Crise des opioïdes : alerter sans hurler avec les loups !

Depuis les années 80 se produit, en Occident,un profond changement sociétal sur l’attitude à l’égard de la douleur : faut-il attendre qu’un cancéreux soit mourant pour le soulager par un opiacé puissant ? Faut-il qu’une femme accouche dans la douleur ? Quid de la souffrance des enfants ? Etc.

L’histoire se déroule alors en trois temps(1). Premier temps : à partir du début des années 90, les médecins se remettent à prescrire en particulier l’oxycodone,un opiacé puissant et très euphorisant. Il est d’abord réservé aux patients cancéreux. Bientôt, cet obstacle est levé et des groupes pharmaceutiques parmi les quels Purdue Pharma lancent de grandes campagnes de
promotion en direction de nouveaux publics, d’autant que la publicité pour des médicaments sur prescription est autorisée aux US. On dit ainsi aux 70 millions de lombalgiques américains : « Demandez de l’OxyContin® à votre médecin et vous ne souffrirez plus. Ce médicament ne peut provoquer ni dépendance ni overdose. » Le marché s’envole. D’autant que des « leaders d’opinion »,corrompus par certains labos, incitent les médecins à prescrire à tout-va.

Quant aux fentanyls, ce sont des opioïdes moins euphorisants que la morphine, l’héroïne ou l’oxycodone, et puissants contre la douleur. Le premier fentanyl a été synthétisé en 1959 et a d’abord été utilisé en anesthésie. Le dernier, le carfentanyl, 10000 (dix mille!) fois plus puissant que la morphine comme antidouleur, a été synthétisé en 1974 et n’a aucune indication en médecine humaine. Il est utilisé en médecine vétérinaire pour endormir de gros animaux. Le fait que le carfentanyl soit 10000 fois plus puissant que la morphine ne signifie pas qu’il provoque nécessairement 10000 fois plus d’OD. Mais c’est un opiacé hyperpuissant.

Tout commence donc, et pour la première fois depuis un siècle de prohibition, par une explosion de l’offre d’opiacés sur le marché… légal, et non de la demande!

Morts par désespoir

Deuxième temps: après que des restrictions aient été mises à l’accès à l’oxycodone et à d’autres opioïdes (oxymorphone, fentanyl pharmaceutique…), des patients se tournent vers le marché clandestin pour acheter de l’héroïne. Les cartels mexicains s’aperçoivent que la demande d’héroïne croît. Et ils y répondent avec enthousiasme. En 2014, 79 % de l’héroïne qui arrive aux
US vient du Mexique, contre 15 % dix ans auparavant.

Troisième temps, le plus désastreux: une héroïne coupée aux FNP apparaît sur le marché clandestin. Signe que les temps changent: le traditionnel black tar mexicain est remplacé par une héroïne blanche. Et les overdoses d’héroïne triplent entre 2010 et 2015. Les précurseurs permettant de fabriquer des FNP sont simples à trouver, tout comme leur synthèse. Les fentanyls constituent donc une rupture fondamentale dans l’histoire des opiacés, une histoire qui commence
il y a deux siècles avec l’isolement de la morphine que contient l’opium. Les OD montent en flèche!

Cette crise des opioïdes affecte très majoritairement les Blancs, même si les derniers chiffres montrent une augmentation qui touche aussi les « minorités visibles », en particuliers les Afro-Américains. Or, ces derniers étaient au centre de l‘épidémie d’héroïne des années 60-70 et de
cocaïne/crack des années 80-90. Ces Blancs sont souvent issus des classes pauvres, touchées de plein fouet par la fermeture d’usines et victimes de la mondialisation, au point qu’on a parlé de « morts par désespoir » (deaths by despair)(2). Certains insistent sur le fait que cette épidémie « blanche » ne subit pas les foudres de la répression et de l’incarcération de masse, contrairement aux deux précédentes sauf quand… les dealers de FNP sont blacks!(3) Et c’est vrai. Mais la crise actuelle commence par des prescriptions massives et parfaitement légales d’opioïdes à des millions d’Américains qui souffrent. Elles sont le reflet de la cupidité sans limite de certains laboratoires et d’une partie du monde médical qui a accepté d’être corrompu. Mais auparavant, tant avec l’héro qu’avec le crack, tout se passait d’emblée et exclusivement sur le marché clandestin. Énorme différence!

Gare à l’héro coupée aux FNP !

Certains voient, dans cette troisième époque, l’application de « la loi d’airain de la prohibition » qui
sélectionne, à volume constant, les produits les plus puissants. C’est ce qui s’était passé durant la prohibitionde l’alcool (1919-1934) où le marché clandestin ne produisait plus que des alcools distillés avec un taux d’alcool très élevé, sans compter les alcools frelatés(4). Rapport volume/puissance, les FNP sont imbattables !

Rien ne permet, a priori, de distinguer une héroïne plus ou moins blanche sans FNP d’une héroïne coupée aux FNP. Et personne ne sait si, où et quand les FNP aborderont l’Europe. C’est pourquoi les usagers d’héroïne, en particulier les injecteurs, doivent être prudents. Et la prudence, en l’occurrence, signifie : commencer par une petite quantité à l’occasion de chaque nouvel achat. Il faut « goûter ». Et éviter de shooter seul. Trop d’usagers sont morts de l’autre côtéde l’Atlantique et qui ne demandaient qu’à vivre(5).

Il faut aussi obtenir des autorités que, devant une telle menace, la distribution large de naloxone (antidote des opiacés, sous forme de spray nasal) devienne une ardente obligation. Même si la naloxone marche, hélas, moins bien avec les FNP les plus puissants.

Il n’y a pas que les « guerriers de la drogue » (drug warriors) pour crier au loup! Khalid Tinasti, secrétaire exécutif de la Global Commission on Drug Policy, un lobby qui lutte contre la « prohibition punitive » et appelle à des politiques fondées sur la réduction des risques et
les droits de l’Homme, met en garde contre les FNP(6).
Prévenir les usagers de cette menace est bien le « job »des activistes que nous sommes.

Aux États-Unis, et pour des raisons qui restent obscures, la Food and Drug Administration (FDA) s’est tardivement emparée de la question alors que la Drug Enforcement Administration (DEA), la bête noire des partisans d’une réforme des politiques de drogues, tentait, d’ailleurs sans succès, de calmer l’appétit vorace des labos qui vendaient de l’oxycodone, des fentanyls,
de l’oxymorphone et de l’hydromorphone à la pelle. Incroyable paradoxe!

Je comprends donc trop bien pourquoi cette crise historique, à fronts renversés, déstabilise notre prêt-à-penser antiprohibitionniste. Ainsi, après des décennies de « morphinophobie », pour reprendre le mot de Zoé Dubus(7), après qu’on ait enfin pris en charge la douleur et développé, à cause de la menace du sida, les traitements de substitution, il faudrait, de nouveau adhérer à des peurs d’un autre siècle et… hurler avec les loups!

Rien n’est plus difficile que de « penser l’évènement »,pour parler comme Hannah Arendt. Mais les fentanyls du marché clandestin, dans la rue ou sur le Net, sont précisément un évènement de grande ampleur qui nous oblige à dépasser nos solides certitudes. Les usagers de
drogues ont trois ennemis: les préjugés, la cupidité et l’ignorance.

Bertrand Lebeau

(1). « Fentanyl in the US heroin supply: a rapidly changing risk environment », International Journal of Drug Policy, 46 (2017) p. 107-111.
(2). « Morbidity and mortality in the 21st century », Anne Case et Angus Deaton, Brookings papers on Economic Activity, spring 2017.
(3). « Mandatory Opioid Training for Doctors isn’t Necessary », Carl Hart, New York Times, 28 mai 2016, et Fabrice Olivet dans ce numéro d’Asud-Journal.
(4). « Today’s fentanyl crisis: Prohibition’s Iron Law revisited », Leo Beletsky et Corey S. Davis, International Journal of Drug Policy, 46 (2017), p. 156-159.
(5). Raffi Ballian, activiste canadien, membre d’INPUD, l’association internationale des usagers de drogues, est décédé à la suite d’une surdose d’héroïne coupée au fentanyl, le 16 février 2017 à Vancouver, malgré une parfaite connaissance des risques liés à la présence de fentaniloïdes dans l’héroïne vendue au Canada (Ndlr).
(6). Le Monde du 30 novembre 2017.
(7). Zoé Dubus est doctorante en histoire et travaille à l’université Aix-Marseille.

 

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