L’AIGUILLE QUI CACHE LA FORÊT

Le kit, premier outil officiellement conçu pour se droguer

Comment fabriquer une bonne pipe à crack qui ne fasse pas cramer trop vite le caillou et ne brûle pas les lèvres ? Quelle marque de vaporizer me conseille le ministère de la Santé pour fumer ma beuh? Existe-t-il une shooteuse spéciale « slam » conçue pour injecter seulement les cathinones ? Le lien historique entre la transmission virale et la réduction des risques officielle a fait de la seringue l’ambassadeur d’un champ nouveau: la technologie appliquée à l’usage de drogues à moindres risques.

Cette vision quelque peu hallucinée du drug shopping market est, admettons-le, légèrement en avance sur son temps. Dans les pages qui suivent, on ne vous parlera souvent que d’espace mort, de potentiel virucide et de seringues tuberculines versus insulines serties (voir pp. 29-32). De quoi doucher l’enthousiasme des amateurs de glamour. Il n’en reste pas moins que le kit Stéribox® a ouvert un chemin, celui de la mécanique du high à moindres risques, ou comment s’envoyer en l’air en gardant les pieds sur terre.

Un tango législatif

On oublie trop souvent que la RdR est une rustine posée sur une prohibition qui prend l’eau de toutes parts. Tout commence avec le décret n° 72-200 du 13 mars 1972 « réglementant le commerce et l’importation de seringues destinées aux injections parentérales en vue de lutter contre l’extension de la toxicomanie », qui organise le développement de l’épidémie en prétendant lutter contre la toxicomanie. Quinze ans plus tard, marche arrière de Michèle Barzach, courageuse ministre de la Santé de Jacques Chirac, qui fait voter le 13 mai 1987 le décret n° 87-328 « portant suspension des dispositions du décret n° 72-200 du 13 mars 1972 » et rétablit de fait la vente de seringues aux toxicos. Enfin, consécration ultime, le 9 aout 2004 est votée la loi de santé publique qui mentionne explicitement la réduction des risques dans le but de « prévenir les infections virales et la mortalité par injection ». Le lien indissoluble entre réduction des risques et injection de drogues est tissé.

À partir de cette date, la RdR a creusé son propre sillon qui transforme un imaginaire fantasmagorique, « la défonce », en un espace social balisé, l’usage des drogues. Un espace où les impératifs de santé imposent une certaine rationalité dans le choix des produits et dans la manière de les consommer. C‘est le raisonnement fait par Elliot Imbert (p. 25), qui innove dans une spécialité: la fabrication d’outils conçus et réalisés pour consommer des drogues par voie intraveineuse. Apothicom est le premier laboratoire qui a explicitement occupé le créneau de ces outils spécifiques à la consommation incluant des impératifs de santé. Ce créneau, nous l’espérons, est appelé à devenir une industrie. Les pipes à crack et autres vaporisateurs de cannabis évoluent dans le même no man’s land juridique. Ni médicaments ni accessoires prohibés, ils ne peuvent bénéficier du processus balisé de mise sur le marché, mais ils sont appelés à se multiplier dans le cadre conceptuel d’une intégration des drogues à un marché futur qui ne pourra s’abstraire des questions sanitaires.

Le cas du kit Stéribox® est emblématique. Il a bénéficié d’un soutien explicite de l’État jusqu’à ce que l’ambigüité de son positionnement éclate au grand jour. Apothicom n’est pas une association
philanthropique mais un laboratoire qui a des impératifs de rentabilité, comme toute entreprise privée. Le caractère monopolistique de cette « industrie » balbutiante est un problème loin d’être résolu.

Les pouvoirs publics ont à charge d’élaborer un cadre juridique qui permette aux industriels de se mettre au travail pour proposer de nouveaux matériels pour shooter, sniffer ou fumer des drogues à moindres risques. Cette nouvelle industrie ne peut être totalement étatisée au risque de se retrouver coincée dans un appareillage soviétique peu susceptible de répondre à la dynamique de la demande de drogues qui marque notre époque. « Et en même temps », comme on dit aujourd’hui, le soutien que l’administration accorde à tel ou tel matériel suppose que les liens d’intérêts des laboratoires soient clairement identifiés. Les drogues, surtout légalisées, sont promises à une évaluation sanitaire stricte dans un futur où la science-fiction règne encore en maître. En ce qui concerne les outils qui servent à se droguer, il s’agit cependant d’un futur proche, quand ce n’est pas un passé simple. Pour ce qui est des trousses de prévention, nous sommes déjà dans le temps des conventions, des brevets déposés à l’Institut national de la propriété industrielle (INPI), des débats au couteau sur l’utilité sanitaire de tel ou tel matériel. En général, l’argument habituel de l’intérêt général, du sacrifice fait au profit de la cause, est certes admirable, mais souvent propice à masquer d’autres intérêts moins avouables. L’humain étant humain et les financements publics étant publics, un processus inspiré du dispositif d’Autorisation de mise sur le
marché (AMM) des médicaments aurait sans doute sa place pour commencer à réglementer de manière transparente ce marché caché des contenants. En attendant d’avoir à réglementer le marché des contenus.

Fabrice Olivet

 

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