Mangez-le…

Il y a deux ans, Jean Teulé publiait un opuscule1 relatant l’histoire de la démence collective d’un petit village normand. Au début de la guerre de 1870, un voyageur est brusquement assailli par une horde éthylique qui s’empare de lui aux cris de « À mort le Prussien ». Frappé, cloué sur un établi, puis ferré comme un cheval, le malheureux subit en crescendo une série de tortures raffinées avant d’être dépecé, débité et… mangé. Une histoire de cannibales gaulois, tirée d’un fait divers, métaphore édifiante de la folie répressive endurée par les usagers de drogues.

Mangez-le ! En 1970, la représentation parlementaire française s’est brusquement aperçue qu’elle avait aussi un Prussien à disposition. Depuis, les « drogués » sont passés par toutes les stations d’un supplice codifié remontant en fait à 1916, date de la première proscription légale. À trop souvent parler de notre chère loi de 1970, on finit par oublier que la répression de l’usage de psychotropes a été revisitée en un siècle par une cascade de dispositions toujours orientées dans le sens de l’aggravation des peines. Condamnés au sida par la loi sur l’interdiction des seringues, emprisonnés comme usagers-revendeurs, voire ensuite expulsés au fil du zèle législatif des années 1980-19902, les consommateurs de drogues peuvent aujourd’hui faire le bilan d’un quinquennat qui n’a pas manqué de respecter cette tradition de matraquage. En 2007, la loi dite de « prévention de la délinquance » et ses nombreux artifices juridiques ont fourni leur quota de toxicos à recycler derrière les barreaux. On frémit désormais à l’idée de ce que nous prépare le prochain vainqueur de la course présidentielle, quel qu’il soit (voir ASUD Journal N°49 p8).

Mangez-le ! Un peu partout dans le monde, la figure du toxicomane est brandie pour masquer des enjeux sociaux, économiques ou politiques. L’écran de fumée est moraliste, noyé de bons sentiments, la « bien?pensance » le disputant généralement au misérabilisme. Ce procédé est également utilisé pour stigmatiser une autre catégorie de « déviants » : les putes, qui partagent avec les drogués le souci d’être protégé(e)s de ceux qui leur veulent du… bien. Une hypocrisie remise au goût du jour par la polémique sur la pénalisation des clients des prostitué(e)s.

Mangez-le ! La guerre à la drogue (War on Drugs) menée aux États-Unis depuis 1969 est aussi une guerre raciale séculaire née sur les décombres de l’esclavage. Telle est la thèse de Michelle Alexander, une sociologue américaine, auteure d’un best-seller3 curieusement ignoré par la presse française : « Parler des vertus du traitement de la toxicomanie plutôt que de l’incarcération pourrait avoir plus de sens si l’objectif de la guerre contre la drogue était d’en finir avec les abus de drogue. Mais cela n’a jamais été l’objectif principal de cette guerre. Cette guerre n’a pas été déclarée pour faire face à la criminalité, elle a été déclarée afin de gérer les personnes noires. »4 D’initialement tiré à 3 000 exemplaires, l’ouvrage s’est diffusé à 175 000 et la polémique qui a suivi renvoie nos vaticinations hallal au rayon jouets versus amateurs d’Haribo. S’appuyant sur le chiffre des incarcérations de Noirs depuis quarante ans (une donnée impossible à reproduire en France, rappelons-le), Michelle Alexander affirme que le gouvernement américain a délibérément utilisé la lutte contre la toxicomanie pour canaliser le racisme latent de la population et réprimer l’ennemi héréditaire, le Noir pauvre du ghetto. On a le Prussien qu’on peut. Mangez-en tant qu’il en reste, il faudra ensuite penser au plat suivant.

    1. *Mangez-le si vous voulez, Jean Teulé (Julliard, 2009).
    2. *1972 :Interdiction de vente des seringues dans les pharmacies ;
      1986 : Loi sur les usagers-revendeurs ;
      1994 : Nouveau code de procédure pénale et doublement des peines pour trafic de drogues ;
      2003 : Création du délit de conduite sous l’emprise de stupéfiants ; 2007 : Loi sur la prévention de la délinquance.
    3. *The New Jim Crow : Mass Incarceration in the Age of Colorblindness, Michelle Alexander (The New Press, New York, N.Y., 2010, réédition poche en 2012).
    4. * Interview de Michelle Alexander par le site web Talking Drugs.

 

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