CONSOMMATIONS ET PROHIBITION DES DROGUES APPROCHE TRANSVERSALE

Depuis deux ans, Asud organise avec l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) une réflexion autour de la déclinaison du mot « prohibition ». Déclinaisons historique, sociale ou anthropologique, le séminaire EHESS-ASUD est au cœur de l’approche structuraliste qui a présidé à la fondation de cet établissement si particulier. Réunissant sociologues, économistes, militants, écrivains, les séances sont visibles sur le site de l’École. Alessandro, historien au cœur de cette initiative et administrateur d’Asud, nous présente un résumé de cette expérience inédite dans le champ chaotique de la réforme des politiques de drogues.

Lors de son intervention en qualité d’animateur-discutant de la séance du 9 mars 2017, consacrée
au thème « Vivre et travailler avec les drogues », Jean-Pierre Couteron, président de la Fédération Addiction, a rendu hommage à notre séminaire qui portait un regard « autre que médical » à laquestion des drogues. C’est dire si les professionnels du médicosocial confrontés à une population d’usagers souvent en difficulté ont conscience que toutes les consommations ne peuvent être réduites et compressées dans la catégorie « toxico » ou « addict ». Le séminaire de l’EHESS a contribué à inscrire la « question des drogues » dans une problématique large, ouverte, non culpabilisante, sur les bienfaits possibles recherchés par les consommateurs de drogues.

Lancé voilà deux ans sous l’intitulé « La prohibition des drogues : approche transversale », ce séminaire se voulait d’emblée un carrefour d’hommes, de femmes, de connaissances d’origines différentes. Nous avons voulu réunir dans la même salle des chercheurs universitaires de toute discipline, de la sociologie à l’histoire, de l’anthropologie à l’économie politique, de la géographie au droit. Mais aussi des médecins, des avocats, des psychiatres, des travailleurs sociaux, des militants des droits humains et surtout, des membres et des activistes des associations de défense et d’entraide des consommateurs de drogues. Ajoutons que nous avons voulu que ce carrefour d’information et de réflexion collective ait lieu, non dans n’importe quelle salle universitaire, mais bien dans l’amphithéâtre de l’EHESS, temple des sciences humaines et sociales en France. C’était un pari un peu osé, vu l’offre pléthorique et concurrentielle de séminaires à l’EHESS (mille par an), mais de 25-30 personnes présentes à la première séance, nous sommes passés à 50, 100 participants, pour arriver à remplir les 300 places de l’amphi lors de la séance « Se droguer pour le plaisir ».

L’évidence du plaisir

Est-ce un hasard si cette séance fut la plus courue du séminaire ? Sans doute pas ! C’est que cette dimension est normalement escamotée, sinon niée, dans les conférences et débats sur les drogues, systématiquement centrés sur les addictions, les risques sanitaires, la délinquance économique et la criminalité. Et ce, en dépit du fait qu’après l’expérience multiséculaire des Amérindiens et des peuples d’Orient, trois générations de consommateurs en Occident ont démenti l’affirmation de Claude Olievestein : « Il n’y a pas de drogués heureux ».

Pourtant, si de plus en plus de pays ont légalisé l’usage du cannabis thérapeutique et certains ont admis son usage récréatif, le droit de consommer une drogue pour en tirer du plaisir a encore du mal à être accepté par nos sociétés et nos cultures. D’ailleurs, le doux euphémisme de « récréatif » renvoie à une pause après le travail, à une récompense après une dure journée de labeur et de souffrance. Comme si le tabou qui avait pesé pendant des siècles sur les plaisirs sexuels, l’homosexualité en particulier, était aujourd’hui calqué sur les dites drogues. Les homosexuels qui
pratiquent aujourd’hui le chemsex (pratiques sexuelles intensives à l’aide de drogues) le savent bien : la libération récente du stigmate de la sexualité « contre-nature » n’empêche pas une réelle mésestime de soi de la part de ces mêmes « pédés » lorsqu’ils sont « drogués ». La première caractéristique de ce séminaire est d’ouvrir en grand les portes de la compréhension anthropologique du phénomène appelé « drogues », sans a priori, sans adjectivation morale d’aucune sorte, renforcée par l’observation historique et géographique sur le temps long. Ainsi, l’observation de la consommation du hachisch et de l’opium en Orient (Inde, Iran, Indochine, Chine) au cours des siècles nous donne à voir des sociétés qui ont intégré une consommation de masse de ces psychotropes, vivant avec les drogues, ses bienfaits et ses problèmes. Le cas du khat au Yémen et dans la Corne d’Afrique est parfaitement emblématique : nous avons là une consommation partagée par une grande partie de la population, qui en ordonne le rythme quotidien et la sociabilité, y compris en temps de guerre. Nous avons d’emblée intégré l’alcool et les benzodiazépines, cassant la séparation artificielle et hypocrite entre psychotropes légaux et illégaux, vendus en pharmacie, à l’épicerie ou sur le marché noir. La comparaison entre différentes civilisations et cultures régionales d’hier et d’aujourd’hui conforte cette approche. Si, des temps coraniques à aujourd’hui, le monde musulman a interdit la consommation d’alcool, le cannabis et l’opium ont été largement tolérés et n’ont pas fait l’objet d’une véritable prohibition jusqu’à une époque récente. À l’inverse, le monde judéo-chrétien a vécu depuis l’Antiquité avec l’alcool, et c’est seulement aux États- Unis qu’une prohibition stricte a été appliquée pendant un bref laps de temps (1920- 1933). Les études historiques nous disent d’ailleurs que les Occidentaux se sont cantonnés à cette seule et exclusive consommation de psychotropes éthyliques, ne s’appropriant des drogues venues d’Orient (cannabis et opiacés) ou des Amériques (coca et plantes psychédéliques) que dans
la deuxième moitié du xxe siècle, à la suite des voyages de la génération hippie. Bien sûr, auparavant, quelques rares aventuriers, médecins et artistes, s’étaient essayés à ces psychotropes, mais de façon expérimentale et limitée.

L’échec patent du prohibitionnisme

La licéité ou l’illicéité d’une drogue ou d’une autre selon le temps et l’espace considéré est un argument central dans le questionnement du bien-fondé de la législation prohibitionniste, en vigueur dans la plupart des pays du monde aujourd’hui. Ce n’est pas le seul. Depuis que les moralistes occidentaux, par différentes étapes au cours du XXème siècle, ont imposé au reste du monde la prohibition de la production, du commerce et de la consommation d’une série de plus en plus étendue de psychotropes, la guerre à la drogue s’est révélée une catastrophe humanitaire. Plusieurs intervenants au séminaire, qu’ils soient juristes, sociologues ou politologues, ont souligné les conséquences effroyables de cette guerre à la drogue qui s’est convertie en une guerre aux « drogués », une guerre raciale, sociale, ethnique. La criminalisation des consommateurs et des revendeurs a conduit à l’incarcération de millions d’Africains- Américains aux USA, de dizaines de milliers de « Noirs » et d’« Arabes » en France, favorisant les comportements racistes des forces de l’ordre, soutenues par la bien-pensance faisant des dealers les démons des temps modernes. Mais, malgré avoir rempli les prisons du monde entier, envoyé à l’échafaud des milliers de « trafiquants » dans les pays appliquant la peine de mort, justifié d’autres milliers d’exécutions extrajudiciaires, ruiné des petits paysans par une politique d’éradication des cultures illégales, dépensé des centaines de milliards de dollars dans la guerre à la drogue, la consommation de drogues a explosé et s’est mondialisée, grâce notamment aux transports modernes, tant physiques que numériques. L’échec patent du prohibitionnisme et les conséquences néfastes de la guerre à la drogue ont poussé à la réflexion vers d’autres politiques publiques en matière de drogues. Depuis vingt ans, la réduction des risques s’est imposée, bon an mal an, dans plusieurs pays, en Europe, aux Amériques, comme en Asie centrale et en Afrique. La légalisation du cannabis, d’abord thérapeutique ensuite récréatif, est en train de se répandre dans plusieurs États américains, du Canada à l’Argentine, en passant par le Colorado, la Californie et l’Uruguay. Pour nous en parler, nous avons eu l’honneur d’accueillir
à notre séminaire des figures importantes du combat antiprohibitionniste, comme Carl Hart (neuropsycho-pharmacologue de la Columbia University de New York), Ethan Nadelmann (ex-directeur de la Drug Policy Alliance) ou encore Raquel Peyraube (médecin, conseillère du gouvernement uruguayen). Mise à part la renommée, nous pouvons dire que l’ensemble des intervenants, animateurs et discutants du séminaire, qu’ils soient chercheurs universitaires, doctorants, militants associatifs, ont présenté des analyses solides et originales, conférant au séminaire un label de qualité indéniable. Sans oublier tous les auditeurs qui ont pris la parole dans les débats, enrichissant d’autant la réflexion collective par des témoignages personnels et des apports théoriques souvent ancrés dans des expériences concrètes. Pour finir, il faut souligner que ce séminaire a été rendu possible grâce au soutien scientifique de l’EHESS et au soutien financier du Centre de recherches historiques (CNRS-EHESS) et de l’association Apothicom, dirigée par le docteur Elliot Imbert.

ALESSANDRO STELLA

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