Alberto Garcia-Alix, un photographe hors champ

L’un des plus grands photographes espagnols contemporains prend depuis plus de trente ans des clichés de ses potes en noir et blanc. Une galerie de portraits saisissants, d’instants pleins d’émotions où se côtoient motards, défoncés, zonards, stars du porno, musicos et anonymes.

S’il est courant qu’un photographe choisisse des gens en marge comme sujets, la différence est de taille quand ces derniers sont ses potes, qu’il raconte leur histoire, allant même jusqu’à pratiquer l’autoportrait en train de se faire un shoot d’héro dans les années 1980 ! D’autant qu’aujourd’hui, le bougre ne renie rien, surtout pas : « Je n’ai pas honte, on voulait vivre, explorer de nouvelles sensations, s’éclater…! » Il le fait sans frime, juste au naturel à l’état brut et décoiffant de toute une génération qui explose parfois sur fond d’héro, de sexe et de rock’n’roll version Madrid !

Il m’ouvre la porte de son appart-studio à Madrid avec un chaleureux abrazo. Pas grand, des tatouages plein les bras, la voix cassée, les yeux rieurs, une bonne gueule, il sait que je ne viens pas pour un scoop mais pour parler à travers lui de l’arrivée massive du caballo (cheval) en Espagne, de contre-culture. Appréciant les numéros d’Asud que je lui passe, il a lui aussi a publié des fanzines où s’exprimait une jeunesse bâillonnée par quarante ans de nuit franquiste, et une superbe revue, El Cante de la tripulación. Il allume un joint, n’a pas la grosse tête, parle de sa vie, évoque la photo, « sans elle, je serais certainement parti en live ». Motard dans l’âme, il roule toujours en Harley mais n’est plus à la tête d’une équipe de déjantés juchés sur de belles italiennes dans le championnat d’Espagne. On en vient vite à l’héroïne, sa « drogue reine » qui rentre dans sa vie dès 1976, avant la fameuse Movida (en argot « faire un plan ») dont il dit : « On m’affuble souvent du titre de photographe de la Movida, bien sûr j’étais tout le temps là où il se passait des choses, mais on n’était pas un mouvement, j’étais avec mes potes, les ai pris en photo, c’est tout… Cela partait dans tous les sens, c’était libertaire, c’est après que les médias ont inventé ce mot… ». Il a donc vécu la première vague du cheval, celle où toutes les pharmas de Madrid se faisaient casser à la recherche d’opiacés, les transformant vite en bunkers… Il raconte les plans, le deal, la blanche, le brown, puis le tourbillon qui s’accélère au début des années 1980 avec la Movida qui élargi les excès au plus grand nombre, mais aussi cette soif de vivre autrement !

Alberto est fan de rockabilly et de tango, dont la mélancolie sied à ses photos empreintes de nostalgie car nombre de ses amis et son jeune frère Willy sont morts (OD, sida) et d’autres drames ont ponctué sa vie, comme celle de beaucoup d’entre nous. Marqué dans son corps, « quelque part on est un peu des survivants, tu ne crois pas… ? », le VHC a failli lui être fatal « l’interféron mec, c’est pas de la tarte ! » Mais il a au moins sept vies, voyage (Mexique, Cuba, Laos…), anime des ateliers, expose partout, fait des vidéos, a une petite maison d’édition, Cabeza de Chorlito, écrit de beaux textes pour ses bouquins de photos comme « De donde no se vuelve », sur cette soif de liberté au lourd tribut, les rêves opiacés, l’accroche de l’héro…

Né en 1956, Alberto Garcia-Alix vient de recevoir le prix Fotoespaña 2012 pour son œuvre mais n’a pas sombré dans la repentance. Il n’est plus accro à l’héro et s’en sort bien même si à de rares occasions… « Quand je suis allé au Laos, je suis tombé sur de la blanche, waow, heureusement c’était plus que les deux derniers jours… ! »

On rit. La méthadone ? Il reconnait que c’est un outil nécessaire mais « t’es toujours accro, c’est pas mon truc … ».
Il est bien sûr contre la prohibition des drogues et me raconte en souriant la dépénalisation de toute conso en Espagne en 1982 : « des mecs allumant leur pétard devant un flic et lui soufflant la fumée dans la gueule ! » Tout était possible, une formidable explosion des sens même si en 1975, à la mort de Franco, « une fille en minijupe de cuir noir allant acheter son pain, était plus révolutionnaire que bien des discours militants ». Des gens comme Alberto ont fait galoper l’Espagne à 200 km/h, lui faisant rattraper son retard et la projetant dans une modernité en rupture avec un passé national-catholique !
À découvrir donc ces super photos d’un artiste qui est des nôtres…

Les 12 photos présentées ici sont issues du livre d’Alberto Garcia-Alix “De donde no se vuelve” (Centro de Arte Reina Sofía/La Fabrica, Madrid, 2008), dans lequel sont réunies les 240 photos de l’exposition qui s’est tenue entre 2008 et 2009 au Musée d’Art Moderne de Madrid, là où l’on peut voir le fameux Guernica de Picasso.
Notre choix s’est volontairement limité à celles qui ont trait à la drogue, Asud oblige, mais bien d’autres sujets d’inspiration figurent dans ce livre et dans son oeuvre en général.  Tout aussi importants sont la moto, avec ses potes bikers, le sexe avec des copines dans des poses très provos, des stars masculines du porno comme le célébre Nacho Vidal, des prostituées, mais aussi des musicos comme Camaron et bien sûr ses amis anonymes dont on peut suivre  certains au fil des années…

Jorge y Siomara, 1978Jorge et Siomara, 1978 (un couple d’amis d’Alberto)
La dope qui arrivait sur le marché étant blanche, soit on la sniffait, soit on la shootait. Cette dernière voie de conso deviendra vite populaire à partir des années 76-77 dû à plusieurs facteurs: l’explosion de liberté que connait alors l’Espagne après 40 ans de dictature franquiste, l’intensité des effets de l’héro par voie intraveineuse que les UD déjà initiés ne manquaient pas de souligner, l’ignorance totale de ses dangers (pas de différence faite entre fumer un joint ou shooter!). Il faut ajouter aussi que ceux qui shootaient étaient vus à ce moment là comme super branchés. Mais c’est surtout l’absence dramatique d’une politique publique de prévention  qui fit cruellement défaut !
Willy en train de se shooter, 1980Willy en train de se shooter, 1980
Jeune frère d’Alberto, Willy est sur cette photo au début de sa courte histoire avec l’héro. Il aime le rockabilly et s’éclate dans le Madrid de la Movida…
Parier pour ne jamais gagnerParier pour ne jamais gagner, 1976
En donnant ce titre dès 76, Alberto pressent le drame que la conso débridée d’héro va entraîner pour toute une génération. Celle-ci finira par toucher toutes les régions,  les villes comme les campagnes, les riches comme les pauvres… Mais ces derniers payèrent évidemment le prix fort! en les poussant massivement dans la délinquance avec sa cohorte de prisons, morts violentes, familles détruites…. En Galice, la Bretagne ibérique et terre d’arrivage d’héro et de CC, une remuante et courageuse association « des mères contre la drogue », exerça même une pression politique pour ne pas que les U.D. (leurs enfants) soient criminalisés et exprima un fort rejet social des dealers-mafieux avec de grosses manifs devant leurs luxueux domiciles !
P'tit Juan, 1997P’tit Juan, 1997
Un pote d’Alberto au look bien dans ses baskets.
Teresa en train de se shooterTeresa en train de se shooter, 1978
Elle fut la compagne d’Alberto entre 1977 et 1982. Elle décèdera en1995.
Willy, 1982
Willy, 1982
Tout juste père d’une petite fille, Willy est mort à 24 ans d’une O.D. alors qu’ayant décroché, il s’était offert « un homenaje », une petite fête d’un soir… Un phénomène qui deviendra un grand classique ! Sa mort marquera à jamais Alberto et l’empêchera de penser à se payer sa dope en dealant comme beaucoup d’UD le faisaient à l’époque, avant que cette activité ne tombe dans des mains plus professionnelles…
En attendant le dealer, 1982En attendant le dealer, 1982
A cette époque et jusqu’au début des années 90, le deal et donc aussi la conso d’héroïne, la cocaïne restant marginale, avait lieu dans les rues de Madrid souvent aux yeux de tous. Le dealer était espagnol (mais gadjé, rarement gitan), souvent héroïnomane. Puis, les autorités ont voulu en finir avec l’image de plus en plus impopulaire du junkie faisant son shoot en pleine rue sur un banc public (la conso de toutes les drogues étant dépénalisée) et laissant souvent sa seringue n’importe où. Elles firent sortir du centre ville par une forte pression policière sur les dealers, la vente et donc très vite aussi la conso qui se déplacèrent peu à peu vers les bidonvilles gitans de la banlieue.
Autoportrait en train de me shooter, 1984Autoportrait en train de me shooter, 1984
Alberto avait commencé à consommer de l’héroïne à l’âge de 19 ans, fin 75. Il sauta comme beaucoup du joint au fixe, pratiquement dans la même année et sans même passer d’abord par la case du sniff! Ce fut le début d’une longue relation…
Johnny Thunders, 1988 Johnny Thunders, 1988
Johnny Thunders, guitariste du groupe culte de la scène new yorkaise, les New York Dolls, au style très rock avec un jeu de scène décadent et travesti (qualifié aussi de proto-punk, de glam-rock) qui connut son heure de gloire entre 1971 et 1975. Les NYD influençèrent de nombreux groupes comme les Ramones, le guitariste Steve Jones des Sex Pistols, Morrissey de The Smiths, Guns N’ Roses, Television , Blondie, Talking Heads… Alberto et lui devinrent amis à la fin des années 80, lors d’une tournée européenne du groupe The Heartbreakers que Johnny avait fondé avec le batteur des NYD Jerry Nollan en 75. Johnny mourrut dans des circontances mystérieuses, d’une OD de méthadone et d’héroïne, dans un petit hôtel de la Nouvelle Orléans en 1991, après au moins une quinzaine d’années d’une addiction à l’héro et dont j’avais déjà pu constater l’ampleur, l’ayant rencontré à N.Y. en 81 et 82…
Lirio, 1997Lirio, 1997
Iris, surnom d’un ami… dans une position bien connue des injecteurs pressés ou sans garrot à disposition (bof), mais qui n’ont pas encore de problèmes veineux…!
Floren, 2001Floren, 2001
Deux facteurs ont fait peu à peu changer le mode de conso : le Sida qui a frappé très durement les UD espagnols et l’arrivée de l’héroïne marron début 80, d’abord iranienne, puis turque et libanaise et enfin pakistano-afghane que l’on peut inhaler. Au shoot et à ses dangers (et la très mauvaise image sociale du junkie), les UD depuis plus de 15 ans préfèrent largement  chasser le dragon sur de l’allu ou fumer en pipe. Ce mode de conso présente beaucoup moins de risque d’OD et empêche les dégâts veineux. Par contre de sérieux problèmes pulmonaires apparaissent avec un usage fréquent.
Grosse défonce à ManilleGrosse défonce à Manille, 2001
Autoportrait d’Alberto, la blanche devait être bonne! mais c’était avant le réveil de son hépatite C et le traitement qu’il fit à Paris où il résida entre 2003 et 2005, Porte de la Chapelle…
Désormais, Alberto, « Rangé des voitures » , préfère tirer sur un p’tit joint de cannabis!

Commentaires (3)

  • Juste magnifique ce site… j’aime beaucoup, il faudrait le continuer, puis je trouve que Alberto a un immense talent! Puis allez a la rencontre des personnes addict au shoot n’est pas un tabou donc raison de plus d’en parler ;) Merci de nous avoir fait partager toutes ces photographe et ces histoires qu’elle comportent!

    • Excuse-moi pour cette réponse tardive, merci Maude pour ton commentaire!
      Ces photos sont effectivement belles et en plus, derrière chacune, il y a une tranche de vie qui constitue un vibrant rappel de ce que représenta entre les années 70 et 90 cette véritable hécatombe parmis les Usagers de Drogues. Utilisée au départ comme argument pour justifer la prohibition des drogues, elle tomba vite dans l’oubli dans la plupart des pays occidentaux où l’on a pas souhaité s’étendre sur l’échec de plus en plus évident que représente cette guerre mondiale à la drogue déclarée par Nixon.

  • comme Maude, j’ai aimé et la qualité des photos et le texte qui va bien avec ..
    le soin apporté à la réponse à Maude aussi, avec des références
    chapeau Speedy , caramba ;-)

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