La stupéfiante politique du chiffre

Bénédicte Desforges est une « ex-flic », comme elle se définit ellemême. Elle nous livre ici un décryptage de la logique de rentabilité qui pervertit l’activité policière et conduit à privilégier la chasse aux usagers de drogues. Merci à la fondatrice du site Police contre la prohibition (PCP) pour cette investigation au cœur du système.

L’usage de stupéfiant est un délit mineur, sans victime, sans plaignant, sans danger pour autrui, sans incidence sur la résolution des enquêtes de trafic, sa répression n’est pas dissuasive, mais elle constitue néanmoins une proportion déraisonnable de l’activité policière. La sécurité étant un levier électoral, peu importe le sacrifice du qualitatif, il faut lui associer un plan com’ efficace : le chiffre de la délinquance, qui doit être lisible pour l’opinion mais pas trop. Ces statistiques sont en effet d’une conception suffisamment complexe pour décourager les analyses trop pointues. On y trouve une juxtaposition de faits constatés et de faits élucidés, d’atteintes aux personnes et aux biens, d’infractions avec et sans violence, d’infractions avec et sans victime. Les plaignants, auteurs et victimes sont mélangés dans la même soupe de chiffres, autant de données très peu exploitées par la police, mais nécessaires pour bâtir une politique du chiffre qui tient lieu de stratégie au détriment de la véritable lutte contre la délinquance.

Un taux d’élucidation de 100 %

La police doit donc être en mesure de faire état de sa productivité. Comme une usine. Or la sécurité, ce que la police est censée vendre, n’est pas comptabilisable. Efficace mais pas « rentable », la prévention, le meilleur atout contre l’insécurité, est tombée en désuétude – comme le gardien de la paix. Même le mot a disparu des discours politiques. Faute de « fabriquer » de la sécurité, la police est ainsi obligée de fabriquer des délinquants et des
infractions : les infractions révélées par l’action des services (IRAS), qui se distinguent des infractions constatées (homicides, cambriolages, etc., et plaintes enregistrées, qui feront l’objet d’enquêtes avec un taux d’élucidation incertain) et représentent la part proactive de l’activité policière.

Les infractions à la législation sur les stupéfiants (ILS) et celles liées au séjour des étrangers sont pour l’essentiel relevées lors de contrôles d’identité. Elles ont l’avantage comptable de présenter un taux d’élucidation de 100 % : sans enquête ni victime, aussitôt constaté, le délit est élucidé. Faisant partie du chiffre global de la délinquance, les IRAS boostent la moyenne des affaires résolues. Par exemple, cumuler une boulette de shit confisquée et une plainte contre X pour viol donne un taux de résolution de 50 %, ce qui est une excellente « performance »… Sur l’ensemble des crimes et délits, ce taux peut même dépasser 100 % pour les ILS… De la pure dopamine pour la politique du chiffre.

Paramétrés pour faire du chiffre

Pour la police et la gendarmerie, on compte 207 300 ILS, sur une période d’un an, de septembre 2014 à août 2015 :

  • 175 745 pour usage de stupéfiants ;
  • 19 389 pour usage-revente ;
  • 7 159 pour trafic-revente, sans usage ;
  • et 5 007 autres (provocation à l’usage, etc.).

Tandis que seulement 3,4 % des ILS concernent le trafic, l’usage de stups représente 85 % des ILS, soit 56 % des infractions constatées et infractions révélées par l’action des services.

Autrement dit, les forces de l’ordre, quand elles en ont l’initiative, consacrent plus de la moitié de leur activité à la répression de l’usage de drogues, dont 90 % de cannabis.

En même temps que les effectifs de police stagnent, les interpellations pour ILS sont en constante augmentation, c’est dire l’appétit pour cette répression. Du mois d’août 2017 à juillet 2018 : 224 031 ILS, dont 183 795 pour usage de drogues, soit 83 % des ILS(1). Aujourd’hui, un flic est paramétré pour faire du chiffre, au sens propre mais aussi au sens lucratif du terme.

Primes et bakchichs

Comptables, les IRAS sont aussi rémunérées, ce qui joint l’utile à l’agréable. Du point de vue financier, l’ensemble de la chaîne hiérarchique policière est intéressée par la chasse aux fumeurs de bédo. Chaque cadre de la police, officier et commissaire, encaisse chaque mois des indemnités de responsabilité et de performance (IRP) en fonction de l’activité et des résultats de ses subordonnés. Cette évaluation de la performance a un impact sur la réputation et le déroulement de carrière de l’encadrement. Du coté des officiers, la part fixe de l’IRP atteint 600 euros mensuels pour le grade de commandant(2). Pour les commissaires de police, cette part de l’indemnité s’échelonne selon le grade de 1 080 à 2 421 euros par mois3. À cette part fixe s’ajoute une part variable qui peut s’élever jusqu’à 40 % du fixe(4,5) parfois automatiquement incluse dans la prime mensuelle(6,7) pour certains postes dits « difficiles » ou « très difficiles ». Tout cela a comme effet de booster la course aux résultats entre chefs… Quant au gardien de la paix, si les bonnes grâces de son chef ou le hasard lui sourient, il touchera une fois dans l’année une sorte de bakchich appelé « prime au mérite ». Cette gratification génère un état d’esprit délétère dans les services mais galvanise la course au chiffre. Dans les hautes sphères de la police, il est de bon ton de nier la politique du chiffre, elle serait même une légende urbaine. Mais l’existence même de l’indemnité de responsabilité et… de performance révèle un management basé sur le chiffre. Et si le taux d’élucidation ne suffit pas dans l’équation, il y a encore des solutions(8) : déqualifier certaines infractions, en reporter le mois suivant, dissuader la prise de plaintes… Une tradition de falsification indécente qui a même intéressé plus d’une fois l’IGPN – la police des polices.

Une chose est sûre : l’enjeu de la politique du chiffre est solide et motivant. Plus personne ne devrait s’étonner quand un chef de service dit à ses troupes, sans complexe ni paraphrase, qu’il préfère qu’on lui colle dix fumeurs de pétards en garde à vue plutôt qu’un braqueur.

Imposture, opacité et manipulation

Les objectifs chiffrés du ministère puis de la présidence Sarkozy ne sont pas un mystère. Ce concept absurde consistait à définir la délinquance avant qu’elle ait eu lieu. Les consignes pouvaient alors ressembler à un inventaire de Prévert : « Pour la fin de la semaine, vous me servirez 13 ports d’arme blanche, 38 ILS, 1 proxénète, 24 feux rouges et 1 fermeture administrative de bistro. »

Et puis il y a eu le ministère Valls qui, de façon surprenante dans son discours cadre sur la sécurité9, a parfaitement défini la politique du chiffre– imposture, opacité, porte ouverte à la manipulation, outil calibré pour l’instrumentalisation politique. Le nouveau ministre exigea que, sans délai, ces pratiques cessent au nom du service public. Par la suite, les objectifs statistiques se sont faits plus discrets, et les bilans de la criminalité moins détaillés, mais rien n’a changé sur le fond. Le corps des commissaires étant le gardien du Temple et l’interface opaque entre police et ministère, rien ne semble pouvoir remettre en cause le chiffre et ses primes. Aujourd’hui encore, cette politique représente une énorme dépense de l’État dédiée à la communication sur la sécurité plutôt qu’à protéger les citoyens.

Les IRAS sont donc essentielles à ce système qui s’enrayerait si l’usage de drogues était dépénalisé. Inversement, si la politique du chiffre cessait, la répression de l’usage apparaîtrait sous son vrai jour, vaine à tout point de vue, coûteuse, et encombrant inutilement toute la chaîne pénale. Les statistiques ne sont pas un outil d’évaluation de la délinquance mais une fin en soi…

Fouiller toujours dans les mêmes poches

Mais de quelle fin parle-t-on exactement ? Tandis que les statistiques indiquent que toutes les classes et tranches d’âge sont concernées par les drogues, la population ciblée par la répression est jeune, issue de l’immigration et la plus vulnérable d’un point de vue économique et social. Tout commence par un contrôle d’identité, une palpation, et une fouille des poches qui ne doit rien au hasard. Toujours les mêmes poches, les mêmes personnes, les mêmes quartiers… Là où l’apaisement entre police et population est urgent, la politique du chiffre attise défiance et haine réciproques, et le fragile lien social se délite. Sur le terrain, c’est un bras de fer permanent, violences, provocations, harcèlement. Les discours se répètent – des coups de Kärcher à la reconquête républicaine de territoires – mêmes logiques et mêmes échecs. La mise en place de l’amende forfaitaire de 200 € s’inscrit dans cette logique : un appel d’air à la course au chiffre. S’y ajouteront sans doute des outrages et rebellions du fait de l’amende elle-même. La culture policière est marquée par une tradition de postulats indéboulonnables (le laxisme de la justice, le gauchisme des juges, le coût des étrangers, l’oisiveté des jeunes…) et par la désignation d’un certain nombre de boucs émissaires. La culture raciste de la police est un fait. « Je ne suis pas raciste mais… ce sont toujours les mêmes qui… ». Même si c’est un sentiment qui s’estompe à la faveur d’un recrutement diversifié, l’analyse sociologique s’arrête souvent là. Conservatisme et morale sont les marqueurs d’une culture, ponctuée de leitmotivs : « On est le dernier rempart », « Force doit rester à la loi », et pour finir, « La drogue c’est mal ». Il faut s’en persuader pour ne pas complètement s’effondrer, pour l’illusion d’un métier qui fait sens, une chaîne alimentaire qui va de la poche de l’usager de drogue à celle du commissaire de police, mais aussi une mesure de rétorsion appliquée à une population qu’on aime détester.

Bénédicte Desforges

  1. Chiffres mensuels relatifs aux crimes et délits enregistrés par les services de police et de gendarmerie (https://www.data.gouv.fr/fr/datasets/chiffres-departementaux-mensuels-relatifs-aux-crimes-etdelits-enregistres-par-les-services-de-police-et-de-gendarmeriedepuis- janvier-1996/).
  2. Montants part fonctionnelle de l’IRP corps de commandement de la police nationale (officiers) (https://www.legifrance.gouv.fr/eli/arrete/2017/3/30/INTC1706081A/jo/texte).
  3. Montants part fonctionnelle de l’IRP corps de conception et de direction de la police nationale (commissaires) (https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000023386641).
  4. IRP officiers (https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=
    JORFTEXT000028319571 ).
  5. IRP commissaires (https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cid
    Texte=JORFTEXT000022839264).
  6. Postes difficiles et postes très difficiles commissaires (https://www.
    legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000029344655).
  7. Postes difficiles officiers (https://www.legifrance.gouv.fr/eli/arrete/2017/5/5/INTC1713329A/jo/texte/fr).
  8. « Sécurité : la fabrique du bilan “favorable” pour 2012 », Le Monde (https://www.lemonde.fr/societe/article/2011/10/03/securite-les-secrets-defabrication-du-bilan-pour-2012_1581408_3224.html).
  9. Discours cadre sur la sécurité, M. Valls, septembre 2012 (https://www.aht.li/3273284/20120919_discours_cadre_securite_Valls.pdf).

À lire : La pénalisation de l’usage de stupéfiants en France au miroir des statistiques administratives, Ivana Obradovic, Déviance et société (2012) (https://www.cairn.info/revue-deviance-et-societe-2012-4-page-441.htm%20%20).

Commentaires (2)

  • Il est fort probable que le bain de bouche de la marque Alondon puisse fausser un test salivaire thc. Perso j ajoute un peu d’oxygène actif (Pas celui pour traiter les piscines, hein!) Acheté en pharmacie. Je garde ce mélange dans un petit flacon à portée de main, des que je vois un contrôle je fais un rapide gargarisme et je garde un peu du liquide sous la langue, là où je vais tremper le coton tige. Car c’est à vous de le faire, pas au gendarmes.
    Voilà, c’est pas garanti à 100% mais essayez…

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