Règlement de compte à Bupréland(1)

LA SUBSTITUTION À LA FRANÇAISE EST UNE BONNE AFFAIRE

La buprénorphine haut dosage (BHD ), c’est le Gold standard français des
traitements de substitution aux opiacés, un enjeu de santé publique de venu poule aux œufs d’ or grâce au succès commercial inattendu du Su butex®. En 20 19, plusieurs propositions de nouvelles galéniques sont formulées par l’industrie. Peut-être l’occasion de sortir des caricatures qui voient les méchants dealers d’un côté, les gentils médecins de l’autre, et les pauvres addict s-toxicos au milieu…

La plupart de nos compatriotes ignorent le fait que depuis trente-trois ans, notre pays fournit gratuitement à des dizaines de milliers de personnes une dose quotidienne de substance opioïde censée remplacer l’héroïne par effet de « substitution », les fameux traitements de substitution aux opiacés (TSO). Dans tous les autres pays, c’est la méthadone qui sert de référence en la matière. Mais la France, fidèle à ses traditions de particularisme gaulois, s’est prise de passion pour une autre molécule, la buprénorphine, un antidouleur rebaptisé buprénorphine haut dosage (BHD) et commercialisé en février 1996 sous le nom de Subutex®.

Le plaisir et l’argent

Le succès initial de la BHD est principalement dû à un argument négationniste laissant entendre que le « Subutex® est un médicament qui combat le manque sans donner de plaisir aux toxicomanes ». La presse de l’époque se fait l’écho de cette mystification sans insister sur un autre argument autrement plus convaincant, celui de l’impossibilité pharmacologique de faire une overdose avec de la BHD seule. Mais non ! Le plaisir, voilà l’ennemi. Et pour cela, tous les moyens sont bons, même de mentir sur la supposée absence d’effets euphoriques de la molécule. La substitution, comme son nom l’indique, substitue non pas seulement un produit mais surtout un effet. Double mensonge, du reste, car la buprénorphine, loin de combattre le manque, rend les usagers beaucoup plus dépendants que ne le feraient des prises fluctuantes d’héroïne coupée du marché noir. L’autre non-dit, c’est le côté lucratif du « Sub », un succès commercial intégralement remboursé par la Sécu. Pour information, la très officielle Autorité de la concurrence nous donne quelques renseignements chiffrés(2) sur les bénéfices nets engrangés par l’industrie pharmaceutique en vingt-trois ans de bons et loyaux services. En 2005, Schering-Plough, le laboratoire américain détenteur du brevet jusqu’en 2012, dégage 90,8 millions d’euros de chiffre d’affaires par an avec le seul Subutex®3. Avec 120 000 à 150 000 utilisateurs depuis le début du siècle, on peut multiplier ce chiffre par dix pour avoir une idée des profits engrangés par la firme quand elle cède le brevet à Reckitt Benckiser Pharmaceuticals, un autre laboratoire américain. Cette manne aiguise tant d’appétits que l’on voit se constituer un véritable « lobby » de médecins addictologues relayant, encore et encore, un discours laudatif sur la supériorité de la BHD en matière de « traitement de la dépendance ». C’est à ce même lobby que l’on doit les théories biomédicales sur le caractère permanent de la pathologie cérébrale appelée « addiction aux opioïdes » et la nécessaire prescription à vie des TSO, seule garantie pour échapper au « relaps », la rechute. Un lobby qui s’appuie sur une particularité, celle d’être absolument fermé aux attentes des usagers. La BHD a rendu d’immenses services à la communauté en ouvrant grand la porte d’un système qui est partout ailleurs à l’étranger parfaitement verrouillé. Il n’y a qu’en France (et en Belgique pour la méthadone) qu’un usager de drogues peut aller dans la même journée se faire prescrire 28 jours de traitement et se le faire délivrer (en théorie(4) à la pharmacie du coin. Mais plus on s’éloigne de l’évènement fondateur que fut de l’épidémie de sida, plus la tentation est grande de réduire le libéralisme du système français dans un souci de contrôle, le mot clé quand on parle de drogues.

Le fiasco du Suboxone®

En théorie, chaque médicament nouvellement mis sur le marché, dit « princeps », profite temporairement d’une situation de monopole destinée à le rembourser de ses investissements. Ce monopole disparaît pour laisser la place à des copies, les médicaments génériques, beaucoup moins chers à produire, donc moins onéreux pour la collectivité. Le succès inattendu du Subutex® génère une multitude de « génériques », chez Arrow, Mylan, Merck… Devant la menace, Schering-Plough use d’abord de tous les artifices pour intimider la concurrence au point d’être condamné en justice5. Dans un second temps, c’est le lancement d’un nouveau princeps, le Suboxone®. Le Suboxone® est censé combattre le détournement du Subutex® en injection en rendant cette pratique désagréable pour l’injecteur(6).
Ces détournements constituent une pratique minoritaire très mauvaise pour l’image du médicament. On parle de 10 à 15 % d’usagers concernés, ce qui est loin d’être négligeable mais laisse les 85 à 90 % restants en dehors du coup. Depuis 2001, Asud est lié avec la firme par l’octroi d’un don de 40 000 € annuels alloués pour « soutenir les actions de communication de l’association », comprenez en faveur du médicament. En tant que militants historiques de la substitution et soutiens d’un système qui, rappelons-le, est le plus libéral du monde en matière de prescription, ce lien d’intérêt ne nous posait pas de problème, mais avec l’avènement du Suboxone®, il y a rupture tacite du contrat. La firme se lance dans un gigantesque round de propagande en faveur de Suboxone®, négligeant que contrairement au Subutex®, ce nouveau médicament ne correspond à aucune demande des usagers. Au principe d’autonomie des utilisateurs vient se « substituer » une logique purement pharmacologique. Destinée à regonfler des bénéfices mis à mal par l’arrivée des médicaments génériques, l’opération Suboxone ® se solde donc par un fiasco commercial retentissant : le Suboxone® est boudé par les usagers.

La demande des usagers

En principe, un patient qui souffre d’une maladie va chez le médecin exposer ses symptômes, physiques ou psychiques, et attend de son interlocuteur un éclairage scientifique qui se traduit ensuite en actes médicaux, une prescription dans la plupart des cas. En mettant en relation des patients surinformés sur la nature du médicament et pas nécessairement affligés de symptômes (si ce n’est celui de la dépendance aux opiacés), les TSO ont inversé la donne. Cette surinformation des patients face à ce qu’il faut bien appeler l’ignorance de beaucoup de praticiens conduit le marché à être influencé par la demande directe des usagers, à la différence du marché des antibiotiques par exemple. Les habituelles métaphores qui assimilent l’addiction aux opioïdes aux maladies chroniques ne fonctionnent pas car les malades souffrant de ces pathologies souhaitent avant tout guérir de leurs symptômes et font pour cela confiance à la science médicale qui leur propose telle ou telle molécule. En matière de TSO, c’est une molécule précise qui est ciblée par le patient : méthadone, BHD, morphine retard éventuellement. Si le médecin refuse, il y a généralement conflit ou changement de prescripteur.

Police, justice et TSO

En théorie, les usagers n’ont strictement rien à dire en matière de prescription puisque la loi interdit aux laboratoires de communiquer directement avec les patients considérés comme d’éternels mineurs, soumis au bon vouloir des médecins, seuls habilités à décider qui doit prendre quoi. Le modèle « addictologique » dominant crée un espace qui contourne habilement le défi politique permanent représenté par la pénalisation de certaines substances et l’industrialisation de certaines autres. En matière
d’addiction à l’alcool (17 000 morts par an) et au tabac (43 000 morts par an), les industriels et les représentants des grands groupes financiers liés à la production de vin et d’alcool sont des interlocuteurs incontournables qui représentent avec une grande efficacité la demande des consommateurs, qu’ils soient récréatifs ou pas. En matière d’opioïdes, le consommateur est évacué du débat. L’autre interlocuteur, le vrai, celui qu’on écoute avec respect, ce sont les représentants de l’ordre (police, justice, pénitentiaire). Or pour le ministère de l’Intérieur, le grand défaut du Subutex® reste le détournement vers la rue. C’est précisément pour répondre à cet objectif d’ordre policier que Big Pharma propose de répondre avec les nouvelles galéniques retard de la BHD.

Big Pharma et les galéniques retard

Depuis le fiasco du Suboxone®, Big Pharma, faisant contre mauvais coeur bonne fortune, s’est replié sans bruit sur le marché du Subutex®, toujours florissant. Après une période de stagnation, l’industrie nous propose ainsi aujourd’hui toute une gamme de nouvelles spécialités, les « galéniques retard de BHD »(7). De quoi s’agit-il ? L’idée est simple, toujours la même : rendre le pouvoir aux prescripteurs en éliminant la concurrence du dealer. L’exemple vient des psychoses. Dans les années 1980, une révolution technique a permis de remplacer les prises quotidiennes de neuroleptiques ou de régulateurs de l’humeur par une injection mensuelle, voire bisannuelle, selon un procédé qui diffuse la substance très graduellement dans l’organisme. Pourquoi ne pas reproduire ce procédé dans les MSO(8), ce qui aurait l’avantage d’interdire toute manipulation du produit au patient en faisant de l’injection des doses un acte strictement médical ? Les propositions fusent. Deux laboratoires ont fait une proposition d’injection hebdomadaire de BHD opérée uniquement en cabinet, suivie d’une seconde proposition du même procédé mais pour un mois de traitement. L’Autorisation de mise sur le marché (AMM) est à l’étude à l’Agence de sécurité du médicament (ANSM). Le top, proposé par Titan Pharmaceuticals (sic) : un acte chirurgical pratiqué sous anesthésie afin de placer dans l’avant-bras du patient un implant de BHD diffusant six mois de traitement retard. Cherchez l’erreur.

Reprendre le contrôle de sa vie

Les grains de sable de ces raisonnements pharmacologiques vertigineux s’appellent libre arbitre, autonomie, liberté de choix, autant de mots tabous quand on parle de drogues. Et pourtant, le succès de la substitution à la française, c’est bien la démonstration faite par les patients que l’effet de substitution existe autant dans le médicament que dans le fait d’organiser eux-mêmes leur addiction. Quiconque connaît un peu le sujet sait que le succès des TSO passe par le fait que chacun aménage sa propre « cuisine » à base de rituels et de ressentis. Untel optera pour deux prises par jour, l’autre pour une dose supérieure de temps en temps, le troisième diminuera subrepticement sa posologie sans nécessairement en informer son médecin, de peur d’être contraint à revenir à un dosage plus important pour ne pas « rechuter ». Toutes ces petites entorses à la règle ont un sens. Le grand succès de la substitution est d’avoir redonné confiance aux personnes dans leur capacité à organiser leur propre existence. La substitution s’est appuyée sur cette aspiration à l’autonomie antagoniste de la culture médicale dominante. La victoire d’un usager de TSO, c’est de reprendre le contrôle de sa vie après avoir été, consciemment ou non, l’esclave d’un produit. Toute l’ambigüité de la substitution est là : sortir de la dépendance en l’organisant soi-même pour qu’elle soit le moins envahissante possible. Cette autonomie accordée aux usagers de TSO a un coût social, la distraction au marché noir d’une partie des médicaments et leur détournement par injection, un coût qui est pointé par la police et la justice. Mais ce qui n’est jamais dit, c’est la remarquable révolution opérée par notre système unique de TSO, qui a fait de l’héroïne un produit marginal, très loin du fléau qu’elle fut dans les années 1980.

Pour un grand débat de la question opioïdes en France

Aujourd’hui, il est pratiquement impossible d’évoquer les opioïdes sans avoir une pensée pour la situation nord-américaine. En France, la grande presse se garde bien de mélanger le dossier de la prescription d’opioïdes antidouleur et celui de la prescription des mêmes molécules en substitution. Dans notre pays, la méthadone est pourtant largement en tête dans les décès par surdose d’opioïdes. La peur du populisme cloue les langues, ouvrant largement la voie à la désinformation et à la manipulation que des esprits mal intentionnés pourraient opérer. Ce que les statistiques ne disent pas, c’est que la catégorie la plus résistante aux surdoses d’opioïdes est probablement celle des usagers substitués. Les victimes d’OD, y compris de méthadone, sont le plus souvent des usagers qui se sont procuré la substance en dehors de notre système de prescription. Enfin, l’acteur masqué, toujours discret et pourtant nommément désigné par l’accusation dans l’hécatombe américaine, est l’industrie du médicament. Un coupable reconnu dans le scandale du Mediator®, mais qui reste protégé dans le domaine des addictions. En dehors du petit microcosme de l’addictologie, et notamment grâce aux articles du Flyer, jamais une enquête n’a été consacrée aux soubassements industriels des TSO. À l’inverse, on ne compte plus les centaines d‘articles dénonçant les trafics, vouant aux gémonies tel pharmacien, tel médecin ou tel « gros dealer de Subutex® », coupable d’avoir vendu trois cents boites. À l’âge des « addictions» où nous prétendons ne plus être aveuglés par le statut légal des produits consommés, les industriels du tabac, de l’alcool et demain du cannabis peuvent ouvertement défendre les intérêts de leurs consommateurs considérés avant tout comme des clients. En matière d’opioïdes, c’est encore trop souvent la police et la justice qui donnent le ton, efficacement secondées par une industrie pharmaceutique qui recommande toujours plus de soumission de la part des usagers. C’est l’enjeu du mouvement général de représentation des patients dans le domaine si particulier des addictions. Soit nous aurons des moutons suivistes englués dans l’hypocrisie du soin et refusant d’entrer dans l’énorme dossier éthique du droit de consommer, soit nous opterons pour une représentation indépendante, à l’image des grandes associations de lutte contre le sida qui acceptent le lien d’intérêt tout en proscrivant le conflit d’intérêt. C’est sur cette différence que se fera le choix entre une représentation au service des personnes qui consomment des drogues et une agence d’influence du pouvoir médical et des laboratoires pharmaceutiques.

Fabrice Olivet

  1. Le titre est emprunté au Flyer, « Buprénorphine, les nouvelles formes arrivent à la conquête de Bupréland », Robinet, Benslimane, Lançon, Lopez, Bernadis, Le Flyer n° 70, https://www.rvh-synergie.org/images/stories/pdf/ bupreland.pdf
  2. Autorité de la concurrence, décision n° 13-D-21 du 18 décembre 2013 relative à des pratiques mises en œuvre sur le marché français de la buprénorphine haut dosage commercialisée en ville : « les sociétés Schering- Plough, Financière MSD et Merck et Co. ont enfreint les dispositions des articles L. 420-2 du code de commerce et 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), en mettant en œuvre une pratique de dénigrement du médicament générique de la société Arrow. » https://www.autoritedelaconcurrence.fr/avis13-D-21.
  3. Autorité de la concurrence, op. cit.
  4. En théorie seulement, en pratique, c’est plus compliqué voir M. Dufaud Asud-Journal n° 60 et dans ce numéro p. 49.
  5. Autorité de la concurrence, ibid.
  6. Sur la communication du laboratoire sur le Suboxone®, voir Asud-Journal n° 49 http://www.asud.org/2012/04/11/suboxone-subi-ou-subutex-choisi
  7. En dehors des galéniques retard, l’innovation en matière de BHD, c’est également Orobupré® du laboratoire Ethypharm, voir p. 38.
  8. Lorsque l’on désigne le médicament lui-même, et le médicament seulement, on parle de MSO, médicament de substitution aux opiacés.

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