Entre les lignes

Il n’y aurait pas eu de réduction des risques si Samuel Friedman, ethnographe, n’avait pas observé dès 1985 que la plupart des héroïnomanes de rue à New York avaient spontanément renoncé à partager leur seringue. Il faut imaginer la panique des experts lorsqu’ils ont réalisé que les toxicomanes pouvaient être le vecteur du sida en population générale ! Tous étaient alors persuadés que les toxicomanes, esclaves de leur drogue, étaient parfaitement incapables de protéger leur santé.

Samuel Friedman est d’abord à l’origine du développement de l’auto-support en ayant montré, avec Don Des Jarlais, que le message de prévention se transmet d’usager à usager. Les associations d’usagers, expliqua-t-il, permettraient de relayer l’information, comme le faisaient déjà les associations d’homosexuels. La prévention du sida pouvait être fondée sur le même principe pour tous : l’appel à la responsabilité de chacun. Ne restait plus qu’à ajouter les outils, à savoir les seringues stériles et les traitements de substitution, ce que fit officiellement la Grande-Bretagne en 1987.

Samuel Friedman avait été à bonne école : aux États-Unis, il y a une longue tradition d’observation participante sur le terrain. Avec un article de référence : « How to become a marijuana user » de Howard Becker. Ce sociologue, qui a fréquenté le milieu du jazz au début des années soixante, a décrit comment celui qui consomme apprend à intensifier les perceptions ou les émotions qu’il recherche, et comment éviter les effets désagréables. L’initiation à la consommation est aussi une initiation à une culture commune, qui valorise la musique et les relations authentiques. Mais qu’en est-il de l’usage dépendant ?

La toute première recherche sociologique porte précisément sur l’usage d’héroïne. Dès1947, Lindesmith s’attaque aux stéréotypes du « dope friend » ou junky, pour montrer que tout dépendants qu’ils soient, les héroïnomanes gardent une marge de liberté en fonction du produit (drug), de l’équation personnelle (set), et du contexte (setting). Au début des années 70, Zinberg s’interroge à son tour sur les capacités de contrôle des usagers d’héroïne. Son enquête porte en particulier sur ceux qui ont réussi à éviter ce qu’il appelle « les sanctions » les plus sévères, OD, traitements obligatoires ou répression. Ces usagers dits « successful » se donnent eux-mêmes des règles (fréquences, quantités, moment et lieu de consommation, argent à y consacrer, relations ou activités à maintenir, etc.). Ce qui n’est pas forcément facile. Outre les difficultés liées au produit lui-même, il faut affronter le stigmate (pour reprendre le terme de Goffmann, autre sociologue) qui fait du toxicomane un être sans foi ni loi. Si ces croyances collectives sont censées nous protéger, Zinberg était persuadé qu’elles ont engendré des générations de junkies. Plutôt que de condamner à la prison, à la folie, à la mort, mieux vaut consommer en tirant les leçons de l’expérience. En 1984, lorsque Zinberg publie son enquête sur l’usage contrôlé, la guerre à la drogue l’a emporté. Les enseignements de l’expérience qui apprennent, par exemple, que les hallucinogènes doivent être consommés « at a good time, in a good place with the good people » sont bannis, incriminés d’incitation à l’usage. Telle est pourtant la démarche de la réduction des risques.

La sociologie de la drogue

Ni Zinberg, ni Lindesmith, ni d’ailleurs aucune des recherches ethnographiques décrivant comment « vivre avec les drogues » n’ont été traduits. Ceux qui s’y intéressent peuvent toujours lire le petit ouvrage d’introduction La sociologie de la drogue(1). Son auteur, Henri Bergeron, n’a malheureusement pas fait le lien entre les recherches sur l’usage de drogues et la réduction des risques qu’il assimile à l’addictologie, autrement dit à une vision purement médicale de l’usage de drogues. Pour lui, la RdR est seulement une «sanitarisation » de la politique des drogues dont le principal changement sur le terrain a été l’introduction des traitements de substitution. Sans doute. Mais la réduction des risques ne se réduit pas à la médicalisation. La génération techno s’est appropriée la logique RdR, ce qui a sans doute évité pas mal de dérives. Quant à la génération d’aujourd’hui, elle a fort à faire dans un contexte de répression accrue de l’usage. Mais peut-être parviendra-t-elle à aller de l’avant. Je croise les doigts !


1. La Sociologie de la drogue, Henri Bergeron,La Découverte, 2009.

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