Injections le poids du social

NOUVEAUX PROFILS D’INJECTEURS, PROBLÉMATIQUES SOCIALES ET POLITIQUES QUI SOUS-TENDENT L’INJECTION

Marie Jauffret-Roustide est sociologue, chargée de recherche à l’Inserm et co-coordinatrice du programme D3S « Sciences sociales, Drogues et Sociétés » à l’École des hautes études en sciences sociale (EHESS). Elle est également une compagne de route d’Asud, qui s’est penchée sur l’usage des drogues appréhendé comme objet social normatif, plutôt que sous l’angle de la sociologie de la déviance. Auteure d’une comparaison pertinente entre Asud et Narcotiques anonymes en 2002(1), nous l’avons sollicitée dans ce numéro sur l’injection pour son regard de professionnelle qui interroge les stéréotypes… Et pas toujours dans le sens de la pente.

L’usage de drogues par injection reste encore aujourd’hui très associé à l’image « déjantée », voire « dégradée », du junky et à la maladie en raison de l’épidémie de VIH qui a décimé toute une génération d’héroïnomanes dans les années 80 et 90, avant l’arrivée des mesures de réduction des risques et des trithérapies. L’injection a longtemps été associée à l’héroïne, même si dans les années 70‑80, elle concernait déjà également d’autres produits comme les amphétamines, en lien avec le mouvement punk. Aujourd’hui encore, les profils et les pratiques des usagers qui recourent à l’injection ne se réduisent pas à un produit et sont bien plus variés. Notre imaginaire social de l’injection et des injecteurs est construit par les stéréotypes produits dans les médias qui tendent à véhiculer des images de l’injection en lien avec la dégradation sociale et sanitaire. Les données scientifiques disponibles, produites le plus souvent par le biais d’enquêtes quantitatives en santé publique, contribuent également à construire le portrait des injecteurs d’aujourd’hui. Ces enquêtes épidémiologiques s’appuient sur un recueil de données mené auprès des usagers qui fréquentent les dispositifs de soin en addictologie et de réduction des risques, et nous renseignent donc sur les usagers qui sont en difficulté avec les produits et/ou qui ont besoin d’aide. Elles peuvent être complétées par quelques rares enquêtes qualitatives en sciences sociales. L’ensemble des données disponibles met en évidence que les rapports aux produits sont davantage modelés par les contextes sociaux et politiques dans lesquels les usagers consomment et injectent, que par les produits eux‑mêmes.

Migrants de l’Est, précaires et slameurs

Les nouvelles figures d’injecteurs actuellement les plus visibles dans le débat public ou les plus présentes dans les enquêtes (révélatrices de la population reçue dans les structures de soin et de réduction des risques) sont les suivantes : les injecteurs d’opiacés venus de pays de l’ex‑bloc soviétique (Géorgie, Russie, Tchétchénie, Ukraine…), qui appartiennent à la « communauté des migrants » ; les injecteurs de sulfates de morphine (Skenan®), qui appartiennent à la « communauté des précaires » ; et les slameurs, qui appartiennent à la « communauté LGBT ». Si ces communautés ne sont pas étanches et peuvent s’entrecroiser (surtout pour les deux premières), elles ont toutes en commun d’être l’objet de discrimination sociale et politique, mais également parfois économique et sanitaire.

Les usagers russophones sont un parfait exemple de la stigmatisation à l’encontre des injecteurs : ils sont aujourd’hui le symbole des ravages des politiques répressives vis‑à‑vis des usagers de drogues dans les pays de l’ex‑bloc soviétique, et des préjugés qui persistent à l’encontre des consommateurs. Ces injecteurs d’opiacés sont souvent décrits comme ayant des pratiques extrêmes (utilisation de seringues de très grande contenance avec de grosses aiguilles, préparation de mélanges opiacés aux effets puissants) et comme étant désaffiliés socialement et réticents aux messages de réduction des risques. Les études disponibles sur les usagers russophones(2) mettent pourtant en évidence qu’ils ont des niveaux d’étude plus élevés que les usagers francophones fréquentant les dispositifs de soin et de réduction des risques et que c’est leur arrivée en France qui les positionne dans une situation de déclassement social, liée à la répression et à la discrimination de l’usage de drogues dans leur pays d’origine qui les a amenés à fuir. Arrivés en France, ils ont certes accès aux mesures de réduction des risques (aux seringues et aux traitements de substitution) et peuvent parfois traiter leur hépatite C, mais ils vivent dans des conditions sociales difficiles, souvent dans des logements de fortune, bénéficiant de la solidarité communautaire. Leurs pratiques à risque (en particulier le partage de seringue) sont moins élevées que celles des usagers francophones, ce qui montre qu’ils peuvent s’emparer des moyens de prévention qui leur sont offerts, contrairement aux préjugés qui ont longtemps circulé sur ces populations. Ils sont aujourd’hui également des consommateurs de crack, ce qui montre comment les usagers s’adaptent aux lois du marché et au contexte social dans lequel ils consomment.

Une réponse biomédicale univoque

Des politiques de santé publique mises en place dans le contexte d’urgence vitale de l’épidémie de sida se sont attachées à réduire les risques liés à l’injection : de la mise en vente libre des seringues en 1987 aux salles de consommation à moindres risques en 2016, en passant par les programmes d’échange de seringues, l’implantation des automates, l’éducation et/ou l’accompagnement à l’injection. Ces politiques ont toutefois été mises en place tardivement en France, décimant toute une génération d’injecteurs et en particulier les plus vulnérables, une véritable « catastrophe invisible »(3). Même si les politiques de réduction des risques ont permis de faire diminuer l’épidémie de VIH chez les usagers injecteurs, des efforts restent encore nécessaires aujourd’hui concernant l’amélioration des trousses d’injection, qui ne sont pas adaptées au risque bactérien (absence de filtres à membrane et de champs de soin), de l’accès au matériel d’injection en milieu rural, mais également la réflexion autour d’espaces de consommation au sein des dispositifs de soin et de réduction des risques. Penser les drogues sous l’angle du sanitaire par le biais de la lutte contre le sida ou les hépatites a permis de rompre en partie avec un regard exclusivement moralisateur qui ne proposait aux usagers que la rédemption par l’abstinence et la psychothérapie, mais cette réponse biomédicale a eu peu d’effet concernant les inégalités sociales et politiques majeures auxquelles sont confrontés les usagers injecteurs. Des inégalités sociales et territoriales persistent dans l’accès au matériel d’injection (dans la dernière enquête Coquelicot, 30 % des usagers déclarent avoir eu des difficultés à se procurer des seringues au cours des 6 derniers mois, jusqu’à 60 % en Seine‑Saint‑Denis(4)), mettant en évidence que les usagers sont soumis aux réticences idéologiques de certains pharmaciens qui refusent encore aujourd’hui de délivrer des seringues, malgré la loi.

Des dommages sociaux plutôt que sanitaires

Les dommages qui sont présentés comme associés à l’usage de drogues sont le plus souvent attribués exclusivement aux produits, alors que les conditions sociales et politiques dans lesquelles les usagers consomment entraînent également des dommages. De nombreuses études ont ainsi montré l’impact délétère de la criminalisation de l’usage de drogues dans l’exposition au risque,en particulier pour les pratiques d’injection qui, quand elles sont fortement réprimées par la loi, ont entraîné une exposition aux maladies infectieuses, en particulier au VIH, particulièrement élevée(5). Les usagers injecteurs qui fréquentent la salle d’injection parisienne sont le plus souvent des injecteurs de médicaments comme les sulfates de morphine et constituent des figures modernes de la précarité à l’instar des fumeurs de crack. Ces usagers de drogues qui subissent pauvreté, marginalisation et clandestinité sont également confrontés à des formes de violence physique et psychique, liées à la répression et la stigmatisation sociale. Dans le même temps, leur présence peut venir troubler l’ordre public et le quotidien des riverains. Les corps décharnés, les regards hagards, les démarches titubantes des usagers les plus précaires qui occupent l’espace public car ils n’ont pas d’autre endroit où aller peuvent constituer des images perturbantes pour les riverains(6). Les salles d’injection sont souvent présentées comme une réponse à la visibilité des
toxicomanes dans l’espace public, parfois vécue comme « insoutenable ». Le débat actuel sur les salles de consommation à moindres risques en France est révélateur de la confusion entre problèmes liés à l’addiction et problèmes sociaux. Les troubles à l’ordre public qui sont vécus et dénoncés par les riverains sont avant tout liés à la détresse sociale et psychologique d’une partie des usagers fréquentant les salles qui cumule les vulnérabilités sociales : la majorité vit dans la rue, n’a pas d’emploi, certains ont des comorbidités psychiatriques et sont rejetés de toute part. L’injection est aujourd’hui avant tout un marqueur de la précarité sociale. Les politiques de réduction des risques méritent aujourd’hui d’être renforcées mais également de prendre au sérieux
la dimension sociale et politique des pratiques d’injection, afin d’être efficaces pour les usagers, et
l’environnement social dans son ensemble.

Marie Jauffret-Roustide

1) M. Jauffret-Roustide, « Les groupes d’autosupport d’usagers
de drogues. Mise en œuvre de nouvelles formes d’expertise », in
M. Kokoreff/Claude Faugeron , Sociétés avec drogues , Paris , 2002
2) « Comparaison des profils, pratiques et situation vis-à-vis de l’hépatite
C des usagers de drogues russophones et francophones à Paris »,
Jauffret-Roustide M, Serebroskhaya D, Chollet A, Barin F, Pillonel
J, Sommen C, Avril E, Weill-Barillet L., ANRS-Coquelicot Study,
2011-2013. Bulletin Epidémiologique Hebdomadaire, 2017, n° 14-15,
20 juin: 285-290.
3) La catastrophe invisible. Histoire sociale de l’héroïne, Kokoreff M,
Coppel A, Peraldi M. Editions Amsterdam, 2018.
4) “Hepatitis C Virus and HIV seroprevalences, sociodemographic
characteristics, behaviors and access to syringes among drug users,
a comparison of areas in France”, Weill-Barillet L, Pillonel J, Pascal
X, Semaille C, Léon L, Le Strat Y, Barin F, Jauffret-Roustide M.,
ANRS-Coquelicot Survey. Revue d’Epidémiologie et de Santé
Publique, 2016, Sep; 64 (4): 301-12.
5) “Relationships of deterrence and law enforcement to drug-related
harms among drug injectors in US metropolitan areas”, Friedman
SR, Cooper HL, Tempalski B, Keem M, Friedman R, Flom PL, Des
Jarlais DC et al. 2006. AIDS; 20 (1): 93-99.
6) « Les salles d’injection, à la croisée de la santé publique et de la
sécurité publique », Jauffret-Roustide M., Métropolitiques. Revue
électronique internationale de sciences sociales sur les politiques
urbaines, mars 2011.

 

 

 

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