La prohibition est-elle soluble dans l’Atlantique ?

L’Amérique est en train de changer. Il y a peu, l’administration Bush confondait usagers de drogues et terroristes dans les forces du Mal. Mais depuis « yes, we can », le président lui-même confesse faire partie du club de ceux qui ont avalé la fumée. Le point, à l’occasion de la conférence bisannuelle du Drug Policy Alliance, le lobby américain des adversaires de la prohibition.

« I’m feeling good ! I’m feeling really good …». Ethan Nadelmann, le directeur du Drug Policy Alliance (DPA), est heureux. « The wind is on our back » (« nous avons le vent en poupe »), enchaine-t- il sous les ovations des 1 000 délégués réunis dans la bonne ville d’Albuquerque (Nouveau-Mexique). Nous sommes en novembre, il fait doux, et 2009 est une bonne cuvée pour les partisans du changement des politiques de drogues (Drug Policy Reformers).
Il faut dire que les antiprohibitionnistes américains reviennent de loin, de très loin. Depuis quarante ans, La Guerre à la Drogue (War on Drugs) creuse son sillon sans rencontrer beaucoup d’obstacles. À l’exception d’une embellie dans les années 1970 sous la présidence de Jimmy Carter, la répression de l’usage s’est accrue au même rythme que la rigidité du consensus antidrogue. Pire, les années 1980-90 –les années crack-cocaïne – ont autorisé toute les audaces, toutes les surenchères au service de la stigmatisation de tout ce qui touche aux substances illicites. Les Démocrates succèdent aux Républicains qui succèdent aux Démocrates, et l’ensemble de la classe politique récite depuis quarante ans une litanie sécuritaire bien rodée autour d’une évidence : « Drugs are bad ! »

War on Drugs

On oublie parfois que le concept de Guerre à la drogue est une invention historiquement datée, dont l’auteur s’appelle Richard Nixon. En 1969, lors d’une célèbre intervention au Sénat retransmise à la télévision, le président fait de La Drogue l’« Ennemi public n° 1 » du peuple américain. À l’instar du communisme pendant les années 1950 ou du terrorisme d’Al-Qaïda depuis l’attaque des tours jumelles, l’usage de drogues est promu au rang des grands fléaux à combattre par tous les moyens, y compris militaires.
1969-2009 : quarante années de violences policières, d’inflation carcérale, d’expéditions armées dans les États voisins et symétriquement, quarante années d’augmentation exponentielle de la consommation, de croissance des mafias et des bénéfices générés par le trafic international. Cette guerre a causé la mort de milliers de toxicos, dealers, voisins, petits frères, membres de gangs, en grande majorité Noirs ou Hispaniques. Elle a conduit des millions de fumeurs de marijuana derrière les barreaux et elle continue de déstabiliser gravement une partie de l’Amérique Latine, au point que de nombreuses voix y réclament la fin de la prohibition.
En 2009, Barack Obama fait renaitre les espoirs de tous ceux qui tentent de résister à cette déferlante. La biographie du nouveau président, la franchise avec laquelle il aborde ses propres consommations, la directive donnée aux procureurs fédéraux de ne plus poursuivre les planteurs de marijuana, autant de signes qui apparaissent comme un revirement quasi miraculeux aux yeux des activistes partisans d’un changement de politique. Il était donc particulièrement intéressant d’aller écouter ce que disent les lobbyistes du Drug Policy Alliance sur l’éclaircie de l’année 2009.

Comme du temps de l’Amérique « sèche »

L’Amérique est décidément une terre de contraste. Nulle part ailleurs la guerre à la drogue n’est combattue avec autant de ténacité que par les Américains eux-mêmes. Le Drug Policy Alliance – ex-Lindersmith Center – est une fondation patronnée par George Soros, l’un des hommes les plus riches du monde. L’animation et la direction du réseau sont confiées à un diplômé de Harvard, ancien professeur de droit international à l’université de Princeton, le très charismatique Ethan Nadelmann. En l’espace de quinze ans, cet intellectuel new-yorkais a hissé son organisation au tout premier plan. L’ancien « think tank » un peu élitiste du début est devenu une mécanique bien huilée qui martèle une seule idée : la guerre à la drogue est un fléau bien pire que celui qu’il prétend combattre. La comparaison avec le combat des années 1920 pour sortir de la prohibition de l’alcool s’impose dès que l’on analyse l’argumentaire des Drug Reformers. Comme du temps de l’Amérique « sèche », l’interdiction des drogues est désignée comme la principale responsable de la prospérité des mafias et de la permanence de la corruption aux États-Unis.
Pour toucher efficacement l’ensemble de la société, le DPA est organisé en lobby, à l’américaine. Un système qui associe des intellectuels et des politiques d’envergure nationale, qui cultive ses relais à l’université, essaime via les forces de police ou les représentants des minorités et privilégie, bien entendu, l‘intervention médiatique. Nulle part ailleurs dans le monde une telle machine de guerre n’eut été concevable, nulle part ailleurs les enjeux ne sont aussi déterminants. De par son importance géopolitique, et du fait de la place qu’elle occupe dans ce dossier, l’Amérique influence significativement la plupart des décisions internationales prise en matière de contrôle des stupéfiants. L’année 2009 sera donc peut-être un jour qualifiée d’historique.

Ensemble disparate

Aux États-Unis, la fonction d’activiste est une affaire sérieuse. À première vue, les délégués réunis au Conference Center d’Albuquerque ressemblent à un mélange improbable de militants de la Ligue des droits de l’Homme et d’adeptes de l’Église de scientologie. Tous ont en commun une ferveur presque religieuse dans la dénonciation des méfaits de la guerre menée contre les drogués, conjuguée à la certitude d’appartenir au camp des vainqueurs, de ceux qui sont du bon côté de la barrière. Bref, aux forces du Bien.
Derrière le stand des Étudiants américains pour la légalisation de la marijuana, on aperçoit quelques adolescents joufflus. Puis on transite vers celui des Mamans unies contre le mésusage et l’abus (Mothers Against Misuse and Abuse), où des mères de famille vous étouffent sous une montagne de flyers vantant la réduction des risques. On peut également visiter le stand des Forces de l’ordre contre la prohibition (Law Enforcement Against Prohibition) présidé par l’ineffable Jack Cole, un ancien flic du DEA « undercover » qui proclame la nécessité de légaliser toutes les drogues. En flânant un peu, on se rend compte que ces militants appartiennent à toutes les chapelles de l’Amérique, qu’ils ne partagent pas forcément les mêmes opinions politiques, et que leur penchant pour les drogues est tout aussi relatif. De nombreux ex-usagers de drogues issus des programmes d’abstinence en 12 étapes sont d’ailleurs de zélés militants du DPA. Un ensemble disparate uni derrière l’idée que l’État fédéral aggrave le problème en interdisant la consommation des citoyens américains. Un exemple ? L’orateur vedette de la clôture est un libéral, plutôt classé à droite, Gary E. Johnson.

« Candidat des drogués »

Ancien gouverneur du Nouveau Mexique, cet élu du parti républicain est un adversaire déclaré de la prohibition et bat, comme tel, les estrades du pays pour briser le mur de préjugés et de désinformation qui sévit, notamment dans les rangs de son propre parti. « Une femme, raconte-t-il, m’en voulait à mort d’avoir gracié une détenue condamnée à six ans de prison pour fabrication de fausses ordonnances.
– C’est un scandale. Vous êtes un criminel. J’ai été cocaïnomane pendant vingt ans, je sais que les drogues sont des poisons.
Elle a continué à s’énerver jusqu‘à ce que je lui demande si elle pensait vraiment que la prison aurait régler ses propres problèmes. Quelques années plus tard, un homme a déclenché un ouragan médiatique en clamant partout que la drogue avait tué 6 personnes de sa communauté. Les forces de police ont rapidement arrêté le dealer, qui a aussitôt été remplacé par un autre dealer, beaucoup plus dur, qui a causé la mort de 62 personnes…»
Mais le gouverneur sait également faire dans le genre plus léger : « On dit qu’il faut protéger notre jeunesse de la drogue. Mais si vous voulez des drogues, vous avez tout intérêt à vous adresser à un jeune plutôt qu’à un vieux car ce sont les jeunes qui savent où trouver les drogues, pas l’inverse. » Des anecdotes qui font le régal d’une salle chauffée à blanc qui scande « Insanity » (« infamie ») le poing levé après chaque démonstration de l’inanité des réponses répressives.
Si le gouverneur Johnson a de l’humour, ce n’est pas un rigolo. C’est un élu de premier plan, sérieusement en course pour la candidature des Républicains à la présidentielle. Il existe peu de nations où un homme politique de ce niveau prendrait ainsi le risque d’être étiqueté « candidat des drogués ».

« Yes, we can », « si, se puede »…

Mais la grande affaire, celle qui a polarisé tous les commentaires, est bien évidemment l’analyse des intentions de Barack Obama. La personnalité du président métis est effectivement l’objet de tous les espoirs et de toutes les interrogations. Dans son discours inaugural, Ethan Nadelmann a ainsi rappelé les signes positifs émis par la nouvelle administration, à commencer par la nomination d’un « Monsieur drogue », Gil Kerlikowske, acquis à la réduction des risques et auteur de la fameuse phrase critiquant le caractère métaphorique de la guerre à la drogue : « Nous ne sommes pas en guerre contre les gens de ce pays ». Le directeur du DPA n’a pas résisté au plaisir de citer le président Obama interrogé par la presse :
« Avez vous déjà fumé de la marijuana ?
– Oui.
– Mais avez-vous avalé la fumée ?
– Excusez-moi, je croyais que c’en était l’intérêt (I believe it was the point). »
Les similitudes entre notre « moment historique » et celui qui a vu s’effondrer la prohibition de l’alcool au début des années trente ont également été mises en perspective selon un angle particulièrement éclairant : une crise économique majeure, des produits toujours plus accessibles mais fournis par les mafias, une répression sélective qui sanctionne durement les « classes dangereuses » et favorise un climat d’hypocrisie générale chez les plus favorisés socialement.
« Si, se puede », ont scandé les 1 000 délégués en clôture de la conférence. Le « yes, we can » du président, hispanisé pour la bonne cause, a servi de cri de ralliement. Et l’on se prend à rêver d’une Alliance pour un changement de politique des drogues bien française, bâtie sur ce modèle. Il suffirait d’un milliardaire franchouillard militant du cannabis, de quelques anciens ministres partisans de la légalisation de la cocaïne, d’un syndicat de policiers engagé à fond dans le combat contre la loi de 70 !!!!

Il est clair que nos deux pays ont une conception très différente de la démocratie, de la liberté individuelle et du rôle de l’Etat. Ce qui fait sens pour un élu républicain comme pour un intellectuel « de gauche » new-yorkais, c’est avant tout l’atteinte insupportable à la vie privée, donc à la sacro-sainte liberté individuelle. L’interdiction fédérale de consommer tel ou tel type de drogues peut sérieusement être présentée comme un acte anti-Américain, contraire à toutes les traditions de ce pays depuis la guerre d’Indépendance. Qu’elle se décline sur le mode capitaliste ou dans une version libertaire, cette religion du Moi est toujours une idée forte à laquelle le citoyen de base reste attaché, car elle fonde la démocratie américaine. C’est donc bien la liberté individuelle, et non pas la réduction des risques ou les questions sanitaires, qui fédère les partisans du changement Outre-Atlantique. Un exemple qu’il conviendrait sans doute de méditer en 2010 quand nous célèbrerons les 40 ans de notre loi « liberticide » du 31 décembre 1970.

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