Loaded (version schizophrène)

Un esseulement total. Parfaite solitude. Claustré dans quelques mètres tout ce qu’il y a de carrés, véritable moine urbain dans sa cellule cénobite, absorbant le néant à grandes bouffées, rien ne paraît pouvoir m’arracher à cette béatitude à l’envers. Plus ou moins inextatique. La force du renoncement ! Je réussis progressivement à m’abstraire de tout, à rendre in-essentielles toutes les nécessités ordinaires. Une lente acédie. Un glissement insolite vers une démission plus ou moins effective des « exigences » séculières. « Laisser le monde à son désastre » : ça sonne bien ! Peut-être encore un brin trop revendicatif ! À l’abri, dans mon terrier kafkaïen, vérifiant encore et encore que chaque issue fusse parfaitement condamnée, je ne risque rien. Une once de paranoïa rallonge la vie, comme dit ce vieux briscard d’inspecteur Brisco. A shelter from the storm.

Pendant ce temps, les petites nymphes parigotes se font tatouer de jolies fleurs et des papillons au creux du dos ou sur l’épaule. Leurs boyfriends, lycéens des quartiers rupins, alanguis au jardin du Luxembourg fument leur merde en jouant les affranchis. Et de se répandre auprès de leurs coreligionnaires au sujet de la coûteuse « cure de désintox » où un droguologue de renom les a envoyés sur injonction parentale. Hey mec, « détox » ça fera un rien plus crédible quand même ! Tant qu’à se pavaner, autant le faire bien…

La nuit s’abat comme une gifle. Carte sur table. Avec une quinte flush en main, elle aurait tort de se gêner ! Quant à moi, avec ma pauvre dead man’s hand, je bluffais bien sûr, prolongeant les veilles jusqu’à ce que les yeux me brûlent, jusqu’à ce que ma vue se brouille de phosphènes. Mon esprit prend son élan, il se déploie, enjambe les minutes, escalade les heures, rêve de Roger Gilbert-Lecomte, de Malcom Lowry. « Partout où se trouve la douleur, c’est terre sainte. »

Je viens de loin de beaucoup plus loin
qu’on ne pourrait croire
Et les confins de nuit des déserts de la faim
Savent seuls mon histoire

Deux heures du matin : envie de crevure, de crever… Comme ça, comme une bouffée de néant aspirée au hasard de la nuit. Et qui ressemble à s’y méprendre à une envie de vivre, de Survivre. « Quiconque voit son double en face doit mourir »… Ma vue baisse, mon double se trouble – double trouble ! Ça craque à l’intérieur et ça résonne comme un froissement de paupière amplifié. Et puis la lézarde s’ouvre béante. Le saurien qui en sort est terrifié terrifiant.

Du Tennessee à la Caroline du Nord, de Memphis au comté de Graham, la tradition des moonshiners se perpétue. Les distilleries clandestines pullulent dans les forêts des Appalaches où l’on continue à produire et vendre un whisky aussi frelaté que la légende outlaw de Jessie James, véritable héros local. À 16 ans, aux côtés de Bloody Bill Anderson et de ses bushwackers, Jessie faisait l’apprentissage de l’ultra-violence dans une guérilla confinant à une véritable folie sanguinaire.

Sommeils morts dans la vie. Réparateurs, comme on dit. Les courts séjours que j’y entretiens suffisent à équilibrer les masses d’ombres et les poids morts, ralentissent le travail nuisible des épeires lovées sous mon crâne tissant leurs toiles en fil d’acier souple et tranchant. Marchant à l’envers de mon ombre sur les traces d’anciennes civilisations insomniaques. J’aurais voulu connaître une prière perpétuelle qui apaise…

Dans ce monde, la nuit se prolonge bien au-delà de l’aube et nous emporte comme une carriole folle dételée. Autant dire qu’en l’absence de chevaux, de conducteur et de rênes, on ne flirte pas longtemps le long du précipice, on y pique tout schuss. Et si la chute est sans fin, elle n’en est pas indolore pour autant. On y laisse sa peau et c’est une étrange mue. Écorché aux angles morts, mais ressurgi mille fois les yeux un peu plus creux, le teint hâve, une gueule de déterré… Échéance du drame au voyant solitaire… J’ai dealé comme j’ai pu. En étalant la dette. Un échéancier sur dix, quinze ans… je sais plus, ça vaut mieux.

Si maintenant je dors ancré
Au port de la misère
C’est que je n’ai jamais su dire assez
À la misère

Au Salvador, le gang de la 18 tient le haut du pavé. Shorty a 18 ans. Il sait qu’il ne fera pas de vieux os, que sa vie violente sera brève. Alors il s’est fait tatouer « Pardon » sur une paupière et « Maman » sur l’autre pour le jour de ses obsèques. Se recueillant devant le corps de son fils, sa mère lisant ces mots sur ses yeux fermés saura combien il est désolé. Une tragique épitaphe.

Le corps en renonce et toute la foutaise du monde s’y colle. Un vrai tue-mouche. Pestilence. Ça commence à sentir le cadavre.

Dans ce monde sans pitié, l’hôpital se fout pas mal de la charité : on tranche dans le vif plus qu’on ne rafistole. On dénerve, on énuclée, on éviscère… Jusqu’à… l’écœurement. La plus tragique des ablations.

Je suis tombé en bas du monde
Et sans flambeau
Sombré à fond d’oubli plein de pitiés immondes
Pour moi seul beau.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

© 2020 A.S.U.D. Tous droits réservés.

Inscrivez-vous à notre newsletter