’éveille, se rue dans les décombres, fouille, tâtonne, découvre le minuscule trésor, le serre sur sa poitrine. Grâce au précieux caillou en forme de cœur caché au chevet de son lit, le pêcheur retrouve chaque nuit sa princesse blottie au creux de ses bras.

C’est fort bien d’avoir un spectre comme amante ; mais les convenances sociales imposent de prendre une épouse moins éthérée. Notre héros se marie, comme tout pêcheur qui se respecte. Sa femme, jalouse et suspicieuse, s’indigne qu’il attache tant de prix à un aussi stupide cailloux. Un jour en son absence, elle saisit la pierre dans un mouvement de colère et la lance de toutes ses forces sur le pavé de la cour. Le petit cœur transparent se brise en mille éclats. Le pêcheur est fou de chagrin. Mais sur l’emplacement de chaque esquille une plante à hautes tiges pousse soudainement et donne des fleurs aux corolles blanches et mauves. Dans un ultime songe, la princesse apparaît à son aimé :

“ Par la faute de ta femme, tu m’as perdue à jamais. Tu ne me verras plus, mais je te laisse un remède souverain contre le désespoir. Prends la couronne des plantes qui ont surgi dans ta cour, tires-en le suc et épure-le par le feu ”.

Le pêcheur ordonne à sa femme de préparer la substance et retrouve la paix du cœur. Depuis lors, l’opium existe, pour que les épouses légitimes aillent le cueillir.

extrait de “ La drogue dans le Monde ” d’A. Coppel et C. Bachman

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